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Entrevue radiophonique de Camille Chalmers sur la crise financière mondiale

Le Bureau Exécutif de la PAPDA publie la transcription de l’interview téléphonique accordée par Camille Chalmers au journaliste R. Benodin de Radio Classique Inter de Orlando sur la crise financière mondiale le 31 octobre 2008


Thèmes de l’Emission de la semaine
Orlando le 31 octobre, 2008

Actualités Politiques : Grandes Lignes
Bonsoir chers auditeurs. Vous écoutez sur les ondes de Radio Classique Inter, l’émission Actualités Politiques, Grandes lignes, animée par Robert Bénodin.

Nous avons avec nous, sur les ondes de Radio Classique inter, l’économiste, l’éco-sociologue et le Directeur exécutif de la PAPDA, Camille Chalmers, opinant sur la crise économique et financière mondiale.

Camille Chalmers, nous vous souhaitons la bienvenue les ondes de Radio Classique Inter.

RB : Le monde est en proie à une crise financière. Une récession mondiale est à ses débuts. La volatilité des marchés de la bourse met en exergue la nervosité des investisseurs. Le gel momentané du crédit commercial entre les institutions bancaires a un effet nocif sur l’économie.
Pouvez-vous succinctement expliquer ce qui se passe dans le domaine financier et économique en des termes compréhensibles ?

CC : Premièrement il faut préciser que la crise économique et financière s’inscrit dans une crise beaucoup plus globale du système capitaliste et en particulier dans sa variante néolibérale. En fait c’est la globalisation néolibérale qui est en crise. Nous voyons s’effondrer un à un tous les dogmes qui ont présidé aux options néolibérales. Et nous voyons les responsables des États, les responsables de grandes firmes multinationales entrer en contradiction avec ce qu’ils ont prescrit pendant les 20 dernières années. Par exemple l’absence de l’intervention de l’état, la dérégulation surtout dans le domaine financier. Donc tout ceci est remis en question. Et on revient à un ensemble de recettes antérieures. Il s’agit d’une crise beaucoup plus globale. Il s’agit d’une crise du système lui-même, et qui est liée aux contradictions du système capitaliste. Nous savons que nous avons affaire depuis une trentaine d’années à une accélération du processus que l’on appelle le processus de « financiarisation ». Cela veut dire quoi ? De plus en plus nous avons des masses de capitaux à la recherche de profit maximum et qui sont de plus en plus détachés de l’économie réelle. Ça veut dire détachés du cycle de la production de richesse matérielle. Ces capitaux s’investissent surtout dans le domaine de la spéculation financière et à la recherche de profits exorbitants qui n’ont rien à voir avec le taux d’accumulation réelle dans l’économie. Nous avons un découplage de plus en plus visible entre l’économie réelle et la sphère financière, surtout dans sa dimension virtuelle. Et nous avons un découplage entre les taux d’accumulation réelle de l’économie, les taux de création de richesse et les taux de profit qui sont accaparés par les capitalistes qui se situent dans le domaine financier. Ceci a été très largement démontré. Quand on analyse les courbes, on voit effectivement qu’il y a un découplage de plus en plus évident entre ces deux sphères. Nous sommes dans une course de spéculation débridée qui s’effectue à travers plusieurs phénomènes. D’abord, nous avons des profits considérables qui sont engrangés par les grandes entreprises transnationales. Ceux sont des profits qui n’on rien à voir avec le taux de création de richesse. Vous avez une économie qui croît entre 3 à 4% l’an. Et vous avez des profits de 15, de 25, de 30, de 40 jusqu’à 45%. Donc comment supporter des profits aussi importants quand l’économie croît à un rythme beaucoup plus lent.

Evidemment, quand on se maintient dans le domaine de l’économie virtuelle et qu’on fait des spéculations à la bourse et qu’il y a des masses de capitaux qui se déplacent, on peut continuer à jouer dans un système qui devient de plus en plus un système de casino. Mais dès qu’il s’agit de transférer ces valeurs en achetant des biens réels, par exemple des maisons à ce moment là on se rend compte qu’effectivement qu’il y a quelque chose de tout à fait insoutenable. Nous sommes dans un moment où on voit très clairement éclater l’ensemble de contradictions qui sont inhérentes au système capitaliste et qui ont été décrites déjà depuis plus d’un siècle. Ce processus de « financiarisation » est de plus en plus insoutenable et amène à des catastrophes de plus en plus prévisibles.

