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Courriers d’Haïti… Incendies et vases communiquants 22 août 2014

On parle beaucoup de l’évasion spectaculaire des 330 prisonniers de la prison de la Croix-des-bouquets et du mandat d’amener décerné par le juge Lamarre Belizaire à l’encontre de Jean-Bertrand Aristide. Mais on discute moins du goulot d’étranglement au niveau du processus électoral et encore moins de l’hécatombe des examens de baccalauréat de cette fin d’année académique. En Haïti, fort souvent, un problème recouvre un autre et, pour tenter désespérément de désavouer des feux qu’on ne peut maîtriser, on en attise de fraiches… Aussi, je vais commencer par les flambées en apparence les moins incandescentes pour arriver aux plus brûlantes en tentant de montrer qu’elles sont en fait liées par un effet de vase, si vous voulez bien me pardonnez cette expression.


Le système éducatif, un cadavre ?

Au fond c’est archi-simple, lorsque les produits d’un système sont inférieurs à ses intrants, le système est en faillite et s’il fonctionne encore c’est qu’on le maintient en vie par des moyens extérieurs, la respiration artificielle par exemple.

Le taux de réussite au baccalauréat, première et deuxième partie, de ces dernières années n’a cessé de décroitre. Selon les informations recueillies sur le net, en 2010 il était de 31%, en 2011 de 37.08 %, en 2013 de 28.63 et en 2014, qui vient d’avoir lieu le 14 août, il n’est que de 22.99 %. En comparaison en France métropolitaine, le taux de réussite pour 2014, était de 90.90 % et pour la France d’outre-mer de 85 %. Si Haïti faisait partie des pays francophones d’Afrique elle figurerait au 14ième rang sur 21.[1]

A cela il faut ajouter que si pour une minorité d’établissements, congréganistes pour la plupart, les taux de réussite sont parfois maximaux, pour le plus grand nombre d’entre eux, les institutions d’Etat en particulier, l’hécatombe est à son comble et les taux de réussite peuvent chuter jusqu’à 0 %.[2] De même que pour certaines provinces, les plus éloignées de la capitale (Grande-Anse et Nord-Ouest), le taux est de beaucoup plus bas que la moyenne nationale. Ainsi, le fossé se creuse entre ceux, de moins en moins nombreux, qui peuvent encore croire à un avenir sur le plan de l’enseignement supérieur et les autres, de plus en plus nombreux, qui n’ont rien d’autre à faire que de jeter l’éponge.

A noter que pendant cette année, le système a été ponctué par diverses grèves de professeurs, appuyées parfois par des écoliers, que les revendications salariales ne sont toujours pas satisfaites en dépit des promesses, que les professeurs ont encore des arriérés de salaires, que les infrastructures et les superstructures des lycées et de beaucoup d’écoles privées sont désuètes ou carrément en ruine, que le niveau des enseignants laisse beaucoup à désirer, que le cursus, le système d’évaluation est mis en question, etc. C’est dire que le système est à bout d’intrants…

Bon, peut-on débrancher l’appareil qui le maintient en vie ? Evidement non, d’où le drame qui renvoie bien entendu à la problématique de l’effondrement de l’Etat dans toutes ses composantes…

Les élections, au point mort mais…

Le CEP qui semble être rescapé des imbroglios fait savoir qu’il ne pourra pas organiser les élections à la date fixée. Il invoque en premier lieu l’absence de loi électorale qui elle reste bloquer au Sénat. Les 6 sénateurs de l’opposition (que le porte-parole de la primature, Pierre Brunache, traite de « kamikazes ») lui mène encore la vie dure en refusant d’en discuter voire même de ratifier. Ainsi, l’Exécutif envisage de recourir à l’article 12 de l’accord d’El Rancho et dit même avoir sur ce point l’accord de l’international mais hésite encore. En dernière heure, des sénateurs plus « modérés », tel Steven Benoit, qui on se rappelle s’était distancé de l’accord d’El Rancho après l’avoir signé, tentent de convoquer une « rencontre de la dernière chance » entre le Sénat, les partis politiques de l’opposition et l’Exécutif afin de dénouer les nœuds ou peut-être pour sauver les meubles et leur poste. Car pendant ce temps, des rumeurs circulent sur une éventuelle démission des Sénateurs proches du pouvoir ce qui rendrait le Sénat caduque en ouvrant la voie aux dérives, alors qu’il est vrai que d’autres suggèrent une prolongation insensée et inconstitutionnelle du mandat des élus pour éviter le « vide institutionnel ».

