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Le Système, dans toute la puissance de sa crise

Prenons les excellents comptes-rendus, sous forme de synthèses très rapides avec les liens qui importent, que Jason Ditz donne régulièrement sur Antiwar.com. Arrêtons-nous à deux d’entre eux, à deux jours d’intervalle, concernant la position ou l’activité US à propos et dans la crise libyenne.


• Dans le premier cas, il s’agit du 19 mars 20911. Ditz donne une synthèse de la situation après les premières frappes aériennes, tant des avions de combat français que, un peu plus tard, des tirs de missiles de croisière Tomahawk, essentiellement par des unités de l’U.S. Navy, avec l’appoint d’un sous-marin britannique tirant les mêmes missiles (les Britanniques, cultivant leur tropisme américaniste jusque dans le détail de l’équipement de guerre et de leur emploi). L’impression, observe Ditz, est, brusquement, la mutation d’une opération conservatoire bien délimitée par la résolution 1973 de l’ONU (voir ce qu’en dit Hubert Védrine) en une opération de destruction de choc massive (“Shock and Awe 2“, titre Jason Ditz, se référant au surnom de la tactique d’écrasement massif et soudain déjà employée dans les premières heures de l’attaque contre l’Irak, il y a exactement huit ans). Ditz observe également l’évolution de la dialectique de l’un ou de l’autre, y compris Obama, passant elle aussi vers des hypothèses d’opération offensive massive, avec comme objectif la liquidation de Kadhafi, – le fameux “regime change”… Nous sommes, observe Ditz, “bien au-delà du mandat d’une No Fly Zone”. Puis il a cette exclamation, où nous soulignons un mot en gras :

«…It seems incredible that, only days ago the administration was non-committal on the notion of a no-fly zone, and now is on board for full scale war.»

• Le 21 mars 2011, Ditz fait une très courte synthèse sur des déclarations du président du Joint Chief of Staff, l’amiral Mullen. Le président du JCS apparaît assez ennuyé. Il avertit que le but de la guerre n’est nullement un “regime change” et qu’il faut avoir à l’esprit qu’on pourrait se trouver devant une situation d’impasse (stalemate) si l’on n’y prend garde, embourbé dans une “guerre” qui s’éterniserait, – avec l’expression “bourbier” (quagmire), héritée du Vietnam, venue déjà à l’esprit. Effectivement Ditz observe, lui-même stupéfait de voir brûler les étapes d’un conflit classique, tel que les USA ont l’habitude désormais de les pratiquer pour s’y embourber : «…even though the war was only about a day long at the time, Admiral Michael Mullen warned early Sunday that a war could rapidly devolve into a stalemate, leaving Moammar Gadhafi in power in West Libya over the long term.» Le constat complémentaire est bien entendu qu’il n’y a aucun but, aucune stratégie de sortie (ce que d’autres, comme Danger Room, relevait déjà le 18 mars 2011). Et Jason Ditz d’observer encore qu’on en est au point où le tir massif de missiles semble être devenu le but en soi de cette “guerre”. («Exactly what the goal is, however, remains totally undefined, with lobbing large numbers of missiles seemingly an end unto itself.») Enfin, on citera cette phrase qui est un commentaire du tout, et l’on notera, souligné en gras par nous, le même mot qu’employé précédemment :

«It is incredible how quickly the war is moving toward a fast-forward version of a typical modern US conflict. Saturday evening saw a “shock and awe” campaign, and within hours officials were already expressing concern about a quagmire.»

A ces observations générales auxquelles nous donnerons plus loin une dimension symbolique, on ajoutera diverses remarques concernant l’attitude des dirigeants US ou d’autres circonstances par rapport à la marche des choses telle qu’elle semble se poursuivre. L’observation générale qu’on doit faire est celle de la confusion, dans à peu près tous les domaines, y compris celui, essentiel, de l’objectif. Même le News York Times, le 21 mars 2011, s’inquiète de ce flou qui dépasse largement la norme du fameux “brouillard de la guerre” (fog of the war).

