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Pouvoirs populaires latino-américains. Pistes stratégiques et expériences récentes

Le laboratoire latino-américain |1|

Depuis maintenant plus d’une décennie, l’Amérique latine apparaît comme une « zone de tempêtes » du système-monde capitaliste. La région a connu d’importantes mobilisations collectives et luttes sociales contre les ravages du néolibéralisme et ses représentants économiques ou politiques, contre l’impérialisme également ; des dynamiques protestataires qui ont abouti dans certains cas à la démission ou la destitution de gouvernements considérés comme illégitimes, corrompus, répressifs et au service d’intérêts étrangers à la souveraineté populaire. Le changement des rapports de force régionaux, dans l’arrière-cour des États-Unis, s’est aussi traduit sur le plan politique et institutionnel par ce qui a été qualifié par de nombreux observateurs de « tournant à gauche » |2| (Gaudichaud, 2012), ainsi que, dans certains cas, par une décomposition du système des partis traditionnels :


« Au début des années 90, la gauche latino-américaine était à l’agonie. La social-démocratie se ralliait au néo-libéralisme le plus débridé. Seuls quelques embryons de guérillas et le régime cubain survivant à la chute de l’URSS, par une période de pénurie appelée « période spéciale », refusaient la « fin de l’Histoire » chère à Francis Fukuyama. Après avoir été le laboratoire de l’expérimentation du néolibéralisme, l’Amérique latine est devenue, depuis le début des années 2000, le laboratoire de la contestation du néolibéralisme. Des oppositions ont surgi en Amérique latine de manières diverses et désordonnées : des révoltes comme le Caracazo vénézuélien réprimé dans le sang (1989) |3| ou le zapatisme mexicain, des luttes victorieuses contre des tentatives de privatisations comme les guerres de l’eau et du gaz en Bolivie ou encore des mobilisations paysannes massives comme celles des cocaleros boliviens et des sans-terres brésiliens. Entre 2000 et 2005, six présidents sont renversés par des mouvements venus de la rue, principalement dans sa zone andine : au Pérou en 2000 ; en Équateur en 2000 et 2005 ; en Bolivie, suite à la guerre du gaz en 2003 et en 2005 et enfin une succession de cinq présidents en deux semaines en Argentine lors de la crise de décembre 2001. À partir de 1999, des gouvernements se revendiquant de ces résistances se constituent. En un peu plus d’une décennie, plus de dix pays basculent à gauche s’ajoutant à Cuba où les frères Castro sont toujours au pouvoir. Portés par ces mouvements sociaux puissants, de nouveaux gouvernants de gauche aux trajectoires atypiques s’installent au pouvoir : un militaire putschiste au Venezuela, un militant ouvrier au Brésil, un syndicaliste cultivateur de coca en Bolivie, un économiste hostile à la dollarisation en Équateur, un prêtre issu de la théologie de la Libération au Paraguay… » (Posado, 2012).

Même si le thème du « socialisme du 21e siècle » est revendiqué par des leaders comme Hugo Chávez, la région n’a pas pour autant connu d’expérience révolutionnaire au sens d’une rupture avec les structures sociales du capitalisme périphérique, comme ce fut le cas lors de la révolution sandiniste au Nicaragua, avec le castrisme à Cuba ou -dans une certaine mesure- durant le processus de pouvoir populaire pendant le gouvernement Allende au Chili. Pourtant, dans un contexte mondial difficile, marqué par la fragilité relative des expériences progressistes ou émancipatrices, les organisations sociales et populaires latino-américaines ont su trouver les moyens de passer de la défensive à l’offensive, bien que pas toujours de manière coordonnée. En écho aux revendications de celles et ceux « d’en bas » et/ou au début de crise d’hégémonie du néolibéralisme, quelques gouvernements mènent des politiques aux accents anti-impérialistes et des réformes de grande envergure, notamment en Bolivie, en Équateur et au Venezuela. Plutôt qu’un affrontement avec la logique infernale du capital, ces derniers s’orientent vers des modèles nationaux-populaires et de transition post-néolibérale, de retour de l’État, de sa souveraineté sur certaines ressources stratégiques, avec parfois des nationalisations et des politiques sociales de redistribution de la rente en direction des classes populaires, mais tout en maintenant des accords avec les multinationales et les élites locales (ALAI, 2012). C’est aussi dans ces trois pays que se sont déroulées les plus importantes avancées démocratiques sur le plan constitutionnel de cette décennie, grâce à des assemblées constituantes novatrices ; un contexte qui offre de nouveaux espaces politiques et une marge de manœuvre accrue pour l’expression et la participation des citoyens. Le « progressisme gouvernemental » revêt aussi parfois les habits d’un social-libéralisme sui generis, particulièrement au Brésil (et de manière différenciée en Argentine), combinant une politique volontariste et des transferts de revenus conditionnés destinés au plus appauvris à d’amples faveurs aux élites financières et à l’agrobusiness. Selon l’économiste Remy Herrera :

« L’intelligence politique du président Lula tient en ce qu’il a résolu un dilemme, tout à fait insoluble pour ses prédécesseurs de droite, dans leur recherche d’un néolibéralisme « parfait » : celui d’approfondir la logique de soumission de l’économie nationale à la finance globalisée, tout en élargissant l’assise électorale au sein des fractions défavorisées des classes exploitées contre lesquelles cette stratégie est pourtant dirigée. L’une des explications réside sans doute dans le mode de gestion de la pauvreté adoptée par l’État : changer la vie des plus miséreux, concrètement, grâce à un revenu minimal, sans toucher aux causes déterminantes de leur misère » (Herrera, 2011).

