Interview réalisé par Sophie Perchellet du CADTM
Lors d’une visite de soutien et de solidarité Sophie Perchellet du CADTM France a réalisé plusieurs interviews à Port-au-Prince. Carmel Fils-Aimé pointe vers la concentration des richesses qui est le principal obstacle pour améliorer la situation socio-économique du pays: ‘Près de 80% de la richesse du pays est concentrée entre les mains de peut-être moins de 20% de la population. Ces situations d’inégalités sociales se multiplient.‘ En ce qui concerne la reconstruction d’Haïti: ‘Nous pensons que le processus de reconstruction doit être l’affaire de tout le monde, et tout particulièrement des principaux concernés. J’entends par là les petits paysans, les femmes, les ouvriers… C’est dire en deux mots que ce processus doit être inclusif mais aussi participatif.‘
Pouvez-vous nous présenter votre association ?
L’Institut Culturel Karl Lévèque (ICKL) est un centre d’analyse sociale et de formation à l’éducation populaire. Notre institution travaille surtout en collaboration avec d’autres organisations issues du milieu rural, comme par exemple ceux des petits paysans mais aussi celles oeuvrant pour les droits des femmes. Notre objectif est d’aider le mouvement populaire d’Haïti à se renforcer et à jouer son rôle dans la défense des intérêts des plus pauvres. Nous travaillons dans 5 départements du pays (Ouest, Sud, Sud-est, Artibonite, Nord Ouest).
Notre travail s’articule autour de plusieurs axes :
– Renforcement organisationnel : formation des dirigeants/animateurs, démocratisation de la participation à la vie organisationnelle…
– Economie solidaire et défense des droits économiques et sociaux (DES). Nous aidons les acteurs de base à valoriser leurs propres activités économiques tout en les encourageant à s’inscrire dans une démarche d’économie solidaire. Nous mettons l’accent sur la défense des DES. Diverses organisations œuvrent déjà pour les droits civils et politiques. Cette lutte est importante et essentielle. Simplement, nous centrons nos activités sur les DES car nous considérons que cet aspect des droits humains fondamentaux n’est pas assez abordé par les institutions.
Parlez-nous de vos luttes. Quels sont vos acquis et les problèmes que vous rencontrez ?
Les difficultés que vivent les masses populaires sont les difficultés que rencontrent ICKL car nous faisons partie intégrante du mouvement social et populaire haïtien. Notre travail ne peut progresser comme il le souhaiterait à cause de cette situation difficile de non respect des droits, des inégalités sociales énormes et des différentes formes d’exclusion. Par exemple, les chiffres officiels disent que nous avons 60% de la population qui est analphabète. En réalité, c’est bien plus. Et cela est une difficulté typique qui fausse notre cadre d’analyse quand il s’agit d’étudier les droits sociaux et économiques. L’accès de la population à des services de bases, comme l’éducation et la santé, est une priorité de l’ICKL. Une femme qui accouche doit parfois parcourir des kilomètres pour accéder à un centre de santé communautaire ou un hôpital. Parfois, elle meurt en chemin. Nous devons faire face à de larges défis tels que cette inégale répartition de la richesse et ce manque d’accès aux services qui rendent plus difficiles la conscientisation de la population et les avancées vers un nouvel Haïti. C’est dire que nos difficultés sont de tout ordre.
Avec d’autres organisations comme la Plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif |1| (PAPDA), la Société d’animation et de communication sociale (SAKS) |2| et les organisations de base, nous avons développé un réseau d’information, de formation et de communication alternatif où les Haïtiens peuvent mieux connaître et s’approprier leur histoire, leur culture, leur situation mais aussi leur rôle.
Quelle analyse portez-vous sur la situation sociale et économique du pays ?
C’est une situation catastrophique. Déjà avant le 12 janvier, la situation était très difficile. Je ne sais pas si vous imaginez, mais près de 80% de la richesse du pays est concentrée entre les mains de peut-être moins de 20% de la population. Ces situations d’inégalités sociales se multiplient. Il faut quand même reconnaître aujourd’hui que les petits paysans, qui non seulement nous nourrissent grâce à leur production mais aussi participent aux activités économiques du pays, n’ont pas accès aux services sociaux de base. Historiquement, c’est par l’exploitation de la filière café que les petits paysans haïtiens ont remboursé la rançon française, cette fameuse « dette » de l’indépendance |3|. La réalité de la situation des paysans est aberrante car ils ne bénéficient pas de la richesse qu’ils ont créée. C’est une des raisons pour lesquelles nous privilégions la défense des droits économiques et sociaux.
Les petits paysans sont les principaux producteurs de richesse en Haïti. Sont-ils conscients de l’importance stratégique de leur rôle ?
