Le 12ème Forum social mondial (FSM) vient d’avoir lieu à Tunis, deux ans après le ‘printemps arabe’ qui a renversé l’ancien régime et mis en place un gouvernement dirigé par Ennahda (‘mouvement de la renaissance’), un parti politique islamiste.
Le succès fut réel, en termes de participation et en termes politiques. Les jeunes de la région étaient massivement présents, les tunisiens ont ressenti que la solidarité internationale avec leur révolution fut concrète, et les participants ont pu constater que le FSM a su récupérer le meilleur de ses expériences passées.
C’était bien nécessaire ! Car les participants internationaux, venus essentiellement d’Europe et d’Amérique latine étaient plutôt sceptiques sur l’avenir du processus. De plus, ce FSM était suivi d’une réunion de son Conseil International où justement l’avenir de la gouvernance du FSM était à l’ordre du jour. Le succès du FSM2013 a barré la route à ceux qui voulaient en finir du conseil international, voire du processus lui-même. Ceci dit, rien n’est réglé, tout reste à (re)faire.
Horizontalité et structures
La question de savoir comment est gouverné le FSM n’est pas facile à répondre. Le FSM est un ‘espace ouvert’ ce qui veut dire qu’il n’a pas de dirigeants, qu’il n’est pas représentatif et qu’il est ouvert à tous ceux et toutes celles qui acceptent sa charte de principes. Il ne consiste que d’événements auto-organisés.
Cependant, ce principe d’horizontalité (CI), contraire aux hiérarchies, est battu en brêche par des structures relativement lourdes qui ont été créées au cours de la dernière décennie.
D’abord, il y a son conseil international, à l’origine un séminaire de leaders de mouvements sociaux et d’intellectuels actifs au niveau mondial. Ses réunions étaient confidentielles. Très vite, il fut perçu comme étant élitiste, se réunissant dans des hôtels 5 étoiles. Sa tâche était de définir la stratégie du FSM.
Après le FSM de Mumbai en 2005, une première restructuration fut envisagée et son objectif était formulé comme étant la promotion et l’expansion du processus FSM en lui donnant une visibilité majeure et en le définissant comme processus et non plus événement.
L’expansion se fit surtout au niveau du CI lui-même qui est devenu entretemps un organe de plus de 150 membres, avec six commissions, un comité de liaison restreint et des groupes de travail à tout va.
En termes politiques néanmoins, il perdit le pouvoir. Celui-ci passa d’abord à un secrétariat établi à Sao Paulo qui fit le travail quotidien et garda le contrôle sur l’ensemble du processus. Mais à Mumbai émergea également un comité d’organisation local qui contesta le pouvoir du secrétariat brésilien.
Aujourd’hui, en 2013, force est de constater que le pouvoir majeur est effectivement entre les mains du comité d’organisation maghrébin et qu’une nouvelle instance a été créée au Brésil – le GRAP : Grupo de Reflexion y de Apoyo al Proceso del FSM – dont personne ne connaît la composition ni l’influence réelle. Le secrétariat a été abandonné et le CI est devenu un navire sans gouvernail.
Un débat nécessaire
Face à une telle gabegie, un débat urgent s’imposa, surtout que chez plusieurs membres du CI une impression d’abandon s’installa. En effet, pour les dernières réunions du CI, il y avait à peine un agenda concret. Le comité de liaison qui aurait dû être renouvelé en 2012, fut en fait dissout. Les différentes commissions du CI ne fonctionnent plus, la commission stratégie étant monopolisée par un seul membre…
Le débat organisé à Tunis, dans un contexte d’enthousiasme et d’optimisme, était donc le bienvenu.
Plusieurs constats y furent formulés :
D’abord, l’écart total entre le CI d’une part et le FSM d’autre part, en tant que processus tout aussi bien qu’en tant qu’événement. Comme plusieurs participants l’ont souligné, le FSM2013 fut un succès, malgré plutôt que grace à l’existence du CI.
Ensuite, le ‘nouvelle culture politique’ dont le processus FSM s’est toujours vanté, n’existe pas. Certes, la diversité est respectée, mais les relations de pouvoir gâchent tout, étant cachées par une horizontalité fictive qui ne sert qu’à cela par ailleurs.
Enfin, à défaut de règles et de méthodologie pour mettre en équilibre les relations de pouvoir, il n’y a aucune démocratie au sein du CI. Les membres savent plus ou moins qui a le pouvoir – un petit noyau dur de membres brésiliens et français -, mais il ne se manifeste que rarement ouvertement. Quant au comité local d’organisation, il ne fait pas partie du CI et ses membres ne sont pas connus officiellement.
Tout cela doit être vu actuellement dans le contexte d’un conflit majeur entre les mouvements sociaux brésiliens et un manque total de confiance entre les participants aux réunions du CI. En termes de relations humaines, la situation est donc très difficile et l’amitié entre les membres du CI est soit superficielle, soit sectaire. Personne ne sera donc surpris d’apprendre que les réunions sont difficiles à supporter au-delà d’une demi-journée.
Mentionnons encore que le GRAP a engagé une secrétaire à temps partiel qui fait actuellement le travail le plus urgent, et qu’il avait une salle de réunion permanente à sa disposition dans un hôtel 5 étoiles de Tunis.
Un autre CI est-il possible ?