Dans d’autres pays, les mouvements populaires doivent toujours faire face à des régimes conservateurs et ouvertement répressifs, au terrorisme d’État, aux mafias ou au paramilitarisme, comme c’est le cas dans de grands pays comme la Colombie et le Mexique ou encore au Paraguay (depuis le coup d’État « légal » de juin 2012) et au Honduras (depuis le coup d’État de 2009) |4|

. En pleine crise internationale du capitalisme, la région montre néanmoins des taux de croissance du Produit intérieur brut étonnants (et de plus sur une période longue), qui n’ont pas manqué de susciter l’admiration de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, mais une « croissance » inégale, essentiellement basée sur une vision neodeveloppementiste, maintenant ou renouvelant le saccage des ressources naturelles, l’extraction de commodities (pétrole, gaz, minerais, etc…) et une forte dépendance à l’égard du marché mondial, par une stratégie « d’accumulation par dépossession » (selon les termes de David Harvey) extrêmement coûteuse sur le plan social et environnemental. Cette stratégie « extractiviste », désormais partagée par l’ensemble des gouvernements de la région, est l’une des principales tensions de la période (Svampa, 2011) :

« Au niveau économique, ce modèle, orienté essentiellement vers l’exportation, est accusé d’induire un gaspillage de richesses naturelles largement non renouvelables. Il engendre une dépendance technologique vis-à-vis des firmes multinationales et une dépendance économique vis-à-vis des fluctuations des cours mondiaux des matières premières. Si les prix élevés de ces dernières dans la conjoncture actuelle ont permis aux pays d’Amérique latine de surmonter la crise après 2008, la reprimarisation des économies, c’est-à-dire l’incitation à se retourner vers la production de matières premières non transformées, les rend très vulnérables à un éventuel retournement des marchés. Dans un contexte de mondialisation économique, ce modèle renforce aussi une division internationale du travail asymétrique entre les pays du Nord, qui préservent localement leurs ressources naturelles, et ceux du Sud.

Sur le plan environnemental, les mines à ciel ouvert, la surexploitation de gisements à faible concentration, l’agrobusiness ou encore l’extraction d’hydrocarbures impliquent le rejet de métaux lourds dans l’environnement, la pollution des sols et des nappes phréatiques, la déforestation et la destruction des paysages, des écosystèmes et de la biodiversité. […] Cette situation crée – presque mécaniquement – les conditions d’une intensification des conflits sociaux. Pour les gouvernements, cependant, la marge de manœuvre est étroite : d’une part, ces économies sont largement fondées sur l’exportation de matières premières et, de l’autre, les gauches récemment arrivées au pouvoir ont besoin pour se maintenir de résultats tangibles à courte échéance en termes de redistribution et de développement social » (Duval, 2011).

Cependant, si l’on compare l’état actuel du continent avec la période des années 70-90, de nombreuses évolutions sociopolitiques sautent aux yeux. Car il faudrait rappeler brièvement « d’où vient » le sous-continent. Après les années 80, les années de la décennie « volée » (plutôt que « perdue »), années de l’explosion d’une dette extérieure souvent illégitime, les années 90 ont été celles des applications sauvages des préceptes du FMI, des ajustements structurels, de la continuation des politiques du consensus de Washington, des dérégulations et des privatisations au nom d’une supposée efficacité économique, aboutissant à la destruction de secteurs entiers des services publics et à une marchandisation des champs sociaux d’une ampleur inégalée. L’Amérique latine a vraiment subi de plein fouet le « néolibéralisme de guerre » (pour reprendre l’expression du sociologue mexicain Pablo González Casanova), son hégémonie puis sa crise, en particulier en Amérique du sud, bien que ce dernier persiste -et se renforce même- dans d’autres pays : au Mexique, en Colombie et dans une partie de l’Amérique centrale. Ces périodes ont souvent succédé à des longues dictatures. Le Chili incarne encore ce capitalisme du désastre des Chicago-boys et de la doctrine du « choc néolibéral » |5|. Produit des défaites des gauches, de la répression du mouvement ouvrier et de l’imposition de ce nouveau modèle d’accumulation, le sous-continent est le plus inégalitaire de la planète : la région des inégalités sociales, territoriales et raciales. Ceci, malgré une légère amélioration sur ce plan, comme sur celui -de manière plus nette-de la pauvreté (en Colombie, contre-exemple, les inégalités ont continué a augmenter) (Gaudichaud, 2012) |6|.

Mouvements sociaux, utopies concrètes, pouvoirs populaires

Dans une analyse récente des « heurs et malheurs de la conflictualité sociale » en France, des années 1970 aux années 2000, Lilian Mathieu note à juste titre que « la question des alternatives à l’ordre capitaliste se pose avec autant d’acuité aujourd’hui qu’il y a trente ou quarante ans. Peut-être même avec davantage d’urgence : les conséquences désastreuses de ce mode de production sur la simple survie de l’humanité sont désormais beaucoup plus tangibles » ; mais le sociologue constate également qu’après les dévoiements autoritaires de plusieurs expériences post-capitalistes au 20e siècle :

« Ce ne sont pas seulement les alternatives ailleurs qui ont connu un effondrement de leur crédibilité. Les tentatives de construire sur place des formes de vie soustraites à l’ordre dominant ont elles aussi pour la plupart rapidement tourné court et ne sont plus envisagées qu’avec dérision. Le phénomène des communautés, s’il a été numériquement marginal, n’en a pas moins connu un écho certain et fortement impressionné les contemporains, cela d’autant plus qu’il était souvent le fait de jeunes diplômés, en tant que tels destinés à assurer la reproduction de l’ordre capitaliste. Les thématiques du « retour à la nature » (ou au « pays » régional), l’exigence d’authenticité dans la production et la consommation, la volonté d’échapper à la logique marchande, la revendication de rapports sociaux plus égalitaires (dans le couple, la famille, l’entreprise…), bref plusieurs éléments de ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello désignent comme la « critique artiste » |7|, ont été soit invalidés lors de tentatives infructueuses d’application concrètes, soit réprimés, soit « récupérés » et asservis à l’ordre capitaliste. Ces deux logiques de « dé-crédibilisation » des alternatives au capitalisme peuvent être éclairées par le triptyque d’Albert Hirschman |8|. Tant l’option de la « voice » (hâter l’instauration du socialisme via une mobilisation de masse) que celle de l’ « exit » (l’instauration de « poches » d’existence échappant à l’ordre dominant à l’intérieur même de sociétés capitalistes, sans les remettre frontalement en cause) ayant été mises en échec, ne resterait plus que l’option de la loyauté au capitalisme » (Mathieu, 2012).

