Quand le jeune tunisien Mohamed Bouasisi s’est immolé en public le 17 décembre 2010, il ne se doutait pas que sa rage personnelle, comme une mèche, allumerait des feux à travers le monde. Chômeur reconverti en marchand de légumes ambulant, il subissait un harcèlement constant des autorités qui l’empêchait de travailler librement. Sa mort, qui dénonçait un état de fait devenu insupportable pour lui, a provoqué en quelques jours des manifestations massives en Tunisie. Très vite, son indignation et celles de ses concitoyens allaient faire tache d’huile, dépasser les frontières de son pays et se répandre à travers les continents.
Le mouvement de protestation s’est étendu à l’Égypte, où il a provoqué la chute Ben Ali, et à d’autres pays de la région. Le « printemps arabe » a ainsi entraîné des changements importants et historiquement rapides qui ont commencé à saper les bases de monarchies dures ou de démocraties délabrées.
Les manifestations en Afrique du nord n’ont pas tardé à s’étendre de l’autre côté de la Méditerranée et l’indignation s’est répandue en Europe.
Le 15 mai 2011, Madrid a connu des rassemblements citoyens massifs. Après une marche imposante à laquelle les avait appelés via Internet la coalition Democracia Real Ya, les manifestants espagnols ont décidé d’occuper la Plaza del Sol, transformée pendant plusieurs semaines en campement urbain. Le mouvement a gagné le reste de l’Espagne, puis des centaines de villes dans quarante pays.
L’occupation d’un espace public, méthode de lutte récurrente employée par de nombreux mouvements sociaux dans le monde pour défendre leurs revendications ―au Brésil par exemple, les « sans terre » pour réclamer la réforme agraire, les « sans toit » pour protester contre le manque de logement― se déplaçait ainsi au cœur même de l’Union européenne : quantité de places et de parcs se sont couverts des classiques plastics noirs et des tentes improvisées bien connus dans le Sud.
Exclusion de plus en plus étendue et dramatique, chômage croissant, notamment chez les jeunes, politiques de coupes sombres dans les budgets sociaux menées de main de fer et usure chronique des démocraties traditionnelles : le Vieux Monde faisait cause commune et manifestait son refus par une mobilisation de masse.
Dans un cadre global marqué par l’approfondissement, au cours des cinq dernières années, d’une crise très préoccupante, l’explosion en 2010 – 2011 de la « bulle immobilière » a dramatiquement empiré la situation de dizaines de milliers de familles endettées dans plusieurs pays du continent.
En Espagne, par exemple, des milliers de gens ont très vite perdu leur logement en un processus qui copiait à l’identique la situation traumatisante vécue aux États-Unis. Cette crise hypothécaire s’est produite au moment où le chômage augmentait brutalement : en Espagne, il touchait près de 25 % de la population active en 2012, et 50 % chez les jeunes, un niveau qui n’avait jamais été atteint.
Crise similaires, diagnostics identiques, revendications communes… En septembre 2011, pour dénoncer les abus du système financier, un groupe de manifestants également mobilisés grâce aux réseaux sociaux occupe le parc Succotti dans le quartier de Wall Street, centre névralgique de la finance et symbole du système capitaliste. C’est le mouvement « Occupy Wall Street » qui dénonce le système financier.
Les manifestations gagnent immédiatement Washington, où la Liberty Plaza, à quelques mètres de la maison Blanche, est occupée. Puis elles s’étendent à des dizaines de villes, devenant l’une des plus importantes mobilisations citoyennes de l’histoire contemporaine des États-Unis.
Le mouvement « Occupy Wall Street » se définit comme un « espace ouvert et horizontal » contre le capitalisme néolibéral, qu’il qualifie dans l’un de ses premiers communiqués comme « un poulpe géant qui tient le visage de l’humanité entre ses tentacules et, comme un vampire, suce sans pitié à travers ses ventouses n’importe quoi qui sente l’argent ». Son slogan, « Nous sommes 98% et eux 1% seulement », marque sa volonté de confrontation ouverte avec le pouvoir financier et la corruption du monde politique ; et il place au centre du débat national la question des inégalités et du clivage social croissant.
La démocratie directe, que manifestent des décisions prises collectivement, la distribution des responsabilités entre différents comités et groupes de travail clairement structurés à l’intérieur du mouvement (presse, logistique, formation, entre autres), un leadership horizontal et partagé, auquel ne s’attache aucun nom, et l’action directe, bien que non-violente, constituent les piliers de « Occupy Wall Street ».
Le mouvement est parvenu en quelques semaines à rompre le blocus des médias et du monde politique qui tentaient de l’isoler et de l’étouffer. Il a accaparé l’attention de la presse ―de même que celle des forces de police― et il est parvenu à se placer au centre de l’actualité politique. Le Parti démocrate lui-même a dû se repositionner face à lui et à ses principales revendications.
Les « Occupy » se sont rapidement mondialisés en prenant la tête de mobilisations comme celle du 15 octobre 2011 dans 951 villes de 82 pays sur presque tous les continents.
Du Chiapas à l’igloo de Davos
Fin janvier 2012. L’hiver est glacial en Europe. Le Forum Économique Mondial se tient à Davos, en Suisse, sous la protection de l’armée, comme une forteresse qu’il faut défendre. Une centaine de militants du mouvement « Occupy Wall Street » a installé au cœur de la ville un igloo de résistance, bâti de neige alpine et décoré d’affiches et de drapeaux rouges et noirs.
