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L’architecture du discours du Président Joseph Michel Martelly reprend de toute évidence la pratique langagière des dirigeants antérieurs

A l’avènement au pouvoir du régime lavalassien, en 1991, nous avons assisté à un phénomène qui consiste à l’emploi par le Président de la République, de plusieurs langues dans les discours officiels. Cette pratique, de plus en plus répandue en Haïti est désignée dans les sciences du langage sous le nom d’alternance codique ou code switching. Les dirigeants haïtiens font un usage alternatif quasiment systématique du créole et du français et parfois d’autres langues dans leurs discours. Le Président Michel Martelly, n’y échappera pas. Dans son discours d’investiture, le 14 mai 2011, il a mélangé les codes. Il a fait usage du même procédé introduit par les lavalassiens. Ce faisant, s’inscrit-il dans une dynamique de continuité ou de changement ou encore de rupture, comme il se plait à le répéter ?


L’architecture du discours reprend de toute évidence la pratique langagière des dirigeants antérieurs. Sur une trentaine de paragraphes, seul les trois premiers sont exclusivement écrits en français, alors que tout le reste est en créole, et pour certaines sections, ponctué de certains mots ou encore de certaines structures françaises. Nous pouvons prendre en exemple cette phrase « Aux autorités judiciaires et policières, mwen di : pran men nou ». La population haïtienne ne peut que se réjouir de l’appropriation de cette pratique qui dans une certaine mesure peut être considérée comme une exigence constitutionnelle. Alors que dans notre histoire de peuple, les deux langues, le créole et le français ont toujours coexisté, le français était la seule à bénéficier du statut officiel. La constitution de 1918 qui octroyait le statut officiel au français faisait abstraction complètement du créole. L’usage de ce dernier était réservé aux situations familières tandis que le français aux situations formelles. Il a fallu attendre la constitution de 1987, soit soixante dix ans plus tard, pour qu’enfin le créole bénéficie au même titre que le français du statut officiel.
Cette co-officialité du créole et du français, consacrée par la constitution, requiert le respect de la graphie des deux langues. La rigueur dont nous avons souvent fait montre dans le parler ou l’écrit du français, devait être appliquée aussi au créole qui, depuis 1980 en Haïti, dispose d’une graphie officielle.

Selon cette graphie officielle, l’apostrophe est utilisée pour les formes courtes des pronoms sujets. En ce sens, nous ne comprenons pas le bien fondé de l’utilisation de l’apostrophe dans cette phrase extraite du discours d’investiture du 14 mai : « Se pou tèt sa, depi 9 mwa nou te passé pran’m lè’l te fè nwa deyò a ». Nous ne nous intéresserons même pas à parler de pronoms compléments en ce qui concerne « m » et « l » vu qu’en créole haïtien l’apostrophe suit le pronom.

Le Président Martelly a employé dans son discours d’investiture des néologismes tels « fem » ( « fem konfyans »), « figil » (« nou pral refè figil »), « rebal » ( « rebal eskamp li »). Nous les considérons comme des mots nouveaux introduits dans le créole haïtien, dans la mesure où cette agglutination qu’il semble opérer avec un verbe et un pronom complément ( « fem » ) ou encore un nom avec un pronom complément ( « figil » ) n’existait pas avant. Le procédé qui semble être utilisé dans les exemples tirés du discours ne peuvent en aucun cas être associé au phénomène d’agglutination dans la mesure où ils ne résultent d’aucun processus diachronique. Nous ne sommes pas en présence de déterminants français qui s’intègrent au nom, et en deviennent inséparables. Nous pouvons facilement séparer « m » de « fe » dans « fem konfyans », « l » de « figi » dans « nou pral refè figil » et enfin « l » de « reba » dans « rebal eskamp li ».