Cette constatation part d’une description critique du « nouvel esprit du capitalisme » et des réalités politico-sociales des pays industriels des centres de l’économie-monde et du quatrième âge (néolibéral) du capital. Mais qu’en est-il dans les suds et à la périphérie du système, dans des sociétés dépendantes et soumises à l’échange inégal mondialisé ? Pour comprendre aussi bien les tentatives de transitions post-néolibérales que celles de construction communautaires d’émancipations locales, d’autogestion territoriale en Amérique latine, il est indispensable de prendre en compte la temporalité propre de la région (bien qu’intégrée à un tout mondial) et ses formations sociales spécifiques. Ainsi, si la réflexion sociologique citée ci-dessus peut nous fournir des éléments théoriques sur les liens actuels -et passés- entre expériences révolutionnaires et essais de constructions locales (ce que certains nomment « utopies concrètes »), elle doit être subordonnée à la prise en compte des réalités d’une Amérique indo-afro-latine.

Premier constat, cette dernière a été traversée par de grands moments révolutionnaires et plusieurs projets nationaux, souvent vaincus, de transition anti-impérialiste : de la révolution mexicaine dés 1910 -bien avant la révolution russe- jusqu’aux discussions actuelles -quoique embryonnaires- sur la socialisme « du 21e siècle », en passant par la révolution cubaine (1959) et bien d’autres encore… Autre évidence, déjà mentionnée, le continent latino-américain est, à la différence d’un « vieux monde » en pleine crise de civilisation, de nouveau un terrain d’essai pour la construction d’alternatives : n’est-ce pas sous ces latitudes, dès les années 90, que s’ouvrit le cycle altermondialiste (Pleyers, 2011) et que se tinrent les forums sociaux mondiaux, conçus comme des expériences de démocratie participative (en particulier à Porto Alegre, Brésil) ; n’est-ce pas -en partie- là aussi que l’on peut situer les premières expressions des résistances globales au néolibéralisme (Vivas et Atentas, 2009), en particulier au travers du cri symbolique « ¡Ya Basta ! » des néozapatistes chiapanèques contre les traités de libre-échange ; n’est-ce pas, enfin, au sud du Rio Bravo que l’on parle désormais de « bien vivre » |9|, de droits de la Nature et des biens communs, d’État plurinational ou encore d’autonomies indigènes ? Quant à la notion de « pouvoir populaire », elle a parcouru toutes les grandes mobilisations sociales du 20e siècle latino-américain, en Argentine comme le montre Guillaume de Gracia (2009), comme dans le reste de la région : elle désigne une dynamique que l’on peut voir à l’œuvre durant les périodes de crises révolutionnaires, mais aussi dans plusieurs expérimentations locales ou communautaires, circonscrites à un quartier, une usine, un territoire ; une notion donc qui a connu de multiples mises en pratiques mais toutes liées directement au mouvement ouvrier et social. Ce poder popular consiste en une série d’expériences sociales et politiques, la création de nouvelles formes d’appropriations collectives (souvent limitées), qui s’opposent -en totalité ou pour partie- à la formation sociale dominante et aux pouvoirs constitués. En d’autres termes, il s’agit d’une remise en cause des formes d’organisation du travail, des hiérarchies sociales, des mécanismes de domination matériels, de genre, de race ou symboliques. L’Amérique latine a été parcourue, en plusieurs points de son territoire, par ces « éclairs autogestionnaires » aux identités et à la géographie sociale inextricablement liées à leur ancrage dans ce continent (Petras et Veltmeyer, 2002).

Avec ce petit ouvrage collectif, notre ambition est précisément de revenir sur ces grammaires d’une émancipation plurielle – partielle et traversée de multiples conflits, mais « en actes »-, au cours de la dernière décennie. Les dix utopies concrètes que nous nous proposons d’évoquer ici reflètent ainsi la diversité de ces expérimentations, certaines « par en bas », directement issues du mouvement social, d’autres davantage liées à des formes de démocratie participative et en lien avec certaines institutions. Des expériences qui esquissent la cartographie, morcelée, d’autres mondes possibles : Commune de Oaxaca, femmes et féministes mexicaines face à la violence et au patriarcat, essais difficiles de contrôle ouvrier au Venezuela ou entreprises récupérées au Argentine, conseils communaux dans les quartiers populaires de Caracas, luttes des sans-toits en Uruguay ou organisation collective exemplaire des travailleurs sans-terre au Brésil, initiative pour une société post-pétrolière et du « bien vivre » en Équateur et agro-écologie dans une communauté colombienne, malgré la guerre ; analyses, enfin, du processus constituant bolivien qui soulève la question des institutions et de l’édification d’une démocratie postcoloniale. Dans des contextes variés, surgissent des germes de pouvoirs populaires qui cherchent à tâtons les chemins de l’émancipation, et ceci, le plus souvent, contre les pouvoirs constitués et la répression d’État ; mais aussi, parfois, en lien avec des politiques publiques post-néolibérales et le champ politique ou partisan national. Bien entendu, les exemples que nous avons sélectionné n’entendent pas donner une image exhaustive de toute la mosaïque des expériences en cours. Nous aurions pu aussi revenir sur les médias communautaires de nombreux pays, la lutte des Mapuche du Chili pour leur survie et la récupération de leurs terres et l’auto-organisation paysanne au Honduras, l’incroyable capacité de résistance des « caracoles » et conseils de bons gouvernements zapatistes, les cantines communautaires autogérées de Buenos Aires ou encore sur les juntes de voisins de la ville de El Alto (Bolivie), « l’assembléisme » et les occupations étudiantes de la dernière période, etc. Notre objectif est davantage, au travers de textes courts, accessibles, écrits par des auteur-e-s qui connaissent de près ces expériences, souvent au travers d’observations participantes sur le terrain, de défricher certains sujets peu ou pas abordés dans les médias dominants, avec l’espoir d’inviter au débat sur les questions stratégiques que soulèvent ces expériences.

