Source: Pambazuka, 2010-06-14, Numéro 150
Par: Kali Akuno
Critique à l’égard du rôle des États-Unis et de leur présence continue à Haïti dans le sillage du tremblement de terre qui a secoué le pays, Kali Akuno met en évidence les dangers que représente le terme prétendument neutre d’« intervention humanitaire » et en appelle à la solidarité avec le peuple haïtien face à la « militarisation de l’aide humanitaire et de l’effort de reconstruction ». Son analyse fait ressortir le fait que l’aide humanitaire est transformée «en une arme de contrôle social et politique», avec un contrôle sur qui reçoit quoi, quand et où. Les possibilités de mobilisation et de contestation des mouvements sociaux sont ainsi contrôlés.
Le cap des trois mois qui suivent le tremblement de terre qui a dévasté Haïti est dépassé. L’importance de ce cap n’est pas déterminée par le peuple haïtien mais plutôt par les ennemis du peuple haïtien et des mouvements populaires à travers le monde. Selon Milton Friedman et les gourous intellectuels du néolibéralisme, il existe des échéances et des étapes cruciales qu’il faut scrupuleusement respecter pour pouvoir capitaliser avec succès sur une catastrophe et transformer une société. Le cap des trois mois est l’une de ces échéances critiques. Et pour reprendre les mots de M. Friedman, « une nouvelle administration a environ six à neuf mois pour accomplir des changements majeurs, si elle ne saisit pas l’opportunité d’agir de manière décisive durant cette période, elle n’aura pas d’autre occasion comme celle-ci ».
D’après les expériences recueillies en Irak, au Sri-Lanka et à la Nouvelle-Orléans ces dix dernières années, plusieurs éléments doivent être mis en place lorsqu’on passe le cap des trois mois afin de pouvoir exploiter pleinement la catastrophe. Ces éléments incluent une force militaire suffisante permettant de contenir la population, l’éparpillement et la fragmentation de la population touchée afin de limiter sa capacité à organiser la résistance, la législation et la mise en place d’une nouvelle administration politique qui a pour but de presque tout privatiser et d’éliminer tout contrôle financier.
Les gourous de l’idéologie néolibérale sont un des principaux ennemis du peuple haïtien. Ces gourous, ce sont les théoriciens néolibéraux et les politiciens médiocres qui contrôlent Wall Street, la Réserve Fédérale Américaine, les institutions de Bretton Woods, c’est-à-dire le FMI (Fonds Monétaire International), la Banque Mondiale et l’OMC, ainsi que la plupart des banques centrales du monde depuis les années 90. Ces gourous, et plus particulièrement les théoriciens, ont créé un script dans les années 1970, qui décrit comment tirer profit des catastrophes, naturelles ou provoquées par l’homme, non seulement en vue de récolter des gains matériels mais pour promouvoir une transformation sociale radicale et régressive.
Après avoir mené une guerre idéologique de tous les instants contre le socialisme et le communisme, les théoriciens ont remporté un soutien décisif parmi les chefs de gouvernement et les leaders du capital au début des années 1980. Ils sont devenus capables de commencer à vraiment déclencher leur fureur à travers le monde après le coup d’essai que représentait la dictature du Général Augusto Pinochet au Chili dans les années 70. Ce scénario néolibéral est une forme de ce que Karl Marx a nommé « accumulation primitive » ou « accumulation par le dépouillement ». Selon David Harvey, il est devenu connu de nombre de gens, grâce aux travaux de Naomi Klein, sous les noms de « capital du désastre » et « stratégie de choc ».
L’outil idéologique et stratégique crucial de ce scénario néolibéral, c’est le concept d’ « ingérence humanitaire ». Bien qu’il semble rempli de bonnes intentions, ce concept est un outil qui a été développé sous les auspices de l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord) sous l’orientation du gouvernement américain. Il doit être exécuté sous mandat de l’ONU pour permettre aux puissances impérialistes d’intervenir légalement et moralement dans les affaires intérieures d’Etats plus faibles. Pour parler franchement, c’est du colonialisme déguisé. En tant que pratique, il a gagné la légitimité de prétendument mettre fin aux crimes contre l’humanité. Comme le nettoyage ethnique et le génocide, après les atrocités provoquées par les impérialistes au Rwanda, au Burundi et en ex-Yougoslavie dans les années 1990. Dans le sillage de ces atrocités, l’ONU, sous la direction des États-Unis et de ses alliés européens, a exécuté cette doctrine d’intervention humanitaire dans tous les pays mentionnés plus haut et également en République Démocratique du Congo, en Irak, en Somalie et à Haïti.
La dernière ingérence humanitaire contrainte à Haïti a eu lieu en 2004, après le renversement du président Jean-Bertrand Aristide et du gouvernement Lavalas dans lequel les États-Unis sont impliqués. Le but prétendu de cette intervention était la restauration de l’ordre et le maintien de la paix. Mais cette ingérence n’était qu’une pénétration en profondeur du fléau néolibéral imposé à Haïti par l’impérialisme américain, avec l’aide active de la propre classe dirigeante décadente haïtienne. Cette pénétration a commencé dans les années 80 sous le régime de Jean-Claude Duvalier, alias « Bébé Doc ».