Ce n’est pas seulement une crise financière, c’est une crise qui a une double dimension. Il y a une dimension fonctionnelle, parce que le système ne fonctionne plus. Il y a une crise maintenant de confiance dans les marchés bousiers. Et en plus, c’est une crise structurelle, dans la mesure où justement, c’est la méthode qui a été trouvée par les capitalistes, pour d’abord contrecarrer la tendance à la réduction des taux de profit qui s’est manifestée avec vigueur dans les années 70. Et deuxièmement continuer à engranger des profits considérables qui n’ont rien à voir le rythme de croissance réel de l’économie. Donc nous sommes ici en présence d’une espèce de limite systémique qui effectivement engendrera des situations de plus en plus difficiles, dans la mesure où les mesures qui sont envisagées, notamment le plan Paulson, sont des mesures où on essaie de patcher, de corriger, de mettre des pansements, pour que le système continue à fonctionner. Alors qu’en fait, il faut adopter des mesures beaucoup plus structurelles, il faut changer de paradigme, contrôler, brider les finances, désarmer les finances. Il faudrait commencer par mettre les surprofits considérables qui sont engrangés de façon scandaleuse par les grandes firmes au service de l’humanité, au service des salariés, au service des grands problèmes sociaux qui affectent l’humanité, dans le domaine de la santé publique, de l’éducation, de la reforestation etc. Il s’agit de changer de logique. Il ne s’agit pas d’arriver à un nouveau consensus de Washington, comme on se prépare à le faire à la conférence du 15 novembre. Il s’agit justement de mettre en place un système économique beaucoup plus rationnel, qui tient compte de la situation extrêmement grave des masses dans la plus part des pays, notamment dans les pays du Sud. Et le grand scandale de la mondialisation néolibérale, que les salaires par exemple ont été bloqués pratiquement depuis le début des années 90. Le pouvoir d’achat de la grande masse des salarés est bloqué et parfois carrément en régressio. Alors que l’on voit exploser la rémunération des capitalistes dans des proportions tout à fait considérables. Par exemple au cours de l’audition de Lehman Bros au Sénat, ils ont reconnu que plus de 36 milliards de dollars US ont été distribués au niveau des primes. Et que certaines personnes ont engrangé en deux ans des sommes considérables allant de 150 à 200 millions de dollars individuellement. Ce n’est pas soutenable. Ce n’est pas acceptable que la richesse créée par la société, que la richesse crée par les travailleurs soient dirigées vers cette spéculation financière pour justifier des surprofits tout à fait insoutenable.

RB : Quels sont les instruments utilisés dans cette spéculation ?

CC : Dans le cadre de cette course effrénée au surprofit, on a multiplié les innovations financières. Ceux sont des entreprises qui disposent de modèles économétriques extrêmement sophistiqués. Ils ont été très créatifs à inventer toutes sortes de choses, tout un ensemble de produits dérivés. Ils ont des spéculations sur le futur, des biens qui n’existent pas encore. Et on fait des transactions à partir de ces biens. Ils ont inventé des produits comme les Collateralized Debt Obligation (CDO). Ils ont inventé des SIV. Ils ont en d’autres termes des produits dérivés qui sont des mécanismes financiers qui permettent d’augmenter les profits, de jouer à partir des richesses créées pour manipuler à partir de jeux entre les firmes elles-mêmes et les polices d’assurance. On se revend des fois le même produit. Et à la fin on a une augmentation de la valeur de ce produit multiplié par 10, par 15, par 20. Evidemment c’est tout a fait virtuel. Ça n’a rien à voir avec la valeur réelle du produit en question.

Ce qui est arrivé avec le marché des subprimes, où effectivement on a donné du crédit à des millions de familles qui sont incapables de rembourser. On savait quelles étaient tout à fait incapables de rembourser. Ces produits ont été revendus à d’autres banques. Ces produits ont été vendus plusieurs fois dans différents circuits financiers. Ces produits on été manipulés par les compagnies d’assurance. Et finalement on se retrouve avec des biens qui ont des valeurs virtuelles sans rapport avec la valeur réelle du bien.

Il faut dire aussi que tout ceci s’opère dans un environnement où effectivement l’économie américaine connaît une crise fondamentale d’endettement et de surendettement. Endettement des ménages, des entreprises, de l’Etat et effectivement endettement par rapport au reste du monde par le mécanisme du déficit commercial. C’est cette stratégie là qui est en crise. Et qui annonce des ruptures fondamentales de l’économie mondiale. Nous sommes en présence d’un processus qui va amener à la fin de l’hégémonie économique américaine. Evidemment ça peut prendre du temps, 20 à 25 ans. Cela dépend de beaucoup de facteurs. Mais nous sommes très clairement dans un processus nouveau, avec un ensemble de facteurs tout à fait nouveaux.

C’est pour la première fois que nous avons une crise financière aussi profonde, au cœur même du système capitaliste, dans les pays du centre du système capitaliste. Toutes les crise précédentes, que ce soit la crise asiatique, celle du Brésil, celle du Mexique, de l’Argentine etc. ce sont des crises qui se sont manifestées à la périphérie. A l’exception de la grande crise du Japon qui annonçait déjà la faiblesse des mécanismes financiers des pays du Nord. Mais ici, avec cette crise aux Etats-Unis, nous sommes dans une crise qui frappe même le cœur du système. Et nous avons ici quelque chose de tout à fait nouveau, puisque effectivement la logique globale du système, c’était que les différents pays finançaient les Etats-Unis. Les différents pays investissaient massivement dans les produits financiers américains. Et si nous avons aujourd’hui une crise de confiance dans les produits financiers américains, nous allons avoir un changement tout à fait radical au niveau des flux de capitaux.

RB : Est-ce que le décloisonnement entre les banques commerciales, les banques d’investissement et les assurances, ne soit pas à la base de cette crise ?