Loin de nous l’idée de décrire ou mythifier ce que le sociologue Franck Poupeau a pu désigner comme de « petits univers » refermés sur eux-mêmes, « une micro-société formidable, parce que singulière, régie par l’entraide et le partage, coupée des flux de la communication marchande et des échanges intéressés qui sont le lot de la masse des consommateurs » : ces « sentiers de l’utopie » |10| en construction, que nous évoquons ici ne cherchent pas à « penser l’utopie à partir des expériences de communautés en rupture avec le reste du monde social ». Nous pensons effectivement que « le « commun » tire son efficacité de ce qu’il est universalisable, extensible au-delà de la communauté d’initiés, dans les sphères où l’antagonisme entre travail et capital laisse entrevoir la possibilité d’un renversement » (Poupeau, 2012) et qu’il doit s’adresser au plus grand nombre, à commencer par les classes populaires et celles et ceux qui subissent directement la misère du monde. C’est précisément ce que laissent entrevoir, -avec un degré de réussite ou d’échec variable et à des échelles diverses -, les expériences que nous mettons en débat dans cet ouvrage collectif. Toutes résistent à leur manière à l’air du temps (néolibéral, raciste, machiste et austéritaire) et participent, ici et maintenant, à la construction de nouveaux espaces politiques, territoires sociaux à la recherche de « liens qui libèrent ». D’une certaine manière, on pourrait suggérer que ces pouvoirs populaires répondent concrètement à l’écho planètaire et aux interrogations des indigné-e-s, au surgissement de ce « peuple des places » et aux multiples révoltes qui fissurent le consensus néolibéral, depuis des mois, dans plusieurs pays. Ces 99% de citoyen-ne-s qui font face à l’arrogance de 1% d’oligarques de la finance et d’une politique politicienne aveugle :

« L’année 2011 marque un tournant historique. La vague révolutionnaire partie de Tunisie gronde encore place Tahrir, en Égypte. Elle a bouleversé la donne politique dans le monde arabe et rapidement fait tache d’huile aux quatre coins de la planète. De Santiago du Chili à la commune de Wukan dans le sud de la Chine, de la Puerta del Sol à la place Syntagma, de Moscou à Wall Street en passant par les émeutes de Londres, le cours régulier de la domination a été bousculé. Dans le cyberespace, un nouveau front s’est ouvert avec la guérilla des Anonymous contre les grandes corporations et les dispositifs à la Big Brother. Ces événements sont encore trop proches pour que l’on puisse suivre les fils qui les relient, en saisir les racines. L’ampleur et la nature des bouleversements enclenchés sont pour l’heure impossibles à connaître. Mais il est déjà clair que, comme en 1848 ou 1968, la possibilité d’un autre futur s’est entrouverte en 2011 » (ContreTemps, 2012).

Pourtant, il est nécessaire de souligner que les émancipations latino-américaines toujours en chantier que nous présentons ici se différencient aussi largement de la constellation des indignations mondiales. Tout d’abord car elles ont pu passer, parfois depuis plusieurs années, de l’offensive à la construction, de l’indignation à la création alternative. Mais aussi du fait de leurs liens spécifiques et directs avec les classes populaires de la région, loin d’un « sujet révolutionnaire » désincarné ou d’une revendication de citoyenneté abstraite, telles que l’on a pu les trouver chez certain-e-s indigné-e-s. Mais surtout, ces expériences ont leur propre répertoire et ne prétendent en aucun cas signifier des modèles « clefs en main », ou encore du prêt-à-porter de praxis militantes censées être applicables mécaniquement sous d’autres cieux. Au contraire, nous souhaitons montrer en quoi ces processus naissent des entrailles même des conditions matérielles et subjectives du capitalisme latino-américain, de sa violence, de son exclusion, dans lesquels ils sont immergés. Elles sont le fruit d’un cycle de mobilisations qui débute globalement au milieu de la décennie 90, il y a plus de 15 ans, et elles révèlent de nombreux acteurs en lutte. Une multiplicité d’ailleurs en partie produit des effets de la fragmentation sociale néolibérale et de sa mise en place brutale en Amérique latine :

« Ces mouvements ont des histoires, des bases sociales et revendicatives et des ancrages dans les territoires ruraux ou urbains très différents. Ils sont néanmoins capables de se mobiliser collectivement autour d’objectifs communs, notamment lorsqu’un projet politique gouvernemental, supranational ou économique (stratégie d’une multinationale par exemple) menace les secteurs qu’ils représentent. Il est possible d’identifier quelques familles structurantes au sein de cette nébuleuse d’organisations locales, régionales ou nationales dont l’histoire commune s’est forgée dans les résistances aux oligarchies et aux politiques néolibérales depuis une trentaine d’années : les mouvements indigènes (très actifs en particulier dans les pays andins) ; les mouvements et syndicats paysans (présents sur l’ensemble du sous-continent et dont le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre du Brésil (MST) est le plus emblématique et le plus puissant) ; les mouvements de femmes ; les syndicats ouvriers et de la fonction publique ; les mouvements de jeunes et d’étudiants ; les associations environnementales » (Ventura, 2012).