L’occupation actuelle d’Haïti par les États-Unis (la troisième depuis 1915) dévoile l’occupation de l’ONU en place depuis 2004. Cette occupation est soutenue et (malheureusement) largement considérée aux États-Unis et à travers le monde en tant qu’ « opération humanitaire » censée stabiliser la situation à Haïti, afin de faire acheminer l’aide humanitaire suite au tremblement de terre. Ceci n’est rien de plus que la persistance de l’opinion raciste du gouvernement américain qui n’est pas récente et selon laquelle le peuple haïtien est incapable de conduire ses affaires intérieures de manière adéquate.
Le fait est qu’avec les avancées et les raffinements dans l’application de la « stratégie de choc » provenant de l’occupation de l’Irak, de la transformation politique au Sri Lanka à la suite du tsunami de 2004 et de la transformation sociale et démographique de la Nouvelle-Orléans et du Golfe du Mexique après l’ouragan Katrina en 2005, le gouvernement américain et le capital transnational cherchent à donner le « coup de grâce » au mouvement populaire à Haïti afin de dégager la voie pour en refaire un paradis néolibéral.
Des enjeux élevés
Les enjeux de l’occupation américaine ne pourraient être plus importants pour le mouvement populaire et pour les masses de travailleurs et de paysans d’Haïti. Avec l’instauration de la loi martiale américaine, le contrôle de l’écrasante majorité de l’aide internationale (matérielle et financière) est centralisé par une poignée d’agences humanitaires triées sur le volet par les États-Unis et l’ONU qui, alliées avec des éléments de l’élite haïtienne, contrôlent qui reçoit quoi et quand. Ils ont de ce fait transformé l’aide humanitaire en une arme de contrôle social et politique. Les principaux ports permettant d’entrer dans le pays ainsi que ses principales voies de transport sont sous contrôle étroit des États-Unis, ce qui limite la possibilité des gens de pouvoir s’organiser et se mobiliser dans les terribles circonstances actuelles.
Les potentielles voies maritimes et terrestres permettant de se réfugier respectivement aux États-Unis ou en République Dominicaine ont en réalité été fermées et sont légalement bloquées. De plus, la répression politique déclenchée après la liquidation du gouvernement Lavalas, par la classe dirigeante haïtienne, en 2004, qui est exercée par d’anciens militaires et les tontons macoutes ainsi que par la MINUSTAH (Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti) s’intensifie. En particulier avec l’interdiction actuelle, pour le parti Fanmi Lavalas, de participer aux prochaines élections.
La traque des prisonniers politiques associés au mouvement et au gouvernement Lavalas qui se sont enfuis après l’effondrement de plusieurs prisons, pendant le tremblement de terre du 12 janvier, est organisée par les militaires américains et des mercenaires. Pour couronner le tout, la saison des ouragans approche rapidement et personne, ni les militaires américains ni l’ONU et les agences d’aide non gouvernementales, encore moins le gouvernement haïtien ne sont préparés à faire face à cette saison de tempête tropicale et aux catastrophes éventuelles qu’elle pourrait provoquer. Comme l’aggravation de l’insécurité alimentaire et la propagation de maladies infectieuses, en particulier si cette saison se rapporte à des déplacements supplémentaires.
Ce ne sont là que les questions à court terme posées par l’occupation américaine ainsi que la militarisation de l’aide humanitaire et de l’effort de reconstruction. Le problème, à long terme, c’est la suppression du mouvement populaire qui exige l’autodétermination et l’imposition de structures permanentes de dépendance et d’assujettissement que le gouvernement américain et la classe dirigeante transnationale cherchent à imposer par le biais d’une occupation prolongée. L’impérialisme américain cherche, pour le moins, à reproduire ce qu’il a fait pendant son occupation d’Haïti de 1915 à 1934, c’est-à-dire éliminer la menace d’une révolution socialiste à Haïti et former à nouveau l’armée haïtienne afin qu’elle serve d’outil de répression contre cette menace au service du capital transnational.
L’occupation américaine d’Haïti n’est pas une simple initiative isolée d’endiguement. C’est également une initiative visant à faire progresser le renversement de la vague de transformation sociale progressiste qui a balayé une grande partie de l’Amérique Latine et des Caraïbes depuis la fin des années 1990. La première et principale initiative de restauration menée par Obama était celle du président de l’Honduras Manuel Zelaya, déchu à la suite d’un coup d’État victorieux. La seconde initiative, bien que les États-Unis y soient moins impliqués, était liée à l’élection d’un gouvernement conservateur au Chili, sous la direction du Président millionnaire Sebastian Pinera. L’occupation d’Haïti est la troisième de ces initiatives de restauration et est de loin celle qui pénètre le plus profondément. Par le biais de cette occupation, les impérialistes américains cherchent à contenir des initiatives telles que l’ALBA (Alliance Bolivarienne pour les Peuples de notre Amérique). Elle a été initiée et est menée par le président Hugo Chávez comme une alternative à la ZLÉA (Zone de Libre-Échange des Amériques).