CC : Ceci a été largement discuté, notamment, la séparation entre banques d’investissement et banques commerciales. Mais je ne crois pas que ceci soit un facteur décisif. Le grand problème est que les opérateurs financiers grâce à la dérégulation, grâce à l’hégémonie de l’idéologie néolibérale ont opéré de manière tout à fait irrégulière, en violant un ensemble de lois, en violant un ensemble de principes de précautions, et se retrouvent finalement dans la délinquance financière. En fait l’une des caractéristiques fondamentales de la globalisation néolibérale, c’est l’expansion considérable de l’économie criminelle, qui opère dans, par exemple les paradis fiscaux, toute la question des trafics illicites, de drogues, d’armes, de personnes, contrefaçons de marchandises. On a assisté au cours de ces dernières années à une véritable explosion de cette économie criminelle qui a bénéficié de la dérégulation et de ce fameux dogme qui veut que le marché financier fonctionne mieux quand il n’y a pas de règle, pas d’intervention de l’Etat assurant le respect des normes fondamentales de fonctionnement du système. On est en train de pays les coûts de cette « financiarisation » débridée. Et aujourd’hui ce que l’on est en train de faire, c’est de transférer les coûts des responsables de cette opération à la limite de la régularité et parfois carrément illégale vers les familles pauvres, vers les salariés. Nous allons avoir des conséquences absolument dramatiques. Non seulement il est évident qu’aujourd’hui nous allons voir un transfert rapide de la crise financière à la sphère de l’économie réelle. Nous allons assister à une très forte récession de l’économie américaine, avec des taux de chômage important et des réductions de programmes sociaux. Les entreprises vont faire une pression à la baisse sur les salaires prétextant justement que nous sommes dans une situation de crise, donc tout le monde doit accepter à faire des sacrifices. Ceux sont en fait les masses opprimées déjà, surexploitées, qui vont faire les frais de cette crise, qui vont payer les conséquences d’une financiarisation débridée, tout à fait irresponsable qui a amené à la situation actuelle.

RB : Pensez-vous, que les CEO qui spéculaient sur ces instruments financiers et qui se sont enrichis, devraient être jugés ?

CC : Absolument, nous sommes en présence d’une situation tout à fait grave, d’une utilisation fantaisiste de l’épargne nationale aux Etats-Unis. On voit un phénomène tout à fait similaire en Europe, bien qu’il y ait un système de régulation beaucoup plus rigide qu’aux Etats-Unis, mais la tendance est la même. Peut être que la crise va ramener à d’autres considérations. Mais il faut parler de culpabilité. A un certain moment on a parlé d’investigation de recherche du FBI en criminalité financière, ceci a été rapidement circonscrit. On en parle plus. Il faut absolument qu’on recherche les coupables. Les paradis fiscaux n’ont pas été inquiétés. Les responsables des différentes pertes considérables n’ont pas été questionnés jusqu’à présent, à part quelques auditions du Congrès américain. Il n’y a pas eu un mécanisme à la hauteur et à la dimension de la crise, à la dimension de cette utilisation tout à fait irresponsable de la spéculation. Pour moi ça reste tout à fait insuffisant. Ça devrait être quelque chose de plus général. En fait il faut carrément repenser à la question de la finance mondiale. Il faut repenser à la question des fonctions financières. Il faut repenser le rôle de la finance. Il faut repenser le rapport de l’Etat avec l’activité de la spéculation financière. Tout ceci doit ramener à des réformes beaucoup plus radicales que ce qui est envisagé aujourd’hui. On cherche à mettre en place des plans de sauvetage qui vont offrir des crédits, qui mettent en place des palliatifs tout en maintenant les structures intactes. Je pense qu’il n’y a pas de solution à l’intérieur du système. Même si on arrive à sauver la situation conjoncturelle, mais très certainement dans quelques années, on va retomber dans une crise du même type, si on n’adopte pas des changements importants au niveau du fonctionnement de l’économie mondiale et des marchés financiers.

RB : Il se dit dans le milieu des finances que JP Morgan en dévaluant 6 milliards de dollars de titres appartenant à Lehman Bros, et en exigeant de lui 4 milliards de dollars cash en compensation, JP Morgan a provoqué la catastrophe du système bancaire et l’effet domino qui a amené au gel du crédit bancaire.
Qu’est-ce que JP Morgan a gagné en gelant ces fonds ?

CC: Je ne connais pas le détail de cette opération. Ce qui est certain, c’est qu’on est en train d’assister à la disparition d’une variété de banques d’investissement et aussi d’une certaine conception des affaires dans la mesure où la plupart de ces mécanismes qui étaient présentés comme les chevronnés de la réussite de la finance mondiale sont aujourd’hui carrément en faillite. Il faut repenser tout cela. Nous sommes en présence de l’effondrement d’un ensemble de méthodes qui ne correspondent pas à la réalité de l’économie. Il faut être beaucoup plus modeste. Quand on regarde les salaires des membres des directions d’entreprise, on a des rapports de 500 à 600 fois plus élevés que les salaires d’un ouvrier moyen. Ceci ne peut être accepté. C’est précisément cela qui était précipité au niveau des mécanismes financiers. Les Hedges Funds n’ont pas encore subi de grande crise. Je pense que c’est l’ensemble des ces mécanismes qui doit être remis en question. Il faudrait non seulement repenser ces mécanismes, mais aussi adopter des mécanismes de protection des petits salariés, des pensionnaires. Lutter contre les fonds vautours. Il y a une grande catastrophe qui s’annonce pour les différents fonds de pension qui étaient imbriqués dans ces mécanismes là. Probablement nous allons assister à une dévaluation très rapide de ces fonds. Des gens qui ont payé pendant toute leur vie, vont se retrouver dans une situation tout à fait difficile, sans pouvoir récupérer le pouvoir d’achat des dix ou quinze dernières années de leur vie. Il faut des mécanismes de protection contre ces processus pour protéger les victimes et empêcher que nous avancions vers une régression sociale. C’est ça le grand danger, que cette crise économique, le chômage qui s’annonce, la récession etc. peuvent nous précipiter dans une grande régression sociale. Ceci peut ramener à toute sorte de réponse de type fasciste. Nous savons que dans ces types de crise, très souvent il y a des réponses politiques qui au lieu de faire avancer les problèmes, vont dans le sens d’une régression sociale.