Le CI de Tunis a consacré deux demi-journées à un débat sur son avenir. Un rapport de synthèse avait été préparé sur différentes contributions introduites ces derniers mois. Même si ce rapport fut accueilli positivement, il n’en fut pas tenu compte dans le débat. Trois groupes de travail furent installés : un premier sur les mesures urgentes à prendre, notamment le lieu de la réunion prochaine du CI et du FSM ; un deuxième sur la recomposition et la stratégie du CI et un troisième sur la stratégie du processus FSM.
Très peu de décisions furent prises. Le lieu du CI prochain reste à définir. Même si, vers la fin des débats, l’horizon s’éclaircit un peu et les dénonciations et les reproches se firent plus rares, il reste que les points les plus importants sont plus ou moins écartés du débat.
Je veux en mentionner quatre :
– Avant de pouvoir décider de l’avenir du CI, il serait nécessaire de confirmer ou de re-formuler ses tâches. Ce n’est qu’à partir de là qu’une stratégie éventuelle peut être élaborée. Ces tâches dépendront bien entendu des relations de pouvoir au sein du processus FSM. Si les comités d’organisation continuent d’exister, ils devraient rejoindre le CI. Quant au GRAP, son existence devra être officialisée et son rôle explicité afin d’éviter des ‘overlappings’.
– Ensuite, il faudra re-discuter des ressources nécessaires pour faire fonctionner le CI. Ses réunions coûtent chères, surtout si l’on veut payer les billets d’avions de ses participants. Dans le passé, un fonds de solidarité alimenté par des contributions des mouvements du Nord servait à payer des billets pour les représentants du Sud. Aujourd’hui, plusieurs mouvements du Sud sont bien plus riches que ceux du Nord. Une autre solution avait été envisagée à la réunion de Dacca, à savoir une contribution forfaitaire à payer annuellement par tous les membres du CI. Cette question est urgente et doit trouver une solution efficace et durable.
– Troisièmement, la dimension politique. Elle se manifeste à deux nouveaux. Lors des forums en Amérique latine, des conflits se faisaient jour à chaque fois sur la présence d’hommes ou de femmes politiques, voire de présidents au forum. Pour certains, la politique institutionnelle n’a pas de place au FSM qui est un espace de rencontres ouvert pour les mouvements sociaux, appelé ‘société civile’. Bizarrement, ce débat n’a pas eu lieu à Tunis, où pourtant le gouvernement appuyait ouvertement le FSM et où une délégation du CI fut invitée au palais présidentiel. Quelle que soit la formule choisie, il ne me semble pas acceptable de la faire dépendre du pays dans lequel se tient le FSM. Surtout il faudra prendre en compte les alliances et les relais politiques possibles des mouvements sociaux. Si le CI peut travailler avec un gouvernement islamiste, il devrait être en mesure d’accueillir un président allié des mouvements sociaux.
Le deuxième niveau politique à examiner pour le CI et la tenue de débats politiques en son sein. Le monde a profondément changé depuis 2001, nous vivons des crises multiples et des changements géopolitiques sont en cours. De plus, de nouveaux acteurs jeunes se sont présentés pour contester le système dominant ainsi que par ailleurs le fonctionnement du processus FSM et de ses organes. Jusqu’à présent, les débats politiques ont été évités dans le CI, par peur des divisions. Il me semble indispensable de réserver des espaces pour ces débats, le seul moyen pour progressivement construire des convergences et aller au-delà du sectarisme.
– Quatrièmement, le CI a un besoin urgent de démocratie, de transparence et de reddition de comptes. Aucune instance ne peut survivre s’il n’y a pas de confiance entre ses membres. Or, la confiance ne peut s’installer si des décisions sont prises en dehors des réunions, si des rapports demandés sont ignorés, si les comptes ne sont pas présentés, si les relations de pouvoir restent cachés derrière le voile de l’horizontalité.
Et maintenant ?
Beaucoup de questions restent ouvertes. Si le FSM veut survivre – ce qu’après le succès de Tunis tout le monde souhaite – il faudra repenser sa gouvernance. Si le CI veut survivre, il devra se recomposer et se démocratiser. Si le FSM veut répéter ses succès, il faudra s’organiser sur les lieux où les mouvements sociaux en ont un besoin et sont impliqués directement dans sa programmation.
Un CI où les mouvements sociaux grands et petits, y compris les syndicats, se sentent chez eux pour discuter de la politique et de la stratégie à suivre, pourrait donner une orientation intellectuelle au FSM. A côté des forums thématiques qui sont déjà organisés, le CI pourrait proposer aux comités d’organisation de se concentrer sur un petit nombre de thèmes sur lesquels des événements pourraient être organisés. Il ne s’agirait d’aucune façon d’imposer une ‘ligne politique’, mais de faire émerger les grands courants de pensée différents à propos de certaines thématiques. Cela pourrait aider les mouvements présents au FSM de s’inspirer et de mieux préparer leurs propres séminaires.
L’espace ouvert est une belle idée, mais elle n’a que peu de sens si elle mène à la juxtaposition sans plus d’un nombre illimité et souvent chevauchants de thématiques.
Douze ans après Porto Alegre, la pertinence de l’initiative des fondateurs du FSM se confirme. Aujourd’hui, le temps est venu de rénover la formule et de tout faire pour ne pas la dilapider. Le temps est venu pour ouvrir l’espace aux nouvelles générations et d’en faire un espace stratégique de réflexion et d’action.