Nous, signataires de cette déclaration, tenons à affirmer que le droit à la nationalité reconnu par la Déclaration universelle des droits de l’homme est essentiel à l’instauration et au maintien effectif de la justice sociale dans nos Amériques et partout ailleurs dans le monde. La nationalité étant un prérequis à la citoyenneté, c’est-à-dire à l’exercice des droits politiques et à la participation aux décisions populaires, nous considérons que le retrait ou le déni de nationalité qui a pour effet de rendre des personnes apatrides est une mesure antidémocratique qui doit être dénoncée. Le refus de reconnaître le droit à la nationalité est tout particulièrement inacceptable lorsqu’il discrimine en bloc un groupe spécifique de personnes pour des motifs tels que l’origine ethnique ou la couleur de la peau.
Nous avons donc appris avec consternation que plus d’un quart de million de Dominicains d’origine haïtienne sont privés de leur nationalité en République dominicaine, conséquemment à la décision 168-13 prise le 23 septembre 2013 par la Cour constitutionnelle dominicaine. Cette décision raciste nous scandalise d’autant plus qu’elle a été appliquée de façon rétroactive contre des gens établis dans ce pays depuis 1929, en violation totale de la Constitution dominicaine qui reconnaît le principe de non rétroactivité de la loi. En agissant ainsi, le gouvernement dominicain semble vouloir trahir l’histoire du peuple dominicain, sa culture et son tissu social qui sont les fruits de brassages culturels et de métissage. Nous, citoyens du Canada, des États-Unis et d’autres pays d’Amérique, élevons nos voix pour condamner cette décision, car nous avons une responsabilité envers la défense du droit à la nationalité pour tous les natifs de notre continent.
Ayant dérivé des vieux continents pour former ce que nous appelons aujourd’hui encore le Nouveau Monde, du détroit de Béring au Cap Horn, en passant par la mer des Caraïbes, nos Amériques sont devenues des terres d’immigration porteuses de tous les rêves de liberté. Nous sommes conscients que cette liberté, qui a été obtenue au prix de grandes luttes pour les droits civiques, ne peut être conservée que par notre vigilance constante. Nous ne pouvons ignorer que ce Nouveau Monde qui, en réalité, était depuis des millénaires la demeure des Iroquois, des Algonquins, des Taïnos, des Incas et de nombreux autres peuples indigènes, a une histoire qui se conjugue avec les expériences cruelles de génocides, d’esclavage, de ségrégation et les difficultés de l’immigration moderne.
Malgré ce passé douloureux et ce présent marqué par la quête de repères, nous sommes optimistes, car l’idéal de justice et de liberté s’est imposé à travers plusieurs moments forts de l’histoire de notre continent. Ce fut le cas lorsque, pour corriger une décision injuste de la Cour suprême qui ne reconnaissait aucune citoyenneté aux anciens esclaves et à leurs descendants, l’amendement 14 de la Constitution des États-Unis a été ratifié en 1866. C’est ainsi que dans ce pays se trouvait entériné le principe de droit du sol, c’est-à-dire la reconnaissance que toute personne née sur le sol des États-Unis est un citoyen des États-Unis, quelle que soit la couleur de sa peau ou le statut migratoire de ses parents.
L’amendement 14 de la Constitution des États-Unis n’a pas été l’unique cas de victoire contre l’exclusion sociale. En effet, du XIXième siècle à aujourd’hui, des victoires similaires ont été remportées presque partout dans les Amériques. Notamment, le principe de droit du sol a été adopté par 30 pays sur 35. Nous considérons comme l’une des plus grandes forces de notre continent le fait que ce principe garantissant l’égalité des opportunités à la naissance soit la norme plutôt que l’exception. Ceci n’est pas sans lien avec le fait que c’est l’immigration qui a fait la richesse des Amériques. Tout en reconnaissant que l’immigration nécessite des modalités de sélection, d’accueil et d’intégration pour favoriser la cohésion sociale, on ne peut nier que la plus grande partie des populations des pays d’Amérique est le fruit de l’immigration.
Il faut également admettre qu’aucune modalité d’octroi ou de retrait de la nationalité ne devrait être basée sur la discrimination raciale ni aboutir à la création de groupes de personnes dépourvues d’existence légale. C’est malheureusement la situation qui prévaut en République dominicaine en cette première décennie du XXIième siècle. Nous y voyons un recul et un très dangereux précédent dans nos Amériques. Faut-il rappeler que c’est à la suite du retrait en bloc de leur nationalité que les Juifs ont fini par subir l’Holocauste au cours de la Deuxième Guerre mondiale? Ceux et celles qui ont en mémoire les 30 000 Haïtiens massacrés par le dictateur dominicain Trujillo en 1937 savent que la crise actuelle a tous les relents d’un passé qui ne doit plus jamais se répéter.
Ayant retenu les leçons de l’histoire et analysé les enjeux actuels, nous devons déclarer notre opposition totale à la décision 168-13. En réclamant que cette décision soit annulée, nous ne faisons qu’ajouter nos voix à celles des nombreux Dominicains qui ont aussi protesté contre son application dans leur pays. Notre déclaration s’inscrit dans le même esprit que celle de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme qui, déjà en 2005, s’était prononcée contre la République dominicaine en raison de son refus de délivrer des certificats de naissance à des enfants nés et résidant sur son territoire. Notre déclaration se fait également l’écho des positions de la Caricom, de l’OEA, de la Commission des droits de la personne en République dominicaine ainsi que des membres des diasporas dominicaines et haïtiennes, qui ont tous condamné la décision 168-13 pour son caractère discriminatoire, raciste et xénophobe.
Compte tenu du fait que la Convention sur la réduction des cas d’apatridie de 1961 fut signée ou ratifiée par plusieurs pays du continent, dont la République dominicaine et le Canada, nous demandons tout particulièrement au gouvernement du Canada d’exhorter le gouvernement dominicain à respecter ses engagements internationaux. Haïti, dans la foulée des événements survenus après la décision de la Cour constitutionnelle dominicaine, s’est engagée dans des discussions bilatérales avec sa voisine. Nous en prenons acte, en espérant qu’il s’agit de pourparlers de nature à favoriser les bonnes relations entre les peuples de ces deux pays qui se partagent l’île de Kiskeya.
Cependant, il est impératif de souligner que la situation des apatrides de la République dominicaine est principalement une question de droits humains qui doit être scrutée à l’échelle internationale. Nous, qui nous sentons directement concernés par de telles questions, continuerons à affirmer haut et fort que le respect du droit à la nationalité est un principe non négociable pour les êtres humains qui tous, sans exception, naissent libres et égaux en droits et qui tous, sans conteste, aspirent à préserver leurs droits et libertés.