RB : A la réunion des ministres des finances des G7 à Washington, on a adopté l’approche britannique, la recapitalisation des banques par l’achat de « preferded stock » au lieu de l’achat des subprimes. Le processus a commencé. On voit une reprise du marché de la bourse aux Etats-Unis
Pourquoi a-t-on fait ce choix, alors qu’on imputait la crise aux hypothèques subprimes ?

CC : Cette solution permet de faire face à l’un des grands problèmes provoqué par la crise, qui est le problème de disponibilité de crédit interbancaire. Quand on est dans une situation de crise et qu’on a des suspicions sur la solidité des fonds d’une banque ou d’une autre, le mécanisme est enrayé. La plupart des interventions de l’Etat vont dans ce sens. Par exemple en France, les 360 milliards d’euros qui ont été débloqués ont priorisé la question du crédit interbancaire, une espèce de garantie qui permet de continuer à se prêter de l’argent entre les grandes banques. C’est une solution beaucoup plus globale. Alors que la question du subprime est une question importante plutôt sectorielle et qui touchait une des dimensions du problème. Cette réponse globale va permettre une reprise des activités bancaires même si il n’y a pas un assainissement global des stocks et des fonds.
Pour le petit américain moyen qui ne peut pas rembourser les dettes contractées au niveau de sa maison, il va faire face à des processus assez difficiles, d’expulsion et de saisie, etc. Les coûts sociaux vont être plus élevés au niveau des petits épargnants et de ce qui ont été trompés finalement par ces mécanismes financiers. Cette solution touche la question de confiance dans l’exercice du crédit interbancaire.

Le transfert des dettes vers des marchés dérivés où la création de titres à partir de dettes toxiques etc. c’est l’un mécanisme qui a enrayé le système. Il ne faut pas seulement favoriser les achats à partir de l’Etat, poser même le principe de la transaction dans quelle condition elle peut être opérée, quelles sont les conditions de garantie à moyen terme qui sont offertes aux différents acteurs du système.
Il y a le même problème qui se pose aussi au niveau de la dette des pays pauvres. Il y a une grande partie de la dette qui a été revendue. Les Etats-Unis, par exemple, ont vendu presque l’intégralité de la dette contractée avec le pays de Tiers-monde. Les pays africains ont dû faire face à de véritables opérations de fonds vautour qui ont fait augmenter, tripler et quadrupler le volume de leur dette. Certains ont entrepris une action en justice là-dessus. C’est ce même mécanisme qui enclenche un processus de valorisation virtuelle sans rapport avec les actifs réels ou les transactions financières de départ. C’est un mécanisme qu’il faut questionner et établir des rapports beaucoup plus réalistes entre les transactions virtuelles et ce qui se passe dans l’économie réelle.

Sur la question de la dette, on voit avec quelle facilité les différentes banques sont en train d’effacer des dettes considérables qui représentent plusieurs fois la dette des pays du Tiers-monde. Et jusqu’à présent on se refuse à effacer la dette du Tiers-monde. Une revendication tout à fait légitime des peuples pour pouvoir transformer les relations de domination dans l’économie mondiale.

RB : Etes-vous d’accord avec la notion, que la crise remonte à 2001 ? Quand pour éviter la récession économique, Allan Greenspan avait décidé de réduire considérablement les taux d’intérêts pour faciliter l’accès au crédit et par ricochet pousser la consommation et la production. Le crédit facile a conduit à la pratique des subprimes (prêts à risques élevés).

CC : Je pense que la crise est plus vieille que ça. Le premier signal a été le krach boursier de 1987. Ensuite nous avons les différents épisodes de crise au niveau des pays de Tiers-monde, crise asiatique, crise de l’économie japonaise très liée à la question immobilière. Je pense effectivement que les décisions de Allan Greenspan ont peut être favorisé certains types de spéculation financière avec la baisse régulière des taux d’intérêt. Je ne pense pas que ce soit la racine du problème. La racine est beaucoup plus structurelle et nous voyons des signaux alarmants qui annonçaient cette crise depuis 87. D’ailleurs il y a des économistes qui avaient déjà prédit la dimension de cette crise que nous connaissons aujourd’hui qui était inscrite dans les structures du système dans cette financiarisation débridée. Pour moi ça remonte à 87. La réaction de Greenspan s’inscrit dans une tentative de réduire les effets de la crise sur le marché financier global.

RB : Pensez-vous que ces crises qui se succèdent soient l’effet cyclique et naturel de fonctionnement du système ?