Si le créole haïtien admet le son « ch », en revanche, on ne retrouve jamais comme en français le son « c ». En ce sens, le mot « negocie » dans la phrase « Sa a, mwen pap negocie li » n’est pas conforme aux règles et ceci suivant un double point de vue. Car, le créole veut qu’on recoure à une semi-voyelle pour éviter la rencontre de deux voyelles. L’orthographe correcte est dans ce cas negosye et non « negocie » tel qu’écrit dans le discours. Cette même règle doit être appliquée au mot « ayitien » dans « pou jan pep ayitien se pep ki gen kouraj » qui en plus, ne respecte pas l’approche phonétique privilégiée par la graphie du créole haïtien en utilisant le « t » au lieu du « s ».

Les mots « promèt » dans la phrase « An nou promèt tèt nou tolerans », « gròg », « gro » dans « ….. si nou te ankadre Jenès la, nan mété-l lan sport, retire-l lan la ri, nan lave machin-n, nan Koripsyon, nan bwè gròg gro soley midi ? » sont des exemples qui illustrent encore une fois un non respect des règles du créole haïtien. Le son « r » ne précède jamais les voyelles arrondies telles « o, ò, ou, on ». Dans les exemples mentionnés ci-dessus, c’est l’emploi de la semi-voyelle « w » qui est adéquat au lieu de « r », compte tenu du fait que les voyelles qui suivent sont « o » et « ò ».

L’emploi abusif des traits d’union dans tout le texte nous rappelle le modèle d’orthographe de Charles Fernand Pressoir qui, critiquant l’orthographe de McConnell plus proche de celle que nous utilisons actuellement, disait : « l’orthographe de McConnell conviendrait a des sauvages de l’Australie ou de quelque coin perdu, mais n’est pas de mise dans un pays à tradition française. Et même si elle répond à de soi disant exigences scientifiques, cela ne saurait tenir en face d’intérêts nationaux et sociaux ». Serions-nous en train de revenir aux années 1940 ? Cette interrogation est d’autant plus pertinente que l’introduction du nouveau son « eu » dans la phrase « leu lespwa te kaba » et l’utilisation de la voyelle « u » dans « populasyon » (« Ase enjistis sou populasyon-a »), peut être interprétée comme une tentative de vouloir remettre en question le choix de l’approche phonologique utilisée à date.

Il est vrai que les haïtiens et haïtiennes bilingues créole/français ont tendance à utiliser ces sons dans le langage parlé, cependant, ils ne sont jamais représentés à l’écrit puisqu’ils ne figurent pas dans notre alphabet créole officiel. La graphie créole s’étant appuyée sur les variétés basilectales, c’est-à-dire, sur la forme de parler des créolophones unilingues, notre système graphique officiel n’intègre pas ces sons. Toujours est-il qu’ils ont été introduits dans un discours officiel d’un Président qui prône le changement de système. Peut-on s’autoriser à croire que ce changement ciblera aussi la langue créole et portera sur le choix de la variété acrolectale de la langue à savoir la forme de parler d’une infime minorité de la population ?

Il est peut être trop tôt pour s’interroger sur cet aspect éventuel du changement prôné par Martelly, mais on admettra aussi que le contenu du changement n’est pas déterminé, ce qui peut ouvrir la voie à plusieurs interprétations : le choix de ne pas suivre les règles d’écriture du créole peut-il être compris comme un mépris pour la majorité des haïtiens et des haïtiennes qui ne parlent que cette langue ? L’écriture de la variété acrolectale jusque là utilisée sous forme orale ne traduit-elle pas une volonté d’écarter la majorité de la population créolophone unilingue du discours politique donc du pouvoir ? Autrement dit, le changement tant souhaité par les 15% qui ont voté en faveur du Président Martelly se rapportera -t- il à la situation d’avant 1986 au lieu d’une réforme profonde touchant les vrais problèmes du pays notamment la réduction des écarts entre les riches et les pauvres. Au fait, le changement à opérer, s’il vise une transformation, doit s’appuyer sur les acquis. Pour ce qui nous concerne, il s’agit d’une utilisation rationnelle des langues, pour dissiper la confusion longtemps entretenue quant au rôle d’une langue dans une société, en vue d’obtenir un rapport équilibré entre les deux langues.

Marie-Frantz Joachim, Linguiste, féministe