Nous sommes bien face à sujet émancipateur pluriel et complexe, marqué par la multidimensionnalité. Est-ce-à dire que la composante de classe, le syndicalisme ou encore les travailleurs seraient absents ou « dilués » dans une nébuleuse post-moderne, uniquement marquée par la nouveauté de ces mouvements ? En aucun cas. La dimension de classe de ces conflits reste centrale et les salariés ont joué un rôle essentiel dans ce cycle protestataire ascendant et ils le jouent encore au travers d’expériences que nous décrivons dans ce livre (voir les textes sur l’Uruguay, l’Argentine ou le Venezuela). Cependant, se constitue une praxis propre aux mobilisations de la dernière période, en particulier celle du mouvement indigène et sa remise en cause de la « colonialité du pouvoir » |11|, qui « a renouvelé et enrichi les programmes et les horizons, avec une profondeur stratégique qui est encore loin d’être assumée dans toute sa dimension pour être cohérente avec la maxime de Mariátegui qui stipule que le socialisme indo-américain ne peut surgir ni du calque, ni de la copie. […] Dépossédées ou menacées d’expropriation, craignant pour leurs terres, leur travail et leurs conditions de vie, beaucoup de ces organisations ont trouvé une identification politique dans leur dépossession (les sans-terre, les sans-travail, les sans-abri), dans les conditions sociopolitiques de vie communautaires menacée (les mouvements d’habitants, les assemblées citoyennes » (Algranati, Taddei, Seoane, 2011). Ces nouvelles formes d’organisation sont notamment marquées par l’horizontalité des formes d’organisation, l’importance de la discussion en assemblées et la revendication d’un territoire de luttes.

Durant la dernière décennie, nous avons ainsi pu assister à une relocalisation des mouvements sociaux et à une montée en puissance de l’espace local comme base territoriale de sociabilité, mais aussi comme centre des revendications et de l’action protestataire : luttes contre les expropriations de terres, luttes pour l’environnement, luttes pour le logement, luttes contre la fermeture d’usines etc… Il s’agit de construire des territoires alternatifs ou encore « des espaces d’expérience dans lesquels les participants tentent de traduire dans la pratique les valeurs de participation, d’égalité et d’autogestion ». Cependant, « l’ancrage local d’acteurs et de mobilisations n’est en rien incompatible, ni avec le lien politique national, ni avec une projection de la citoyenneté au-delà des frontières de l’État-nation » (Merklen, Pleyers, 2011). Bien entendu, ces pratiques situées et circonscrites à une espace spécifique, malgré tout leur potentiel, posent également la question des limites de mobilisations qui peinent à obtenir des résultats sur le plan national, en l’absence de projet politique à une échelle plus large. L’ensemble de ces processus pose donc d’importantes questions stratégiques sur le « haut » et le « bas », les outils et les tactiques d’une stratégie émancipatrice pour le 21e siècle…

En bas, en haut et à gauche |12|. Changer le monde en transformant le pouvoir et… la société

Une réflexion sur ce laboratoire latino-américain en termes d’expériences démocratiques, autogestionnaires, participatives, et potentiellement émancipatrices, telles que présentées ici, s’avère riche de pistes de réflexions sur toute une série de questions : rapport entre autonomies sociales et État, relation entre mouvements, partis et institutions, formes d’organisation des classes populaires et liens entre le local, le national et le global, rapport au marché comme aux autres secteurs sociaux subalternes, etc… Depuis quelques années, les débats autour de comment « changer le monde » (Whitaker, 2006) sont très présents en Amérique latine mais aussi autour du rapport au Pouvoir qu’engagent les diverses modalités de transformation sociale.

Certains analystes et militant-e-s ont été séduit-e-s par l’idée de la construction d’un « anti-pouvoir », ou d’un contre-pouvoir, uniquement basé sur l’autonomie des mouvements sociaux, des « multitudes » et d’espaces communautaires autogérés. On retrouve, avec des sensibilités différentes, ces idées chez Toni Negri, Miguel Benasayag et, surtout, John Holloway. Ce dernier, s’inspirant particulièrement de la riche expérience zapatiste, appelle ainsi à « changer le monde sans prendre le pouvoir », à construire davantage du « pouvoir-action », du « pouvoir-faire » (potentia), plutôt que de s’intéresser au « pouvoir-sur » (potestas), celui de l’État et des institutions : « le monde ne peut être changé par le biais de l’État », lequel constitue seulement « un nœud dans la toile des rapports de pouvoir » (Holloway, 2008). Le but stratégique serait ainsi de libérer la potentia de la potestas, prémunir les expériences autogérées du « danger » des institutions. Depuis cette perspective, comme a pu le remarquer -avec mordant- Daniel Bensaïd, Holloway a forgé en quelque sorte un « zapatisme imaginaire » |13|, bien loin des réalités du Mexique : certes, les conquêtes des zapatistes sont considérables et leur « rage digne » à défendre coute que coute, tout comme leur proposition de « commander en obéissant », toutes ont beaucoup à apporter aux pratiques politiques et militantes de ce début de siècle. Mais pourquoi ne pas voir également leurs difficultés et surtout l’existence concrète d’un pouvoir -bien réel (et parfois nécessairement vertical)- qu’ils pratiquent au quotidien, au travers d’institutions comme les « conseils de bon gouvernement », d’une armée (EZLN), de dirigeants (quelque-fois même sur-représentés) ? (Baschet, 2002).