CC : Je pense que quand on regarde le rythme de ces crises, on pense beaucoup à Kondratieff qui a étudié les cycles longs du système capitaliste et qui nous a parlé des cycles de 30 ans. Il a expliqué très clairement comment la montée de la financiérisation pouvait mener à une crise très semblable à celle que nous vivons aujourd’hui. Il y a des cycles à l’intérieur du système capitaliste. Mais les crises ne sont pas toujours les mêmes. Même si elles se répètent avec une certaine régularité. Il y a structurellement des choses très différentes. Par exemple ce qui se passe aujourd’hui est tout à fait nouveau dans ses caractéristiques, parce que nous avons des paradoxes que l’économie qui est hégémonique au niveau mondial a manifesté sa faiblesse depuis de longues années et est entraînée dans un déficit jumeau que nous connaissons. Nous avons l’habitude de voir l’impérialisme en général qui est exportateur de capitaux. Alors que dans cette situation nous sommes en présence d’un impérialisme qui achète beaucoup plus de l’étranger qu’il vend à l’étranger. Les gens qui achètent les produits américains se retrouvent avec des masses considérables de dollars. La seule chose qu’ils peuvent faire est de réinvestir ces dollars dans les marchés financiers, dans des produits financiers américains. Ils vont réinvestir ces dollars dans la mesure où ils ont confiance dans le système. A partir du moment où il y a une crise de confiance comme ça se manifeste aujourd’hui, nous avons des investisseurs dans d’autres pays qui se retrouvent avec des masses de dollars qui ne savent pas quoi en faire. C’est pour cela que ça s’accompagne d’une crise monétaire, d’un affaiblissement du dollar. Même s’il y a une reprise conjoncturelle ces jours-ci. Nous sommes dans un cycle d’affaiblissement du dollar. Nous allons assister à des crises monétaires beaucoup plus importantes. Les détenteurs de masse importante de dollars voudront investir plutôt en euro ou utilisant d’autres monnaies. On peut voir le gouvernement américain demander la non convertibilité du dollar. Nous allons vers une période vraiment difficile. Ceci ne veut pas dire comme Wallerstein que nous sommes à la fin du système capitaliste. Je pense que le système capitaliste a des ressorts. Il a des possibilités de prolonger l’agonie mais je partage son analyse nous sommes entrés dans une période décisive. L’histoire nous apprend que ces crises ne se transforment pas automatiquement en alternative politique globale. Pour que cela se transforme en alternative politique globale anti-capitaliste ou post-capitaliste, il faut des acteurs. Il faut des mouvements sociaux conscients de la nature même de la crise et qui ont des propositions adéquates qui dépassent le système. A part quelques niches importantes qui se développent en Amérique latine, nous n’avons pas au niveau mondial un mouvement avec une conscience anti-capitaliste claire. Même si il y a là une crise très profonde. Il y a la crise de l’environnement qui est attribuée à juste titre au mode de consommation qui est lié à globalisation néolibérale, à la société de surconsommation, à la société de gaspillage. L’opinion publique est en train de prendre conscience des effets de ce gaspillage. Mais nous ne sommes pas encore arrivés à des mouvements sociaux et politiques qui auraient conscience de la nécessité de changer de système, d’introduire des nouvelles modalités de fonctionnement, notamment du système financier mondial.

RB : Le secteur finance représentant seulement que 4% du Produit Interne Brut (PIB) des Etats-Unis, comment son effondrement peut-il avoir une telle influence sur son économie ?

CC : C’est tout à fait vrai. Ceci s’explique par le découplage évoqué au début de l’entrevue. Nous sommes en train d’assister à une crise de l’hégémonie du capitalisme financier. Cela veut que même si c’est un capital minoritaire, parasite qui tire ses profits sur des plus-values d’autres secteurs de l’économie ce secteur est devenu le chef d’orchestre du processus d’accumulation, le chef d’orchestre du processus de distribution des profits. C’est là la maladie fondamentale. Le processus de financiarisation a inversé l’ordre normal des choses à l’intérieur même du système capitaliste. Nous avons aujourd’hui un système financier qui contrôle les autres secteurs d’accumulation. Qui passe des ordres au secteur industriel. Qui contrôle les relations entre le secteur industriel et le secteur commercial.

C’est justement la fin de l’une des utopies du capitalisme qui rêve de pouvoir faire de l’accumulation financière sans passer par l’économie réelle. Il faut valoriser son capital et trouver des subterfuges, toutes sortes de mécanisme qui permettent d’arriver à des surprofits considérables qui ont été accumulés pendant ces dernières années. Les chiffres sont très clairs sur la domination financière en relation à d’autres sphères de réalisation. Donc vous avez une économie réelle qui devient finalement un appendice des décisions qui sont prises au niveau financier, Et c’est pour cela que nous assistons à l’aberration totale de la presse internationale qui applaudit quand, General Motors licencie 20 milles ou 30 milles salariés parce que demain le titre de General Motors monte en bourse. Alors qu’en réalité les choses devraient être inversées. On demande aux gestionnaires de maximiser le cours en bourse de l’entreprise quel que soit le coût réel de cette optimisation pour la collectivité et l’ensemble de l’économie. Nous avons assisté à des changements de priorités. Les managers ce qu’on leur demande, c’est de valoriser le cours en bourse de l’entreprise. Ce n’est pas le résultat en terme de création de richesse. Ce n’est pas le résultat en bien-être social global. Ce n’est pas le résultat en résolution de problèmes sociaux. Ce qui est fondamental c’est le cours en bourse.
Ce n’est pas en termes de poids relatif du secteur financier qu’il convient d’analyser la question. Mais sa place dans l’ordonnancement des rapports de forces à l’intérieur du capitalisme qui a conduit à cette crise aujourd’hui.

RB : Le journal Le Monde écrit : « Malgré la mobilisation de l’UE et l’approbation du plan de sauvetage américain, le chemin reste désespérément incertain. Des fonds d’urgence peuvent aider à éteindre le feu sur les marchés financiers, mais sur ce que nous devrons construire sur les cendres, la discussion a à peine commencé. »
Il y a-t-il lieu de penser à un changement paradigmatique ? Quelles sont les options à considérer ? Il y a-t-il un essai de modélisation ?