L’ALBA, grâce aux initiatives solidaires des gouvernements cubain et vénézuélien, a apporté des progrès significatifs à Haïti avant le tremblement de terre, en construisant des hôpitaux ruraux et des écoles de campagne, en fournissant de l’essence subventionnée et des prêts de développement à taux réduit. Sous l’occupation américaine, le développement de ces initiatives est empêché et limité. Néanmoins la plus grande menace reste l’occupation elle-même. Celle-ci rappelle de manière brutale, aux gouvernements qui aspirent au progrès et aux mouvements populaires en Amérique Latine et aux Caraïbes, qu’en ce qui concerne l’impérialisme américain la doctrine Monroe s’applique toujours aussi fortement à sa prétendue arrière-cour historique et qu’il y a des limites aux réformes progressistes qui ne doivent pas être franchies.
Solidarité et lutte commune : que faut-il faire ?
L’occupation américaine ne représente pas seulement un problème pour les Haïtiens et les mouvements sociaux en Amérique Latine et aux Caraïbes. Ele est et doit être entendue comme un problème posé au mouvement social progressiste au sein des États-Unis eux-mêmes. Malheureusement, le Mouvement de Libération Afro-Américain (BLM) est divisé et largement démobilisé au sujet d’Haïti depuis le coup d’État de 2004. Ceci est en grande partie dû à des différences d’opinion, de compréhension et de communication vis-à-vis du parti Fanmi Lavalas et du Pprésident Aristide. Beaucoup ont fini par accepter les graves déformations et les mensonges manifestes qu’ont fait planer le gouvernement américain et les forces haïtiennes conservatrices et d’extrême-gauche à propos du président Aristide, du parti Fanmi Lavalas et du mouvement Lavalas.
Cette attitude ne tient pas compte de la volonté populaire des masses haïtiennes et dénature les contributions significatives du mouvement et du gouvernement Lavalas, qui visait à créer une démocratie participative et à mettre en place une démarche de développement économique et social centré sur le peuple comme une alternative au néolibéralisme. On assiste à des dynamiques similaires au sein des mouvements sociaux antillais et latino-américains aux États-Unis. Dans la plupart des mouvements pacifistes largement dominés par les Blancs, on évoque à peine Haïti, l’ONU et maintenant l’occupation américaine (elle attire encore moins l’attention que l’occupation actuelle de la Palestine). Il ne fait aucun doute que le racisme, particulièrement le fantasme des hordes noires d’Haïti, joue un rôle dans ce triste scénario.
Cette situation doit changer et les différentes forces du Mouvement de Libération Afro-Américain doivent montrer la voie. Il ne fait aucun doute que les masses haïtiennes et le mouvement populaire doivent et continueront à se battre vaillamment pour mettre fin à l’occupation américaine, mais on ne peut pas les laisser se battre seuls. Il revient aux forces du Mouvement de Libération Afro-Américain d’organiser une initiative et une coalition multinationales et /ou raciales et anti-impérialiste aux États-Unis qui aient pour but la fin immédiate de l’occupation américaine et des impositions néolibérales qu’elle vise à mettre en place de force. L’initiative doit également adopter une position engagée pour soutenir les exigences du mouvement populaire haïtien qui réclame le retour d’Aristide, la libération des prisonniers politiques, des compensations et des réparations (en particulier venant de la France en raison des cruelles compensations exigées en 1824), l’annulation de la dette extérieure et la suppression de ses conditionnalités d’ajustement structurel. En bref, nous devons saisir l’opportunité de créer notre propre scénario afin de contrer le néolibéralisme et l’ingérence humanitaire ainsi que soutenir la lutte du peuple haïtien pour son autodétermination et sa souveraineté.
Cette initiative doit être considérée comme une initiative de lutte commune. Cette initiative a bien intégré les intérêts personnels, qui sont réciproques et qui se renforcent, du mouvement social à Haïti, dont la base est composée de paysans et d’ouvriers et des mouvements sociaux aux États-Unis, ainsi que des mouvements sociaux multinationaux, dont la base est composé d’ouvriers. Cette lutte a pour contexte le système mondial capitaliste dans lequel nous vivons et qui est de plus en plus inter relié et interdépendant. Nos actions ne doivent pas être faites par charité ou (pire) par pitié, mais elles doivent être conduites par une ferme conviction que la situation que connaît le mouvement social à Haïti, le mouvement social américain pourrait connaître la même. En effet si on tolère une tyrannie, on en engendre cent de plus. En réunissant nos forces pour soutenir la résistance du peuple haïtien et en les réunissant dans une lutte commune contre l’impérialisme, nous apparaîtrons comme un nouvel esprit de défiance et comme une force avec laquelle il faudra compter.
* Kali Akuno est installé à Atlanta, Géorgie. Il y travaille en tant que directeur en charge de l’éducation, de la formation et de la gestion des opérations à l’Organisation Américaine des Droits de l’Homme (USHRN). Il écrit actuellement un livre, provisoirement appelé « Témoin d’un Nettoyage », où il raconte ses expériences d’encadrement à la Nouvelle-Orléans et dans le Golfe du Mexique après le passage de l’ouragan Katrina.
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