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L’histoire de Shada, reflet d’une réalité immédiate de dépendance

Au moment où les autorités économiques vantent les « vertus » de l’implantation de la zone franche de Caracol (Nord-Est d’Haïti, après celle de Maribaroux / Ouanaminthe en 2003), malgré le risque de destruction de 40 7 de mangroves du pays, la publication de « Shada, chronique d’une extravagante escroquerie », interpelle sur l’histoire d’une expérience de plantation qui a contribué à renforcer la dépendance économique du pays.


« Il faut dire assez, parce que voici ce qui s’est passé il y a quelques années. On ne saurait continuer ainsi à handicaper un pays » !

« Shada, chronique d’une extravagante escroquerie », c’est le titre du nouvel ouvrage de la professeure d’université et chercheure, Myrtha Gilbert, qui tente de faire une percée vers les racines de la misère et la dépendance économique d’Haïti.

Dans ce livre, Myrtha Gilbert exhume Shada, spectre de la domination américaine, « un projet qui a laissé notre agriculture en lambeaux, créé des problèmes extraordinaires et des problèmes que l’on ressent encore actuellement », explique t-elle dans une interview accordée à AlterPresse.

La société haïtiano-américaine de développement agricole (Shada), prend naissance le 30 juillet 1941 sous le gouvernement d’Elie Lescot.

« J’étais encore une petite fille à l’époque, mais l’idée de détruire des plantations de nourriture pour les remplacer par du caoutchouc m’avait rendue triste », raconte Myrtha Gilbert.

Des années plus tard, cette tranche d’histoire l’interpelle avec davantage de force, parce que notamment les conséquences de Shada sont crues et l’ignorance des Haïtiennes et Haïtiens, insupportable, alors que les mêmes mécanismes se remettent en place.

Shada : crime occulté

Journaux de l’époque, certains de province, quotidiens de référence (tels le Nouvelliste, le Matin).. : Myrtha Gilbert épluche la presse, fouille dans les ouvrages écrits par des Haïtiens et des étrangers, pour faire taire le silence sur cette compagnie à vocation de « développement agricole ».

Bien avant l’implantation de Shada en 1941, des experts étasuniens sont venus, au début de l’occupation américaine (1915-1934), étudier des possibilités de « faire des affaires en Haïti », relate l’ouvrage « Shada, chronique d’une extravagante escroquerie ».

Dès cette période, ils concluent que l’île est l’une des plus appropriées, dans les Caraïbes, à la culture du caoutchouc.

Étonnant, estime Gilbert !

Vu la taille des États-Unis d’Amérique par rapport à Haïti (300 fois en superficie), le géant nord-américain a, de toute évidence, plus de terres pour cultiver le caoutchouc.

Cependant, la compagnie Shada parvient à s’installer, fondamentalement dans la Grande Anse (Sud-Ouest), ne cachant, à aucun moment, son intérêt envers les terres les plus fertiles pour planter son caoutchouc.

Cette exigence sera satisfaite par le gouvernement de Lescot avec un zèle effarant : expropriation des paysans sur fond de campagne anti-superstitieuse (contre le vodou), destruction de plantations agricoles, déboisement et destruction de forêts sous couvert « d’exploitation scientifique », montre Gilbert.

En l’espace de trois ans, la compagnie Shada accomplit un monstrueux exploit, en provoquant, par exemple, le déplacement de 250 mille personnes ainsi que la coupe d’un million d’arbres fruitiers et de 200 mille pins dans les montagnes d’Haïti.

Environ 70 ans plus tard, le pays caribéen n’a pas plus de 1% de sa couverture forestière.

Dans « Shada, chronique d’une extravagante escroquerie », Myrtha Gilbert suit ce processus aux allures diaboliques, dévoile la politique des dirigeants haïtiens ou leur absence de politique.

Il existe une relation perverse entre les puissances internationales et certains nationaux pour instaurer des mécanismes néfastes pour l’économie et l’avenir du pays, relève la chercheure.

En travaillant sur l’histoire de Shada, la professeure Gilbert souhaite surtout mettre en lumière les rouages et les racines de la dépendance alimentaire et économique d’Haïti, bien perceptible aujourd’hui (en 2012), « habilement pensée et instaurée par les États-Unis d’Amérique », révèle t-elle.

Ventre et poings liés

« Parce que, la vision de la paysannerie haïtienne, c’est de cultiver la terre et d’échanger ses produits contre ceux dont elle a besoin par le commerce, alors que l’autre vision, c’est ‘’je me fiche que tu aies besoin de manger, parce que, moi, j’ai besoin de caoutchouc, de pite et d’autres choses. Et, c’est ce que tu vas produire sur tes terres, même si ce sont les plus fertiles et que la population meure de faim », explique t-elle.

Dès le départ, le président de Shada, un américain du nom de Thomas Fennell, a annoncé la politique des États-Unis d’Amérique d’exporter vers Haïti « beaucoup, beaucoup de produits alimentaires… Et c’est pour cela que nous devons être vigilants ». rappelle Myrtha Gilbert.

Pour elle, c’est le point de départ, notamment, du recul de certains produits à l’image du riz national (depuis 1986 avec l’ouverture – invasion du marché national par le riz importé)

La chercheure ne peut pas, dans le même temps, s’empêcher de faire un lien avec les déclarations de Paul Collier et l’implantation de zones franches dans le pays.

Le parc industriel de Caracol, installé sur des terres hautement fertiles, constitue, à ses yeux, une version de Shada.
« Justement un des impacts du projet de Shada, c’est la grande famine qui existait dans le pays…et on peut dire que, jusqu’à présent, il existe des vestiges de ces plantations [de caoutchouc]. Et l’une des conséquences, c’est que Shada a dévié le pays de la vocation d’avoir une autosuffisance alimentaire grâce à son agriculture, vocation que même l’occupation américaine n’avait pas réussi à pervertir ».

En 2012, les autorités estiment que 4 millions de personnes sont en situation d’insécurité alimentaire. Malgré de bonnes perspectives, prédites par la coordination nationale pour la sécurité alimentaire (Cnsa), certains départements demeurent très vulnérables.

Entre-temps, l’équipe au pouvoir, dirigée par Joseph Michel Martelly maintient sa volonté d’ « ouvrir Haïti aux affaires » et de créer des emplois, volonté qui passe, semble t-il, par l’installation de parcs industriels comme Caracol.

« C’est ainsi qu’ils nous veulent. Un pays avec ¾ de la population dans les usines, à travailler comme des esclaves. Parce que le destin, auquel ils veulent nous soumettre, est celui de l’esclavage », souligne Myrtha Gilbert.

Les conséquences sont faciles à deviner : « 300 millionnaires, 350 mille personnes dans les bidonvilles, comme Cité Soleil (grande agglomeration populaire au nord de Port-au-Prince)et 750 mille boat people… Celles et ceux qui ont des privilèges sont aveugles, elles et ils ne voient pas qu’on est en train de jouer avec le destin d’un pays », illustre la chercheure.

« Il faut dire assez, parce que voici ce qui s’est passé il y a quelques années. On ne saurait continuer ainsi à handicaper un pays ! », s’exclame t-elle.

Cerise sur gâteau, « Shada, chronique d’une extravagante escroquerie » de Myrtha Gilbert nous apprend que Thomas Fennell, président de la Shada, a été décoré par Elie Lescot de l’ordre « Honneur et Mérite » pour « services rendus à Haïti », en 1944, année bouclant les opérations de la compagnie.

Source: Alterpresse