Cet igloo était l’expression symbolique de ce nouveau processus de résistance citoyenne face au pouvoir économique international pour qui le forum de Davos est un événement très important. Cette résistance semble ne pas avoir de frontières et parie sur la mondialisation de la solidarité, sur la mise en accusation du néolibéralisme aujourd’hui confronté à une crise profonde.
Voici 18 ans, le 1er janvier 1994, le mouvement zapatiste surgissait du néant. Il occupait San Cristobal de las Casas et cinq autres petites villes d’une région lointaine, le Chiapas. Les zapatistes dénonçaient alors le Traité de libre-échange (TLC) qui devait être signé ce jour-là entre les États-Unis, le Canada et le Mexique. Par cette démonstration, les zapatistes remettaient radicalement en cause, entre autres, le dispositif juridique international que les puissances du Nord avaient commencé à imposer à des nations du Sud et qui faisait partie de leur stratégie de mondialisation. Ils faisaient entendre leur voix prophétique pour mondialiser l’espérance.
« La fleur des mots ne mourra pas. Le visage caché de celui qui les prononce aujourd’hui peut mourir, mais les mots qui viennent du fond de l’histoire et de la terre ne pourront plus être arrachés par les puissants insolents… Toit, terre, travail, pain, santé, éducation, indépendance, démocratie, liberté, justice et paix. Ce furent nos drapeaux à l’aube de 1994. Ce furent nos demandes durant la longue nuit qui a duré 500 ans. Ce sont, aujourd’hui, nos exigences », expliquait le Manifeste zapatiste.
Presque vingt ans après, les indignés et les mouvements d’occupation reprennent ouvertement ou tacitement les revendications zapatistes, comme celle de la participation de « ceux d’en bas », ainsi que leurs méthodes. Et aussi leurs couleurs.
Indignation et autre monde possible
Entre ces évènements historiques et leurs récents échos, est né l’altermondialisme, nourri par les Forums Sociaux Mondiaux, dont le premier s’est tenu à Porto Alegre en 2001. Ces rencontres sans frontières ont lancé le défi d’un changement de système. Par une mobilisation active, horizontale, sans leadership, elles ont permis de renforcer les réseaux mondiaux d’une communauté solidaire pour construire « l’autre monde possible ».
Cet autre monde possible, pour les altermondialistes, ne peut être que le résultat d’une conception rénovée de la participation politique et d’une nouvelle forme de démocratie incluante, pour tous et avec tous. Sa construction passe par une participation citoyenne active, la critique frontale du capitalisme et la dénonciation de ses conséquences dévastatrices au plan social et écologique. Mais elle exige aussi la prise de décisions collective et la mobilisation des plus marginalisés. Pour cela, il faut vaincre la peur et travailler sans relâche à la participation populaire, revendiquer la mémoire historique contre l’oubli qu’on cherche à nous imposer. Mais aussi élargir notre vision, innover, sans la rigidité des schémas préconçus, sans l’exclusion qui peut découler des idéologies.
Ces concepts et ces pratiques des altermondialistes, des manifestants arabes, des indignés et des « Occupy » coïncident avec celles du zapatisme.
« Notre colère contre l’injustice est toujours intacte. Cette menace n’a pas totalement disparu. Aussi, appelons-nous toujours à une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne propose comme horizon pour notre jeunesse que la consommation en masse, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous », explique Stéphane Hessel dans « Indignez-vous ».
Cette brochure, rapidement devenue une référence, appelle à la mobilisation de la société solidaire pour changer de cap, pour s’opposer au pouvoir des banques et des grandes entreprises, à la corruption de la classe politique responsable de l’exclusion.
« Nous les chômeurs, les mal payés, les employés en sous-traitance, les précaires, les jeunes … nous voulons un changement et un avenir digne. Nous en avons assez des réformes antisociales, de ce système qui nous laisse sans travail, de ces banques qui ont provoqué la crise, qui augmentent les taux d’intérêts ou s’emparent de nos logements, des lois qu’on nous impose et qui limitent notre liberté au bénéfice des puissants. Nous accusons les pouvoirs politiques et économiques de notre situation précaire et exigeons un changement de cap. », protestent les indignés dans une déclaration à la presse au début du mouvement.
L’humanité vient de connaître presque vingt ans (1994-2012) de luttes citoyennes, menées par de nouveaux acteurs et marquées par des innovations dans la manière de faire de la politique. Ces diverses expériences empiriques enrichissent au plan conceptuel la recherche mondiale de nouveaux systèmes dans les domaines économique, social et écologique.
Il reste cependant à concrétiser les aspirations : mettre du contenu à cet « autre monde possible », construire ici et maintenant ce monde « qui contient beaucoup de mondes ». Il faut passer de l’indignation à l’action transformatrice. L’année 2013 sera, sans aucun doute, un autre moment important de cette marche collective. Et la prochaine édition du Forum Social Mondial, qui se tiendra du 26 au 30 mars à Tunis compte bien parvenir, entre autres, à intégrer plus solidement indignation et altermondialisme.
Si ce défi est relevé, un progrès aura été accompli dans la capacité de mobilisation de la société civile mondiale et dans sa recherche de solutions. Les sources où puiser ne manquent pas, que ce soit le capital accumulé dans les pays arabes au cours des deux dernières années, le renforcement de la mobilisation sociale et syndicale en Europe, démontrée par la grève continentale du 14 novembre dernier, ou encore l’expérience des multiples processus progressistes – dont les nouvelles formes démocratiques de participation citoyenne mises en œuvre en Amérique latine.
*Sergio Ferrari collaboration E-CHANGER (ONG de coopération solidaire) et la FEDEVACO, la Fédération Genevoise de Coopération et l’Agenda Latino-Américaine.
Source: cadtm