Parmi les auteurs « mouvementistes » latino-américains les plus féconds s’étant intéressé aux expériences bolivienne (« guerres » de l’eau et du gaz), argentine (piqueteros |14|) et particulièrement mexicaine, citons aussi Raúl Zibechi. Selon ce dernier, il s’agit plutôt de « disperser le pouvoir » (2009), en se basant particulièrement sur la pensée communautaire des populations amérindiennes, une communauté entendue au sens de l’anthropologue Pierre Clastres, c’est-à-dire de la société contre l’État. Pour Zibechi, le défi serait de « fuir l’État, d’en sortir », alors que des processus tels que la Commune d’Oaxaca, représentent « des moments épistémologiques, qui font comprendre le non-visible, ce que la vie quotidienne recouvre le reste du temps. La dispersion du pouvoir s’y réalise de deux façons : on assiste, d’une part, à une désarticulation de la centralisation étatique, et d’autre part, ces mouvements ne créent pas de nouvel appareil bureaucratique centralisé, mais adoptent une multitude de formes d’organisation, de sorte qu’à l’intérieur les pouvoirs sont distribués à travers toute la trame organisationnelle ». Il décrit des micro-pouvoirs, s’inspirant ainsi de Foucault, Deleuze et Guattari. Mais à la question -essentielle- de la structuration (démocratique) de telles alternatives, à leur pérennisation, il préfère des alternatives « seulement provisoires. Elles existent aujourd’hui, mais peut-être pas demain ; ce n’est pas un problème, car elles peuvent toujours renaître » |15|. Mais de telles fondations mouvantes constituent-elles des perspectives solides pour un autre monde possible ? Ne risque-t-on pas alors de tomber dans une politique sans politique, théorisant une certaine impuissance à franchir les obstacles d’une révolution refusant de prendre le pouvoir ? D’ailleurs, si la commune de Oaxaca est sûrement la première grande commune du 21e siècle, comme le rappelle Pauline Rosen-Cros dans ce livre, elle s’est toujours présentée comme une institution au service du peuple et même comme un « espace d’exercice du pouvoir » intégrant « toutes les organisations sociales et politiques, les syndicats démocratiques, les communautés et tout le peuple ». On est donc là, pas vraiment dans une logique d’anti-pouvoir ou même de sa « dispersion », même s’il est exact que pour Holloway c’est bien l’Etat qu’il s’agit de combattre, ce que la commune de Oaxaca a tenté de faire de toutes ses forces.

D’autres auteurs, dans le sillage d’un marxisme plus orthodoxe, ont eu tendance à tordre le bâton dans l’autre sens et insister -à l’inverse- sur la nécessité de prendre le pouvoir d’État pour forger des alternatives solides à l’impérialisme et au capitalisme |16|. Revendiquant davantage l’héritage cubain ou le processus bolivarien vénézuélien, rappelant (à juste titre) la violence des expériences contre-révolutionnaires en Amérique latine, le sociologue argentin Atilio Borón critique ainsi l’absence de consistance intrinsèque de l’anti-pouvoir face à l’impérialisme, aux militaires ou aux multinationales. Il montre la « fragilité constitutive, sociologique, de la multitude », qui ne parvient pas à prendre forme dans une structure politique large, un projet national capable de résister et construire dans le cadre de la mondialisation (Borón, 2001). Car, autonome mais isolé, un mouvement, une communauté, un collectif peuvent se retrouver cooptés ou marginalisés et réprimés par le pouvoir -lui bien réel- de l’État en place (à ce propos l’histoire argentine est tout à fait exemplaire). Comment alors fédérer une multiplicité d’espaces alternatifs et autonomes pour peser face au rouleau compresseur du capitalisme militaro-industriel néolibéral ? On retrouve là certains traits du débat initié au 19e siècle en Europe par Proudhon, Bakanounine et Marx, mais aussi par les communards parisiens.

Selon le journaliste Serge Halimi, il serait contradictoire de faire « comme si quelques préfigurations d’une utopie « libertaire » (une coopérative à Boston, un mouvement indigène dans le Chiapas, un squat à Amsterdam), et l’établissement de « liens » divers (Internet, Forums mondiaux) entre ces îlots participatifs, pouvaient tenir lieu de stratégie politique. Comme si les expériences locales qu’on élevait sur le pavis n’étaient pas tributaires de décisions nationales ou internationales (niveau de vie du pays, fiscalité, accords de libre-échange, monnaie, guerres…) interdisant de confectionner à part sa petite utopie, « sans prendre le pouvoir ». Comme si un internationalisme légitime devait faire oublier que certains États-nations avaient constitué des terrains de luttes, de solidarité, et permis de garantir les conquêtes ouvrières que la « mondialisation » a entrepris de casser en menus morceaux » |17|.