CC : Je pense que ce constat du journal Le Monde est tout à fait juste. Parce que ce qui préoccupe aujourd’hui les Etats que ce soit au niveau de l’Union Européenne ou d’autres pays capitalistes du centre, c’est la question de sauvetage des banques transnationales. C’est comme l’a dit un auteur, c’est la question de tenter de « sauver le capitalisme des capitalistes ». C’est sauver le système de cette rapacité des profits qui est à l’origine de la crise. Et même quelqu’un de droite comme Nicolas Sarkozy s’est beaucoup exprimé sur la question. Tant qu’on n’aura pas effectivement introduit des réformes structurelles dans le système. Tant qu’on n’aura pas modifié les rapports entre capitalisme financier et capitalisme industriel. Tant qu’on n’aura pas introduit tout un ensemble de régulations sur l’activité financière en elle-même. Tant qu’on n’aura pas limité la question des parachutes dorés. La question des surprofits qui sont distribués aux chefs d’entreprise etc., nous serons toujours dans cette même situation.

Il ne faut pas bloquer les salaires comme on l’a fait pendant 30 ans, sous l’égide du néolibéralisme. Il faut bloquer les dividendes. Il faut contrôler les profits. Il faut taxer les transactions financières internationales. Il faut brider la finance. Il y a des auteurs qui évoquent la possibilité d’éliminer la plupart des activités financières qui sont connus aujourd’hui. Et de ramener les activités financières à des questions beaucoup plus frontales, à des questions humanitaires, d’éducation, de santé publique etc. Je pense que les dirigeants que nous avons aujourd’hui dans les États des pays du centre ne sont pas prêt à ce passage, parce qu’ils ont été formés à l’école du néolibéralisme, à l’école des capitalistes. Ils n’ont pas l’imaginaire disponible pour penser ce système post-capitaliste qui fonctionnerait avec une autre vision dans laquelle les richesses seraient effectivement au service de la majorité des couches de la population, où les richesses créées sont mises au service de l’humanité au lieu d’être privatisées et accaparées par l’intérêt de quelques individus. Il faut un autre paradigme, un autre ordre de priorités au niveau de la société, pour désarmer la finance, replacer l’économie dans une place qui n’est pas celle qu’elle occupe aujourd’hui. Il faut utiliser la formule de Karl Polanyi qui demandait le dé-centrage de l’économie en relation aux autres sphères de la société.

Quand on regarde les 700 milliards de $ US qui ont été débloqués assez rapidement dans le cadre des plans de sauvetage aux USA. On doit comparer cette valeur aux 12.3 milliards de $ US qui sont demandés par la FAO depuis juin 2008 pour faire face à la crise alimentaire vécue par une trentaine de pays. De juin à octobre 2008 la FAO n’a reçu que un milliard de dollars. C’est un ordre d’agenda insensé. C’est obscène. Il faut un agenda où nous priorisons les besoins des peuples, les besoins du développement. Il est plus important de financer les 12.3 milliards de la FAO que de financer les 700 milliards pour sauver les banques américaines. Les dirigeants des pays du centre ne sont pas prêts à faire le saut idéologique nécessaire pour imaginer un système qui fonctionnerait sur d’autres types de valeur et sur d’autres types de régulation. Et qui ne prioriserait pas les profits des grandes firmes transnationales.

RB : On tend à vouloir comparer ce qui se passe aujourd’hui, à cause de ses ramifications mondiales, au krach du Wall Street en 1929.
Pensez-vous que cette comparaison soit trop alarmiste ?

CC : Je pense qu’effectivement on n’en est pas là. Nous avons une crise financière profonde. Nous avons une crise de fonctionnement du système. Nous sommes dans une crise de confiance et qui peut amener des problèmes structurels décisifs. Mais on n’est pas encore au niveau de l’effondrement de la production que nous avons vu après 1929. Ça peut venir. Probablement on n’aura pas la dimension que l’on a vécue en 1929, une baisse de 35 à 40% de la production. Le système a pas mal de ressources en main pour éviter d’arriver à une récession aussi profonde. On est dans une période d’incertitude. Les différents acteurs concernés, que ce soit au niveau de l’économie américaine, que ce soit au niveau de l’Union Européenne, des pays puissants comme la Chine, l’Inde, l’Afrique du sud, le Brésil ne se sont pas encore clairement prononcés. Il y a des décisions qui peuvent être prises par des acteurs nouveaux qui ne sont pas très connus dans la grande finance internationale, mais qui ont un poids significatif. Je pense qu’il y a différents scénarios qui sont ouverts. Même si la crise financière ressemble beaucoup à l’effondrement des banques que nous avons vécu. Mais la réponse de Roosevelt n’est probablement pas possible aujourd’hui. Il y a toute la question de la vacance bancaire décrétée par Roosevelt. L’Etat américain ne dispose pas des mêmes moyens financiers qui étaient disponible dans les années 30. Nous sommes en présence d’un Etat surendetté. Et qui à cause de cette intervention des 700 milliards, se trouve dans un état de déficit aggravé. Les Etats-Unis n’ont pas, aujourd’hui les moyens de fournir des réponses à la hauteur de ce qui a été fait par le président Roosevelt. Nous sommes dans une situation différente. Le capitalisme industriel transnationalisé est beaucoup plus solide aujourd’hui. Il y a encore beaucoup d’espaces pour l’expansion du Capital transnational, voyons ce qui se passe avec le processus de tiersmondisation des pays de l’Europe de l’Est, l’intégration de vastes marchés comme la Chine et l’Inde à la société de consommation de masse, la domination des moyens de communication … etc.