Dans le langage commun, on les appelle les « mis en dehors », ils ne font pas partie de la société. Ils ne sont pas conscients de leurs statuts particuliers. C’est vrai qu’ils produisent mais ils ne voient pas forcement l’importance du rôle qu’ils jouent. C’est ça notre travail : de les aider à voir et à prendre conscience du rôle fondamental qu’ils occupent dans l’économie haïtienne. La rançon de l’indépendance n’a t-elle pas été entièrement payée par les taxes imposées sur le café ? Jusqu’aux années 1980, la production agricole nationale arrivait à nourrir près de 80% de la population. C’est donc tout un travail de conscientisation pour les aider à réclamer leurs droits.
Vous dites jusque dans les années 1980. Que s’est-il passé ensuite ?
Jean-Claude Duvalier est l’initiateur des premières politiques néolibérales. Il faut ouvrir le marché. Il faut importer plus. C’est d’ailleurs à cette époque que les cochons créoles ont été tués. Ils représentaient la banque des petits paysans. Pour ces derniers, ces deux ou trois cochons créoles étaient une garantie de ressources pour faire face aux imprévus. Par exemple, vendre le cochon pour se procurer de l’argent pour amener l’enfant à l’hôpital ou payer la scolarité de celui-ci. Il faut au passage rappeler que 90% de l’enseignement est privé en Haïti. Le massacre des cochons créoles a entraîné une décapitalisation du petit paysan. L’application des politiques néolibérales dans le secteur agricole veut tuer le petit paysan. Cela a commencé avec les porcs mais cela a continué avec les poulets. Nous importons aujourd’hui plus de 70% de nos produits de première nécessité.
Parlons du 12 janvier. Quel impact cet événement a-t-il eu sur votre organisation et de manière plus globale ?
Pour ICKL, mais comme pour d’autres organisations, vous pouvez constater que nos locaux ont été complètement détruits. Nous sommes relogés temporairement et nous travaillons quand même, mais dans des conditions très difficiles. Globalement, il y a eu environ 250 000 victimes et près de 600 000 personnes déplacées. Cet aspect est très important. Ces gens qui vont migrer vers les campagnes ajoutent une difficulté pour les paysans qui doivent utiliser les stocks prévus pour l’année d’après pour produire plus, car il y a plus de personnes à nourrir. Il faut donc maintenant qu’ils trouvent de nouvelles semences. Il y a donc de nouveaux problèmes et de nouveaux enjeux autour de la reconstruction du pays.
Le séisme a causé toutes sortes de dégâts. Pour votre organisation, que faut-il reconstruire et comment faut-il reconstruire ?
Nous pensons que le processus de reconstruction doit être l’affaire de tout le monde, et tout particulièrement des principaux concernés. J’entends par là les petits paysans, les femmes, les ouvriers… C’est dire en deux mots que ce processus doit être inclusif mais aussi participatif.
Il y a un courant qui aborde la reconstruction simplement en termes d’infrastructures nationales, comme le Palais national, les ministères… Mais cela s’arrête là. Pour nous, pour ne prendre que cet exemple, la reconstruction doit aller de paire avec la décentralisation, ou comme on dit en créole « mains dans mains ». Les institutions et organes prévus par la Constitution de 1987 doivent exercer réellement leur rôle. La pratique doit prendre le pas sur la théorie pour que les collectivités territoriales planifient, gèrent et exécutent leurs pouvoirs.
La centralisation de toutes les activités à Port-au-Prince (PAP) est un vestige de l’occupation américaine mise en place au début du 20ème siècle. Il faut donc déconstruire l’ancien système avant de jeter les bases d’un modèle alternatif de reconstruction ?
C’est exactement ça. Port-au-Prince ne doit plus être une République à l’intérieur de la République. Les moyens et les outils doivent être transmis aux différentes régions et provinces pour qu’elles ne soient plus entièrement dépendantes de PAP. Vous savez, avant l’occupation militaire américaine, les régions disposaient d’une autonomie relative leur assurant un réel dynamisme économique. Elles avaient leurs ports par exemple et ne dépendaient pas de la « République de PAP ». Aujourd’hui, tout converge vers la capitale.
Il faut aujourd’hui déconstruire ce système. Construire une République d’Haïti pour tout le monde, à la fois déconcentrée et décentralisée.
Quel rôle avez-vous à jouer dans ce processus de reconstruction ?
Notre rôle s’est d’accompagner les organisations populaires haïtiennes. Les acteurs doivent développer eux-mêmes leurs capacités et leurs idées de la reconstruction. Nous faisons en sorte que les producteurs de richesse deviennent acteurs dans leur propre pays. Pour cela, nous facilitons leurs démarches, leurs réflexions et leur accès aux informations les concernant. Nous les accompagnons pour qu’ils expriment leurs revendications.