Mais pourquoi l’Exécutif, qui prétend avoir l’aval de l’international ne passe-t-il pas outre l’opposition des « kamikazes » du Sénat ? Se pourrait-il bien que le CEP ne marche pas dans cette logique juste pour se donner de l’importance et faire monter les enchères ? Ou l’international redouterait-il la non-légitimité des élections qui se tiendraient sans la participation des partis de l’opposition ? Ou encore voudrait-on en finir avec les lavalasyen(Aristide et ses acolytes en particulier) avant de rentrer de plein pied dans le processus électoral ? Ou serait-ce tout simplement l’incapacité du pouvoir de mener le processus électoral à terme et dans ce cas l’appareil d’Etat ne fonctionnerait-il pas à perte comme notre système éducatif qui finalement n’est qu’une de ses parties ?

En vérité, toutes ces raisons et d’autres encore peuvent être évoquées. Ici il faut comprendre que la situation dépasse les « acteurs » du système en crise, personne ne sait où on va, tout le monde navigue à vu, sans boussole en se donnant l’air de tout comprendre et contrôler avec la belle assurance d’une marionnette et l’arrogance du fanfaron.

Alibaba et les 330 bandits…

Le dimanche matin 10 août, « un commando composé de 10 à 15 personnes lourdement armés »[3] , a attaqué la prison haute sécurité de la Croix-des-Bouquets puis libéré Clifford Brandt arrêté pour enlèvement depuis octobre 2012, ainsi que 330 autres prisonniers dont les identités demeurent un mystère jusqu’à cette heure. Deux jours plus tard, le 12 août, après des tentatives de Renel Sannon, Ministre de la justice et de Michel Martelly pour minimiser le forfait, Laurent Lamothe annonce, en grande pompe, la capture de Clifford Brandt lui-même et trois de ses acolytes après des échanges de coup de feu avec la police à Cornillon (petite localité haïtienne proche de la frontière dominicano-haïtienne). Mais c’était pour se faire presqu’immédiatement démentir par les autorités dominicaines qui au contraire affirment, avec preuve à l’appui, que le fugitif a bien été capturé par une patrouille de l’armée dominicaine à l’intérieur même du territoire dominicain. Même après avoir changé de ton en évoquant une « collaboration » entre les polices des deux pays, les autorités dominicaines sont encore montées au créneau pour faire savoir que l’opération menant à la capture des bandits n’était pas du tout conjointe et l’Etat major de leur armée a même décoré ses braves soldats lors d’une cérémonie officielle. Au soir même de sa capture, Clifford Brandt est ramené par hélicoptère et remis à la police haïtienne à l’aéroport Toussaint Louverture, conduit à la Direction Centrale de la Police Judiciaire où il est exhibé en compagnie de ses acolytes devant la presse comme un précieux butin de guerre rapporté des champs de bataille afin que personne ne puisse en douter…

On affirme qu’une vingtaine de bandits ont été capturés sans donner de nom, les autres courent encore et l’insécurité d’un coup monte de plusieurs crans ce qui trouble le sommeil des citoyens. Naturellement, les questions et suspicions légitimes des uns et des autres pleuvent, pourtant on sait bien que ces questions resteront sans réponses.

L’évasion de Brandt profiterait à qui ? A lui-même, sa famille, ses confrères membres du gang, la classe bourgeoise toute entière dont Clifford Brandt est un des représentants, le gouvernement lui-même puisqu’il avait son « batch » lui permettant des entrées et sortie au palais et que le chef de sécurité de ce même palais était sous sa liste de paie, etc. Peut-être d’une partie de l’international dont la France qui, selon le commentateur Valérie Numa, aurait en 2013 demandé sa libération soi-disant pour raison humanitaire.