La solution à porter sera difficile. Nous sommes en train d’assister à l’effondrement de l’hégémonie américaine. Nous sommes en train d’assister à l’émergence d’une grande crise qui sera très difficile à résoudre pour les capitalistes. Et nous sommes en train d’assister à l’émergence d’acteurs très puissants sur la scène internationale. L’Union Européenne est déjà premier producteur mondial, tant au niveau des services qu’au niveau des biens industriels. Il y a la tentative de créer une banque du Sud introduite par Hugo Chavez qui est une idée extrêmement intéressante. C’est presque prémonitoire à cette grande crise financière. Si nous assistons au retour massif des capitaux dans les pays du Sud. Nous allons avoir un capitalisme totalement différent avec un puissant processus de régionalisation. L’émergence de puissances régionales qui vont très certainement reconfigurer le système. Nous sommes en présence de plusieurs scénarios. Cela prendra du temps pour les examiner tous et les comparer.

RB : Les chefs d’états européens ont tous, à l’unanimité, imputé aux Etats-Unis d’être à l’origine de cette catastrophe, les subprimes (prêts à risques élevés). Ils pensent que le model économique et financier américain est en faillite. Puisque ces pays sont en train d’appliquer des solutions qui conviennent pour sauf-garder leur propre système bancaire.
N’y a-t-il pas lieu de craindre que l’on passe de la mondialisation au nationalisme ou au protectionnisme ?

CC : Effectivement on a tendance à comparer le capitalisme européen et américain. On évoque beaucoup toutes les études qui on été faites sur les variantes du système capitalisme, par exemple le capitalisme rhénan etc. Je pense que c’est une question intéressante. Evidemment ceux sont des formations sociales différentes qui ont eu une évolution historique différente. Donc des réponses différentes, des rapports entre les classes qui ne sont pas les mêmes. Effectivement le niveau de dérégulation atteint aux Etats-Unis n’est pas le même en Europe. Même si la tendance avant la crise était la même. Je pense qu’il y a des différences intéressantes qui sont dues très certainement au modèle social européen et qui sont dues aux luttes qui ont été menées contre le néolibéralisme en 1995 en France et dans d’autres pays pour préserver les acquis sociaux des travailleurs et des couches moyennes. Ceci a permis de limiter les dégâts du néolibéralisme et la destruction des règles du contrôle étatique sur le système bancaire et le système financier en général. Ce sont ces luttes sociales qui ont permis de maintenir cette libéralisation débridée dans des limites différentes de celles qui existent aux Etats-Unis. Mais cette comparaison a un côté amusant, elle ne doit pas nous faire penser qu’il existe des formes de capitalisme plus viable que le modèle nord-américain. Ce qu’on voit au niveau du capitalisme européen, c’est un suivisme des capitalistes américains. C’est pratiquement les mêmes valeurs, pratiquement les mêmes propositions. Nicolas Sarkozy au cours de sa campagne était en train de proposer un marché hypothécaire extrêmement ample, qui était inspiré du model des subprimes.
Donc il faut d’abord remarquer que la plupart des capitalistes européens se retrouvent dans le sillage des Etats-Unis, et considèrent les Etats-Unis comme leur référence. Ils considèrent les mouvements sociaux européens qui ont limité les casses du néolibéralisme comme un obstacle à leurs gains et à leurs désirs d’accumulation du surprofit. Il faut considérer aussi quelque chose de très important, c’est que les marchés capitalistes européens et les marchés capitalistes américains sont très imbriqués. Nous sommes en présence d’une très grande interdépendance où les meilleurs marchés pour les producteurs capitalistes européens, c’est les Etats-Unis. De même pour les produits venant des Etats-Unis c’est l’Europe et une partie de l’Asie. Leur destin est finalement imbriqué. Il y a une grande partie des subprimes qui a été racheté par des banques européennes. Je pense qu’on ne peut pas opposer ces deux systèmes. Il s’agit de systèmes capitalistes qui se retrouvent à des étapes différentes qui ont géré l’hégémonie libérale différemment, grâce à des mouvements sociaux puissants. C’est le même credo. Ceux sont les mêmes options. C’est la même orientation.

Mais il est clair que dans la recherche de solutions à la crise actuelle on peut dire que l’Europe est mieux armé que les Etats-Unis, dans la mesure où justement l’Etat reste un levier très important qui a conservé une partie de ses capacités d’interventions. Nous avons vu comment rapidement, ils ont pu acheter des banques, nationaliser des banques, faire des interventions de ce genre. Donc la comparaison entre les deux systèmes est une comparaison intéressante du point de vue de l’analyse économique et politique. Mais du point de vue pratique des différentes mesures à adopter, probablement ils vont s’entendre. Et au cours de cette réunion du G20 convoquée pour le 15 novembre, nous allons voir qu’ils vont parler d’une même voix. Ils vont parler à l’unisson et probablement recommander les mêmes choses.

Il est évident aussi que cette grande crise du capitalisme néolibéral mondialisé, est une crise qui doit nous faire penser aux alternatives. Quels sont les systèmes que nous devons construire aujourd’hui face à ce désastre. Il est évident que nous devons penser à un système post-capitaliste. Ces systèmes post-capitalistes ne vont pas s’inspirer d’un nationalisme frileux, ni d’un repli sur soi au niveau des frontières nationales, même si il y a de choses à valoriser au niveau des frontières nationales. Il y a tous les dogmes de la libéralisation, des accords de libre-échange, toute l’orientation imposée par l’OMC doit être révisés. Parce qu’il nous faut un minimum de contrôle de capitaux. Il faut un minimum de puissance publique qui intervienne dans le jeu financier, pour empêcher que ce jeu se transforme en un simple casino cynique de gaspillage des ressources de l’humanité. Il faut un nouveau système qui va très certainement s’inspirer aussi de l’expérience socialiste, mais qui va tenir compte des conquêtes qui ont été acquises par les différents pays au cours du siècle dernier, pour que nous puissions construire un système libérateur, un système d’émancipation, un système qui se débarrasse de la domination capitaliste financier. Et qui met au centre de ses préoccupations, l’homme, les besoins des individus, le bonheur des individus, et l’épanouissement des pays qui aujourd’hui n’ont aucune raison de se confiner dans la pauvreté abjecte qui caractérise la situation de la plupart des pays du Tiers-monde.