Le développement des zones franches et de l’industrie textile est un axe privilégié par la communauté internationale lorsqu’elle aborde la reconstruction d’Haïti. Quel est votre impression ?
Le secteur de la sous-traitance textile est un secteur très volatile. Pour x raisons, les investisseurs vont ailleurs. Les bénéfices générés par cette activité ne sont pas réinvestis dans le pays. Quel est l’intérêt ? Créer quelques emplois précaires ? Parce que ces ouvriers sont largement exploités.
Il faut absolument dénoncer le fait que ces zones franches, notamment dans la région de Ouanaminthe, soient situées sur des terres fertiles, qui devraient servir au développement des cultures vivrières. D’autres endroits, non situés sur des terres fertiles, pourraient accueillir ces zones. Cela rentre dans le plan de déstructuration de la paysannerie haïtienne.
Toute tentative ne privilégiant pas le développement de la souveraineté alimentaire est inacceptable. Le secteur du textile ne peut pas être un axe de développement. La production agricole a un rôle plus qu’important à jouer dans le développement du pays. Je dirais même que nos méthodes de production sont à exporter dans d’autres pays. Nous produits sont naturels, sains et bio.
La situation économique et sociale du pays souvent qualifiée de sous-développement est en partie due à l’endettement forcée dès son indépendance. Et l’on sait le rôle majeur que joue l’endettement, et notamment la dette extérieure publique pour imposer un modèle de développement néolibéral. Quelle analyse portez-vous sur le financement de cette reconstruction ?
Nous militons pour faire émerger de nouveaux mécanismes de coopération entre les pays.
Le financement de la reconstruction doit suivre le même chemin, et la question de l’endettement est centrale. Nous ne voulons plus des anciens mécanismes de prêts auprès des créanciers traditionnels comme le Fonds monétaire international. Tous les grands pays impérialistes ont une dette envers Haïti. Ce serait donc plus juste de parler de fond de réparation, plutôt que de fonds de reconstruction. Et dans ce cas, les montants annoncés jusqu’ici ne seraient pas à la hauteur des dommages causés.
Un enjeu principal de la reconstruction est la question de la souveraineté nationale et populaire qui est constamment bafouée. Les mouvements sociaux haïtiens font face aux intérêts des créanciers internationaux, ceux des grandes puissances impérialistes ou encore ceux des Organisations non gouvernementales. Et que dire de la Mission des Nations unies pour la stabilisation d’Haïti (Minustah) ?
Cette montée en force des ONG illustre parfaitement le désengagement de l’Etat. Les intérêts des ONG et des grandes puissances ne vont pas dans le sens des intérêts de la population haïtienne. Quant à la Minustah, on me dit que c’est une organisation qui est venue stabiliser Haïti.
Regardons ce qu’il s’est passé devant le pénitencier pendant le séisme du 12 janvier. Ces soldats devaient sécuriser et garder les prisonniers mais ils se sont tout bonnement enfuis en laissant s’échapper les 4 000 prisonniers. Je n’ai pas d’exemple où j’ai vu cette force être là dans les moments où nous en avions besoin, comme après les inondations survenues en 2004 dans la ville de Gonaïves. Donc en plus d’être illégitime, elle est inefficace. Sauf pour réprimer la population, et notamment le mouvement étudiant. Plus de 400 millions de dollars « d’aide » financent le maintien de cette force qui se déplace en char. Enfin, nous ne sommes pas en guerre ! Cette somme serait plus utile si elle était utilisée pour renforcer les capacités productives de nos petits paysans (accès aux crédits, aux outils pour produire, à la terre).
Notes
|1| La PAPDA est un regroupement de mouvements sociaux et d’organisations de la société civile haïtienne qui travaille sur les politiques publiques par le biais de l’information, la formation, l’analyse critique et l’élaboration de propositions alternatives.
|2| C’est une institution indépendante qui utilise la communication populaire pour aider la majorité de la population haïtienne, à la ville comme à la montagne, à participer comme acteur de développement
|3| L’Indépendance d’Haïti a été reconnu par la France à deux conditions. La première était la libéralisation du commerce international avec une réduction spéciale des droits de douane de 50% des droits de douane français. La deuxième est la « rançon de l’Indépendance » destinée officiellement à dédommager les anciens colons. Haïti s’engage à payer la somme de 150 millions de francs or, l’équivalent de 21 milliards de dollars de 2003. Déjà pour le premier versement, le gouvernement de Boyer avait du s’endetter auprès d’une banque française.