Le secrétaire à la défense US Robert Gates continue avec son bâton de pèlerin, à prêcher la modération et l’abstinence en toutes choses… Gates insiste avec entêtement sur le fait que la mission en Libye doit s’accorder à la résolution de l’ONU, et à la résolution seulement ; pas question, par exemple, de vouloir la peau, ou la chute de Kadhafi, et d’autres choses encore, tout cela dit par Gates dans ce même sens de freiner des quatre fers… «“If we start adding additional objectives, then I think we create a problem in that respect. I also think that it is unwise to set as specific goals things that you may or may not be able to achieve.” […] Whether the U.S. and its partners in the coalition should aid the Libyan rebels directly “remains to be seen,” Gates said. “This is basically going to have to be resolved by the Libyans themselves,” he said, citing the U.S.’s political approach to revolts in Egypt, Tunisia and other nations in the region. […] We will have a military role in the coalition. But we will not have the pre-eminent role,” Gates said. “And the president felt strongly, I would say, about limiting the scale of U.S. military involvement in this.”»

Pas de rôle prééminent pour les USA, comme on l’a déjà dit, et à propos de quoi Gates ne cesse d’insister. Ainsi espère-t-on transférer le commandement des USA aux alliés («The U.S. expects to turn over the “primary responsibility” for the operation to others “in a matter of days,” Gates said.»). La chose fait l’objet de discussions complexes et presque surréalistes, d’où l’on comprend qu’on devrait arriver à un commandement franco-britannique, avec un zeste d’OTAN mais surtout pas trop, ou bien un peu tout de même, ou bien d’autres formules encore, peut-être en demandant à Berlusconi et à ses top models puisque Berlusconi et l’Italie observent justement que la question du commandement de l’opération est aujourd’hui dans un état avancée d’anarchie. Il est vrai que Français et Britanniques sont évidemment en désaccord sur la façon de commander, de procéder, et ainsi de suite, chacun avec son quartier-général de commandement pour ses propres forces, en plus de celui, proclamé temporaire par les intéressés eux-mêmes, des USA à Ramstein (le quartier général d’AFRICOM), en plein cœur de l’Allemagne, diablement pacifiste en cette occurrence. Question : le bloc américaniste-occidentaliste (BAO) a-t-il besoin d’ennemi pour sombrer dans le chaos ?

…Ou bien peut-on avancer une autre question, sur cette circonstance générale et en fonction des divers éléments passés en revue, et d’ailleurs une question qui contient une idée complémentaire du chaos ainsi développé ? C’est cette question de savoir si la puissance du système du technologisme, dans le cadre d’un Pentagone représenté comme un système anthropotechnocratique clos et quasiment autonome, n’est pas en train de complètement dépasser l’élément humain et lui imposer une politique militaire de puissance indiscriminée contre son gré.

Le Système en action

En effet, le spectacle est étonnant. Prenons les acteurs concernés, ceux qui savent de quoi ils parlent parce qu’ils occupent un poste de direction à haute technicité, et non les acteurs-dirigeants politiques complètement perdus dans le désordre de leur incompétence et d’un rangement inepte des priorités. (Incompétence sur la question des moyens militaires et de leur emploi, par rapport au cadre de la mission possible selon la résolution de l’ONU ; rangement inepte des priorités, avec la place faite à une communication emportée par des concepts aussi vicieux que l’extrémisme diabolisant du discours, les références humanitaires manipulées selon des groupes d’intérêt et des centres de pouvoir suspects, etc.)

Autant le secrétaire à la défense Gates que le président du JCS, l’amiral Mullen, semblent engagés dans une quête désespérée pour tenter de contenir l’élargissement du “conflit”, le dépassement de la mission de l’ONU, l’enlisement dans une sorte de nouvelle “guerre” qu’on craindrait de voir évoluer selon le modèle irakien ou afghan, ou toute autre catastrophe du domaine. Ils n’ont pourtant contre eux aucune autorité politique arrêtée, aucune pression d’influence bien organisée, et ce sont eux qui tiennent nominalement la maîtrise des moyens qui sont en train de forcer à cet “élargissement du ‘conflit’”. Au contraire, comme le voit à suffisance, le désordre de l’autorité politique garantit l’absence d’une obligation cohérente qui pourrait effectivement forcer à un engagement important, alors que même ce but d’un engagement important est bien plutôt écarté que promu. Gates et Mullen, et d’autres, dont le général qui commende AFRICOM et jusqu’au président Obama lorsqu’il lit bien ses fiches de communication, ne parlent que de transférer le commandement de l’opération vers les Européens (“une question de jours, pas de semaines”, dit Obama) ; cela serait un des meilleurs moyens pour les USA de s’interdire tout engagement important, d’autant plus que l’on répète par ailleurs l’intention de ces mêmes USA d’effectivement se retirer de la première ligne pour se mettre en position de soutien. Pourtant, il y a comme une impression d’impuissance à cet égard, une impression d’incapacité d’abandonner une position de maximalisme interventionniste ; et cela est d’autant plus fort, en vérité, que l’on a vu une évolution dans ce sens la semaine dernière, là aussi contre le vœu des principaux protagonistes.