La capture de Brandt profite à qui ? A personne, sinon aux autorités domicaines et au simple citoyen haïtien. L’opposition prétend que le gouvernement lui-même serait complice de son évasion d’autant plus qu’à l’approche des élections il a besoin de ses hommes de main pour contrôler le terrain et faire la chasse aux opposants.

Là encore personne ne sait ce qui va se passer. Le système bafouille mais domine les « acteurs » qui ne font que se débattre comme des pantins prétentieux. Apparemment Clifford Brandt lui-même semblait surpris de son évasion car il portait encore l’uniforme de prisonnier à sa capture et ses souliers étaient dépourvus de lacets, choses vraiment curieuse pour un fugitif. Pourtant, il demeure très gênant et non-jugeable, alors quel destin funeste aura-t-il à subir ?

Quand aux autres bandits « en cavale », il ne faudrait pas écarter l’idée que les autorités policières ne puissent retracer leurs identités tant que le mauvais fonctionnement de l’APENA est patent et que les complicités ont des racines profondes et nombreuses … Eh oui, les choses sont vraiment à plat par ici.

Le chat et la souris

Les poursuites contre le neuronnant de Tabarre se rallument de plus belle. Comme pour couvrir les braises de l’évasion, trois jours seulement après la fuite d’Alibaba et un jour après sa capture, le 13 août 2014, le juge Lamarre Belizaire émet un mandat de comparution contre J.B. Aristide qui devrait normalement et légalement se présenter pour répondre des accusations portées contre lui. Ce dernier ne s’étant donc pas présenté, le juge n’hésite pas et émet cette fois-ci un mandat d’amener selon la procédure en vigueur. Pourtant, 9 jours après, le mandat n’est toujours pas exécuté. On avait même prétendu que le mandat était « tombé » suite à une demande en récusation des avocats de l’ancien président auprès de la Cour de Cassation. Mais hier encore, Lamarre Belizaire qui entre-temps s’était bizarrement absenté du pays, a réitéré que le mandat tenait encore.

Pendant ce temps les lavasyen, il est vrai affaiblis par les divisions internes, tentent de se mobiliser. Alors on joue au chat et à la souris. Aristide derrière les barreaux risque de faire chauffer sérieusement la marmite. Le conduira-t-on au Pénitencier National ou encore à la prison haute sécurité de la Croix-des-Bouquets où dans un lieu tenu secret ?

Mettre Aristide sous les verrous implique qu’on est décidé à mettre le paquet pour assurer l’ordre public. C’est dire que l’international à travers la MINHUSTA est prêt à garantir la stabilité, d’ailleurs elle (la MINHUSTA) est déjà intervenue en plusieurs fois pour disperser à coup de gaz des manifestants qui montaient la garde et érigeaient des barricades devant la maison de l’ancien prêtre. C’est dire que les milices et l’embryon d’armée roses sont aussi prêts à passer à l’action pour soutenir et défendre la révolution « Tèt kale » . C’est dire aussi que les élections n’auront pas lieu tant que le parti lavalasyen ne soit rendu « hors-la-loi ». C’est dire qu’il y a peut-être en fin de compte un rapport entre les évadés de la Croix-des-Bouquets et tout ça ?

Mais est-ce certain ? Car encore une fois personne ne contrôle le système qui dérègle. Si on sait qu’il faut mettre Tabarre hors d’état de nuire ou du moins le neutraliser pour donner champ libre aux hommes du pouvoir à l’approche des élections, on hésite encore de passer à l’acte ? Pourtant on ne peut plus reculer maintenant. Ainsi, on attise forcement un grand de forêt feu de foret incontrôlable qui va surement déborder les périmètres : pas d’élections dans le délai prévu ? Caducité du Sénat ? Gouverner par décret ? Répression ? Restrictions ou suppression des libertés ? Tentative de prolongation du mandat présidentiel ? etc.

Toutes des dérives habituelles de nos dirigeants, c’est dire que le système est coriace et nos hommes disloqués.

[1] http://sarahclavel.com/2014/07/20/taux-nationaux-du-baccalaureat-2014-en-afrique-francophone/

[2] http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/134571/La-debacle-des-lycees-au-bac.html

[3] http://www.haitilibre.com/article-11785-haiti-justice-clifford-brandt-s-est-evade.html

Claude CARRE