Une vie pavée de deuils et d’exils mais aussi de convictions humanistes inébranlables et d’âpres luttes contre les dictatures d’Amérique latine : ainsi apparaît l’existence du grand poète argentin Juan Gelman, mort mardi 14 janvier à Mexico où il s’était installé il y a plus de vingt ans et qui fut la dernière étape d’un long exil forcé après le coup d’état militaire de 1976. Il était âgé de 83 ans.
Né le 3 mai 1930 à Buenos Aires, Juan Gelman est le troisième enfant d’un couple d’immigrants juifs venus d’Ukraine. Précoce, il apprend à lire à 3 ans, rédige à 8 ans ses premiers poèmes et se voit pour la première fois publié à 11 ans par la revue Rojo y Negro (Noir et Rouge). Bientôt, vient le temps de l’engagement politique. A quinze ans, il adhère à la Fédération des jeunes communistes argentins, hésite à se diriger vers un avenir de chimiste, mais préfère finalement la poésie. Au milieu des années 1950, il fait partie du groupe El Pan duro (Le Pain dur) qui publie une poésie radicale, puis il commence une carrière de journaliste dans les années 1960.
AU SEIN DE LA GUERILLA
C’est à cette époque qu’on le retrouve aussi militant au sein d’une organisation de guérilla, les Montoneros. En 1975, il est envoyé en mission à l’étranger par les Montoneros pour dénoncer les violations des droits de l’homme sous le régime d’Isabel Peron (1974-1976). C’est lors de cette mission, en 1976, qu’a lieu le coup d’état du général Jorge Rafael Videla. Commence dès lors pour Gelman, une longue vie d’exil, de Rome à Madrid, Managua, Paris, New York et enfin Mexico.
Pendant toutes ces années pourtant, il est impossible de dissocier l’histoire de Juan Gelman de celle de son pays. « On dit qu’il ne faut pas remuer le passé, qu’il ne faut pas avoir les yeux sur la nuque, écrivait-il en 2008. Mais les blessures ne sont pas encore refermées. Elle vibrent dans le sous-sol de la société comme un cancer sans répit. Leur seul traitement est la vérité et ensuite la justice. L’oubli est à ce prix. » Ces paroles, Juan Gelman les prononce à propos des plaies indélébiles infligées au peuple argentin, de 1976 à 1983, par la dictature. Le poète sait de quoi il parle. Si l’on estime entre 20 000 et 30 000 le chiffre des disparus – les Argentins disent « desaparecidos » -, les proches de Gelman, et notamment son fils et sa belle fille, tous deux militants de gauche, l’auront été d’une façon atrocement spectaculaire.
DOUBLE DISPARITION
En 1976, la junte s’en prend à son fils – lui aussi poète et écrivain engagé -, Marcelo Ariel Gelman, enlevé à l’âge de 20 ans, le 24 aout. Un ouvrage intitulé Palabra viva, textes d’écrivains disparus et victimes du terrorisme d’état (SEA, 310 p., 19 euros), raconte comment Marcelo a été conduit dans un centre de détention clandestin de la banlieue de Buenos Aires pour y être torturé et tué d’une balle dans la nuque. Lorsque, vingt-quatre ans plus tard, en 1990, Juan Gelman identifie ses restes, il découvre non seulement qu’il a été sauvagement torturé, mais qu’il a ensuite été mis dans un tonneau de sable et de ciment et jeté dans un canal. Sa femme, Maria-Claudia Garcia, alors âgée de 19 ans et enceinte de sept mois, a été enlevée en même temps.
Obsédé par cette double disparition, Juan Gelman ne sera jamais en mesure de retrouver le corps de sa belle-fille. Mais pendant près de 35 ans, il se battra pour retrouver l’enfant. Il y parviendra en 2000. Dans le cadre du plan Condor – un programme de répression mis en place par le général Pinochet en concertation avec les autres dictateurs latino-américains -, Maria-Claudia a été emmenée en Uruguay. A Montevideo, elle a donné naissance à une petite fille, Macarena, qui a ensuite été illégalement donnée à la famille d’un policier urugayen. De Maria-Claudia, on ne saura jamais plus rien. Mais en 2000, Juan Gelman retrouve sa petite fille. La jeune Macarena est alors âgée de 23 ans. Elle ignore tout de ses véritables origines. Pourtant, après avoir vérifié son identité, elle décide de reprendre le nom de ses véritables parents.
LA MÉMOIRE ET LA SOUFFRANCE
Pour Juan Gelman, c’est là l’aboutissement d’un long combat pour que justice soit faite en faveur des bébés volés. On estime à plus de 500 le nombre des enfants disparus à l’époque et remis à des parents adoptifs sélectionnés par les régimes militaires, expliquait-il. « Il y avait alors une sinistre liste d’attente pour chaque camp de concentration ». Dans la tête des militaires, les bébés devaient être remis à des « familles saines », non susceptibles d’être « contaminées par des idées subversives ». Les mères quant à elles, étaient éliminées.
Il aurait été difficile qu’une telle biographie ne façonne pas en profondeur l’œuvre littéraire de Juan Gelman. Foisonnante, faite de poésie en prose ainsi que de textes journalistiques, celle-ci est sombre et profonde, dominée par la mémoire et la souffrance. « Par là va la douleur de la conscience/couchée toute seule au soleil », écrit Gelman dans Salaires de l’impie (éditions Phi, 2002). Influencé par ses grands ancêtres latino-américains autant que par les mystiques espagnols, Gelman avait coutume de dire que ses thèmes de prédilection étaient « l’amour, la révolution, l’automne, la mort, l’enfance et la poésie ». Sans oublier le langage et le tour fallacieux ou manipulateur qui peut lui être donné.
DICTATURE ET LANGAGE
Selon, lui, comme selon l’écrivain uruguayen Carlos Liscano qui a magnifiquement relaté « l’affaire Gelman » dans Souvenirs de la guerre récente (Belfond, 2007), la dictature est d’abord un langage. « Les mots sont comme l’air, dit Juan Gelman. Les mots ne sont pas le problème. C’est le ton, le contexte, ce à quoi visent ces mots et pour qui ils sont dits. Bourreaux et victimes usent des mêmes mots. Mais je n’ai jamais trouvé les termes utopies, beauté ou tendresse dans des rapports de police. Savez-vous que la dictature argentine a brûlé Le Petit prince ? Et je crois qu’elle a eu raison de le faire. Non pas parce que je n’aime pas Saint-Exupéry. Mais parce qu’il y a dans Le Petit prince une telle quantité de tendresse qu’elle pourrait finir par nuire à n’importe quelle dictature ».
Depuis 1981 et Le Silence des yeux, préfacé par Julio Cortazar et publié aux éditions du Cerf, une douzaine de recueils de Juan Gelman ont paru en France, parmi lesquels, dans les plus récents, L’Opération d’amour (Gallimard, 2006), Lettre ouverte suivi de Sous la pluie étrangère (Caractères, 2011) et Compositions (Caractères, 2013), tous trois traduits par le poète Jacques Ancet. Quatre poèmes inspirés par la tragédie de son fils ont été mis en musique par Juan Cedron et interprêtés par le Cuarteto Cedron et Paco Ibanez sous le titre Le Chant du coq (1990). Couronné par de nombreux prix littéraires, Juan Gelman avait notamment reçu en 2007 le plus prestigieux de tous pour le monde hispanophone, le prix Cervantes. Lors de sa remise, en Espagne, en avril 2008, sa petite fille Macarena Gelman, était au premier rang.
Florence Noiville
Journaliste au Monde
Source: Le Monde