Cette remarque si elle a une certaine pertinence stratégique, n’en néglige pas moins un problème (et pas des moindres !) : les socialismes « réels » du XX° siècle n’ont absolument pas réglé le problème de l’existence de l’État, de sa bureaucratisation, de son autoritarisme, tel que cela a été très justement mis en avant par les mouvements libertaires. Comment « prendre » le pouvoir sans se faire prendre par le pouvoir ou s’en accommoder au nom d’un certain « réalisme » institutionnel (question posée récemment par l’histoire du Parti des travailleurs au Brésil) ? Comment construire des formes de pouvoir populaire constituant, voire de double pouvoir, façonnant des institutions radicalement démocratiques, contrôlées par en bas et socialisant le pouvoir à tous les pores de la société (au lieu de l’étatiser) ? Ce qui est en jeu c’est le difficile passage de pouvoirs constituants aux pouvoirs constitués et les modes d’articulation entre démocratie directe, participative et représentative, entre espaces de délibération et de décision : bref la question classique de la « souveraineté » du peuple. Et cette construction-destruction-création doit-elle se déployer en extériorité totale à l’État (pour le mettre à bas) ou bien comme émergence combinée à la fois de formes externes et d’une impulsion venant des institutions gouvernementales ? C’est très clairement la question posée par les conseils communaux au Venezuela, effectivement souverains à une certaine échelle, mais dépendant directement d’une relation verticale avec l’exécutif d’Hugo Chávez, comme nous l’explique Mila Ivanovic. Même problème du reste au niveau économique, avec les coopératives, entreprises récupérées et autres expérimentations locales : comment coordonner ces essais autogestionnaires autrement que par le marché, qui tend à désarticuler la dimension alternative de ces espaces ? Et avec quels outils ? Partis, organisations, mouvements ?Et comment envisager la discordance des temps entre les élections -aujourd’hui l’Amérique latine vit dans des régimes constitutionnels, après la nuit noire des dictatures et guerres civiles- et celui, indispensable, des luttes sociales et de l’auto-organisation ? Hervé Do Alto nous rappelle par exemple que l’expérience bolivienne actuelle n’aurait pu voir le jour sans la création du parti-mouvement MAS (Mouvement au socialisme), qui a non seulement porté au gouvernement Evo Morales par les urnes, mais a aussi commencé à démocratiser ce pays, le plus pauvre de l’Amérique du sud. Pour autant, les gouvernements actuels, et leur orientation générale néo-développementiste ou en faveur d’un « capitalisme ando-amozonien », rappellent une fois de plus que les gauches peuvent gagner le gouvernement, sans que le peuple ne gagne pour autant le pouvoir, ni que cela ne signifie un processus de rupture (Toussaint, 2009). A contraire même, il arrive bien souvent que les initiatives venues d’en bas se trouvent en butte à l’autoritarisme d’exécutifs qui, initialement, s’étaient fait élire comme une possible voie du changement. Que penser du gouvernement nationaliste de Ollanta Humala au Pérou, qui avait reçu l’appui de toute une partie de la gauche et de la société civile et qui aujourd’hui incarne la figure d’un gouvernement au service des transnationales minières, prêt à réprimer son peuple. Et qu’en est-il des relations entre toute une partie des mouvements sociaux, indigènes, ouvrier, avec des gouvernements nationalistes-populaires ou progressistes (tels par exemple ceux de Correa en Equateur, Roussef au Brésil ou Morales en Bolivie) : nombreux sont les militant-e-s qui dénoncent ce qu’il considèrent comme un nouveau visage du capitalisme davantage que comme une perspective de réformes post-néolibérales, d’où les conflits à répétition entre ces présidents et une partie de la population ou des travailleurs organisés. Dans ses réflexions sur « l’avenir du socialisme », l’économiste Claudio Katz rappelle que le débat ne porte pas tant sur la réalisation immédiate d’un autre monde possible mais sur son commencement, condition essentielle pour toute avancée future. Il affirme ainsi qu’une stratégie de transformation radicale s’étend nécessairement sur une longue période et, que, dans ce chemin semé d’embuches « tout projet politique et économique, fondé sur la majorité de la population qui présente des signes allant vers l’extension de la propriété collective et la consolidation de l’autogestion populaire, représente une forme embryonnaire de socialisme » (Katz, 2004). C’est à cette aune (et dans les rapports existants avec l’impérialisme) que l’ont peut juger des processus de transformation dans la région. Sur cette base, nul doute que la route apparait encore longue, malgré les sauts réussis vers l’émancipation…

Changer le monde en favorisant l’auto-organisation et en transformant modèle de développement, mode de production, institutions et société : un défi pour penser l’émancipation au 21e siècle… Mais, il s’agit aussi de réussir ici et maintenant d’autres formes de vie possible, faire la démonstration des alternatives, tester in vivo de nouveaux horizons et créer des biens communs : comme le dite Jacinte, militante du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) brésilien, il s’agit de devenir « sujet de sa propre histoire » ou encore selon José Martinez, producteur agroécologique colombien : de recréer « des systèmes de vie ». Jules Falquet rappelle que malgré la violence masculine, néolibérale et guerrière qui règne au Mexique, femmes et féministes ont su reprendre l’initiative. En somme, avec ce livre collectif, nous avons cherché à montrer le moment vertical et le moment horizontal d’une politique de l’émancipation, et leur tensions permanentes. Il s’agit d’une invitation à s’inspirer de la richesse des expériences « par en bas », communautaires, locales, autogérées, mais aussi en partie « par en haut », avec le rôle des partis politiques, des processus constituants, des gouvernements progressistes, afin de reprendre un débat stratégique nécessaire, qui a été en partie enseveli sous les décombres du mur de Berlin et éclipsé par l’asphyxie de la révolution cubaine.

Pour Richard Neuville :

« La diversité des expériences [en cours] démontre amplement la richesse des pratiques émancipatrices à l’œuvre dans le sous-continent latino-américain. Elles expriment des rapports différenciés au pouvoir. […] Dans leur diversité, les mouvements sociaux interrogent clairement la question de la démocratie dans ses aspects économique, politique et social, que ce soit au travers du contrôle et la gestion directe de la production, la participation active aux instances de décision ou l’auto-organisation et l’autonomie. En cela, avec des nuances, ils peuvent être catégorisés comme mouvements autogestionnaires » (2012).