“Il semble incroyable”, “Il est incroyable”, écrit Jason Ditz sur la façon dont la politique des USA semble emportée dans un maximalisme sans cohérence, sans direction ni but assurés, presque contre le gré de ceux qui déterminent cette politique. («…It seems incredible that, only days ago the administration was non-committal on the notion of a no-fly zone, and now is on board for full scale war», le 19 mars ; «It is incredible how quickly the war is moving toward a fast-forward version of a typical modern US conflict. Saturday evening saw a “shock and awe” campaign, and within hours officials were already expressing concern about a quagmire», le 21 mars…) Cela conduit, cette fois-ci d’une façon substantivée, à la question posée plus haut.

A chaque fois qu’on affirme des buts d’apaisement, des intentions de retrait ou de réserve, une circonstance surgit aussitôt qui montre le contraire. Les USA s’engagent à ouvrir le bal avec les Français et les Britanniques, avant de se retirer en position de soutien, tout cela dans le cadre d’une opération nécessairement limitée ; mais leur intervention brutale (les tirs massifs de Tomahawk) conduit au contraire à sembler de facto élargir l’opération “limitée” vers des domaines qui dépassent largement la résolution de l’ONU, d’une façon telle que les circonstances pourraient bien interdire à ces mêmes USA de se replier en position de soutien, pour poursuivre selon la logique entamée. Que s’est-il passé ? Les lourdeurs conceptuelles des traditions de guerre US, les pressions bureaucratiques, les automatismes de procédure et de planification, tout conduit à programmer une opération massive, semblant rester dans le domaine des nécessités techniques et opérationnelles alors que la mise en œuvre de cette opération débouche en fait dans le domaine des engagements politiques. On peut envisager l’hypothèse qu’il n’y a aucune volonté politique dans tout cela, comme nombre des événements le démontrent, mais la pression de l’automatisme du système du technologisme vers l’emploi maximal de la puissance, que toutes les bureaucraties s’empressent de valider selon des procédures quasiment totalitaires.

L’extraordinaire désordre des directions politiques permet en effet d’envisager cette hypothèse, d’une façon encore plus directe qu’à l’habitude où, pourtant, la puissance du système du technologisme a des effets et une influence considérable. Ce désordre conduit ces directions politiques à accepter cet élargissement de l’emploi de la force, que le système du technologisme propose impérativement, au moins comme une certitude de procédure, comme une référence de puissance qui, à cause de cette puissance même, doit certainement offrir une issue acceptable et maîtrisable. (Les esprits, y compris ceux des politiques ô combien, formés à l’appréciation quantitative de la puissance par l’“idéal de la puissance” et la modernité, sont très ouverts à cette sorte de conception.) Nous en sommes bien à un point où l’on peut envisager effectivement que le Pentagone (avec tous ses satellites divers, aux USA et dans d’autres pays, dont ceux de la “coalition”) est en passe de s’affirmer une fois de plus et dans des circonstances extrêmes, dans sa composante guerrière et offensive du système du technologisme, comme un système anthropotechnocratique agissant quasiment de façon autonome, et imposant stratégie et politique par la puissance déployée et assénée dans le cours des opérations. Cette évolution a largement été préparée par les circonstances mises en évidence par Jason Ditz, où l’on voit le pouvoir politique (Obama) emporté, bien plus qu’évoluant lui-même, vers des options non envisagées, et évidemment dangereuses et contre-productives dans les circonstances où elles sont considérées, par les simples pressions du déploiement de la puissance et des perspectives de force du système du technologisme.

Concluons par conséquent que la crise libyenne ne se déroule pas principalement en Libye. Elle est au cœur même du Système, partie intégrante de la crise du Système, avec les pressions considérables pour le déploiement et l’utilisation de toute la puissance possible, imposant des politiques inconsidérées, aux perspectives catastrophiques. Elle manifeste une fois de plus le déchaînement de la matière qui caractérise le Système, derrière le masque interprétatif de l’“idéal de puissance”. Il s’agit d’une mécanique qui dépasse largement l’intervention humaine, même si certains sapiens s’en arrangent, dans la logique qui conduit les serviteurs du Système ; il faut envisager qu’elle réponde à une intentionnalité supérieure dont les effets sur la situation du monde sont considérables.

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