Il s’agit aussi de penser les liens entre le champ social et politique que posent ces expériences variées, afin de poursuivre une réflexion toujours ouverte. Ceci, pour reprendre des figures théoriques évoquées plus haut, afin d’envisager l’articulation entre critique « artiste » et « sociale » du capitalisme, entre la Voice et l’Exit, entre utopies concrètes et projets politiques post-capitalistes et écosocialistes. Car, au moment de parcourir les exemples que nous présentons ici, on peut faire l’hypothèse qu’en Amérique latine, les dénonciations de l’aliénation néolibérale ou les essais d’émancipation communautaires restent précisément connectés à la critique sociale et environnementale du capitalisme (OSAL, 2012) et, surtout, à ses mouvements populaires. C’est d’ailleurs ce qui fait la force du panorama actuel dans le sous-continent. Avec, évidemment, bien d’autres questions fondamentales qu’il faudra traiter : celle des modèles de développement au moment où extractivisme et écocides font des ravages dans tout le continent, celle des rapports de « race » et de genre, celle des intégrations régionales et de la solidarité internationale. Vaste programme en perspective !

Comme le remarquait Daniel Bensaïd lors de son débat avec John Holloway :

« Il faudra bien oser aller au-delà de l’idéologie, plonger dans les profondeurs de l’expérience historique, pour renouer les fils d’un débat stratégique enseveli sous le poids des défaites accumulées. Au seuil d’un monde en partie inédit, où le nouveau chevauche l’ancien, mieux vaut reconnaître ce qu’on ignore, et se rendre disponible aux expériences à venir, que de théoriser l’impuissance en minimisant les obstacles à franchir » (ContreTemps, 2003).

Ce petit livre collectif est une invitation au voyage, au débat le plus large et à penser d’autres possibles pour demain. Une invitation au « principe espérance » et à l’optimisme que défendait le philosophe Ernst Bloch |18|, par delà les catastrophes et la barbarie qui guettent. Une conviction : ces utopies concrètes vues du Sud, venues de la « grande patrie » de José Marti et de Mariátegui, peuvent, avec d’autres, nous aider à nous réarmer sur le plan des idées et à (re)penser comment transformer le monde.

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Voir en ligne : http://www.contretemps.eu/lectures/…
Notes

|1| Merci à Emmanuel Delgado Hoch des éditions Syllepse pour ses commentaires critiques à ce texte. Le résultat final restant, comme il se doit, de mon entière responsabilité.

|2| Il s’agit en réalité d’une grande variété de gouvernements : de centre-gauche, progressistes, sociaux-libéraux ou national-populaires suivant les configurations socio-historiques nationales, et leurs relations aux mouvements sociaux, à l’impérialisme et aux classes dominantes.

|3| Caracazo : insurrection populaire survenue le 27 février 1989 à Caracas contre la politique néolibérale et les hausses de tarifs, imposées par le président social-démocrate Carlos Andrés Pérez. La répression policière causa, selon les estimations, entre 1000 et 3000 morts.

|4| Sur cette nouvelle génération de Coups d’Etat, parfois dits « légaux », voir : « Coup d’Etat au Paraguay », 23 juin 2012 et « Honduras, un an après le coup d’Etat » (par Renaud Lambert), La valise diplomatique, 28 juin 2010, www.monde-diplomatique.fr.

|5| N. Klein, La Stratégie du choc, Actes Sud, Paris, 2008.

|6| Voir également le dossier : « Menos desigualdades, ¿más justicia social ? », Nueva Sociedad, N°239, Junio 2012, www.nuso.org.

|7| Dans leur livre, Boltanski et Chiapello distinguent la critique « artiste » dénonçant l’aliénation, la société de consommation et l’inauthenticité du capitalisme (souvent assumée par des étudiants, artistes et intellectuels), de la critique « sociale », centrée sur l’exploitation et portée par le mouvement ouvrier ; l’une étant récupérée par le système du management et largement déconnectée de l’autre, dès ses débuts, en 1968 (Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999).

|8| Albert O. Hirschman, Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995.

|9| Sur la notion métisse de « bien vivre » et indigène de Sumak Kawsay, voir l’article de Matthieu Le Quang sur l’Equateur dans ce volume.

|10| Voir le riche reportage sur plusieurs utopies communautaires européennes de Isabelle Fremeaux et John Jordan : Les Sentiers de l’utopie, Zones – La Découverte, Paris, 2011 et le compte rendu critique de F. Poupeau : « Peut-on changer le monde ? Des gens formidables… », Le Monde Diplomatique, Paris, novembre 2011.

|11| Le concept de « colonialité du pouvoir » a été présenté pour la première fois par l’intellectuel péruvien Anibal Quijano. Selon ce dernier, la matrice coloniale se fonde sur quatre piliers : l’exploitation de la force de travail, la domination ethno-raciale, le patriarcat et le contrôle des formes de subjectivité (ou imposition d’une orientation culturelle eurocentriste). Deux siècles après les indépendances latinoaméricaines, cette matrice resterait encore centrale dans les rapports sociaux : « cette colonialité du pouvoir s’est avérée plus durable et plus enracinée que le colonialisme au sein duquel il a été engendré, et qu’il a aidé à s’imposer mondialement », s’inscrivant alors dans une domination de type post-coloniale (Quijano, 2007).

|12| L’idée du « En bas, à gauche » est une référence centrale de l’expérience zapatiste.

|13| D. Bensaïd, « La Révolution sans prendre le pouvoir ? À propos d’un récent livre de John Holloway » (ContreTemps, 2003)

|14| Les piqueteros sont les « travailleurs désoccupés » en Argentine, ayant mené de grand « piquets » de grève en barrant les routes depuis la crise de 2001.

|15| Voir l’intéressant entretien de Zibechi paru dans la revue libertaire Réfractions (2007).

|16| Sur ce débat stratégique international et ses prolongements, tout comme les réponses apportées par Holloway voir : Contra y más allá del Capital (2006).

|17| S. Halimi, « Quelle société future ? Dernières nouvelles de l’Utopie », Le Monde Diplomatique, Paris, août 2006.

|18| A. Münster, Ernst Bloch, messianisme et utopie, PUF, Paris, 1989.