RB : Après cette débâcle, les Etats-Unis pourront-ils garder le leadership du monde financier et économique ?

CC : Certainement pas ! C’est très certainement l’une des choses les plus claires que l’on peut prévoir au niveau de la situation actuelle, c’est l’effondrement de l’hégémonie américaine. Même si les Etats-Unis vont rester un pays important, mais il est clair qu’ils ne pourront pas continuer à jouer le rôle central au niveau des circuits financiers du secteur économique. Nous allons voir émerger d’autres puissances, se renforcer des puissances qui existent déjà. Il est très difficile de dire quelles seront ces puissances. Nous allons voir se déplacer le cœur de la finance mondiale. Il y a plusieurs candidats à la succession. Les Etats-Unis vont jouer un rôle beaucoup plus modeste. Et s’ils ne gèrent pas bien la situation actuelle, ils peuvent même connaître des situations très difficiles au cours de ces 20 prochaines années.

RB : Immanuel Wallerstein l’un des signataires du manifeste du Forum social de Porto Alegre (« Douze propositions pour un autre monde possible ») considéré comme l’un des inspirateurs du mouvement altermondialiste a déclaré : « Eh bien, nous sommes en crise. Le capitalisme touche à sa fin. »
Etes-vous de cet avis ?

CC : Je pense que effectivement la crise est profonde, grave. Elle est une crise à la fois de fonctionnement. La crise de confiance dans les marchés boursiers va s’installer. Les flux financier vont peut être changer totalement, radicalement. C’est une crise qui peut se transformer en crise structurelle. Nous avons les conditions qui sont réunies pour que nous ayons une profonde crise structurelle. Mais si cette crise structurelle va déboucher sur une explosion du système capitaliste, je pense que l’on n’est pas encore là. Je pense qu’il y a pas mal d’espace, comme je l’ai signalé antérieurement. Il y a beaucoup d’espace d’accumulation. Le capitalisme a ouvert de nouveaux chantiers avec la tiers-mondisation des pays de l’Est. Le marché chinois. Les alliances qui sont faites avec les dirigeants communistes chinois et le système capitaliste. Vous savez que la Chine investit massivement dans les produits financiers aux Etats-Unis. Ceux sont des conditions qui ne permettent pas de penser à un effondrement rapide du capitalisme.

Ce qui est certain aujourd’hui, c’est que cette crise est une débâcle profonde du néolibéralisme. C’est une crise profonde de la mondialisation néolibérale. Comme nous le savons, il y a un jeu de balancier, où les capitalistes peuvent remettre en forme d’autres réponses de type néo-keynésienne, mais avec des conditions différentes. Mais on peut passer à un capitalisme différent, avec une présence centrale de l’Etat comme acteur décisif. Je pense qu’il y a pas mal de solutions possibles à l’intérieur du système aujourd’hui.

La crise telle qu’elle se présente, est tellement profonde qu’elle met a mal de façon tellement décisive les dogmes du néolibéralisme qui ont servi de référence presque unique au capitalisme au cours de ces 20 dernières années, que ça met le système capitaliste dans une très mauvaise position, notamment dans son ambition de dicter des politiques économiques aux pays pauvres, aux pays appauvris. Puisque nous connaissons avec les ajustements structurels, les programmes de réduction de la pauvreté etc. Le consensus de Washington a réussit à imposer un modèle d’intervention économique, un modèle de politique économique, un modèle des relations entre l’Etat et la société, qui s’est imposé a la plupart des pays appauvris du Sud.

Je pense que ça va être mis en question très profondément. Nous avons dans la réunion qui s’est déroulée cette semaine au Salvador, la réunion des chefs d’Etats ibéro américains, la plupart des chefs d’Etat se sont lancés dans une critique acerbe du capitalisme et de la financiarisation débridée. C’est quelque chose de nouveau. Ça fait longtemps que dans un forum international, on n’avait pas vu des présidents chanter à l’unisson leur rejet du capitalisme et en particulier de la financiarisation. Nous sommes à l’aube d’un nouveau moment historique. Nous sommes à l’aube d’une nouvelle étape. Qui offre à la fois des opportunités extrêmement intéressantes en particulier pour les exploités, les dominés, les marginalisés, les exclus.

J’espère, par exemple, que la classe ouvrière américaine pourra enclencher au moins un processus de rattrapage du pouvoir d’achat qu’elle a perdu au cours de ces 20 dernières années. C’est un espace qui peut permettre des renversements en termes décisifs de rapport de forces. Pour que ces renversements soient positifs, il faut entrer vraiment dans une démarche de dépassement du système capitaliste et de création d’un autre système social, il nous faut des outils institutionnels nouveaux. Il nous faut des organisations. Il nous faut des mouvements. Il nous faut des luttes extrêmement énergiques. Il nous faut des alliances nouvelles qui permettent de repenser le système et qui permettront de donner des réponses beaucoup plus vigoureuses à la crise actuelle.

Je ne suis pas aussi optimiste que Immanuel Wallerstein. Je pense que la crise est profonde, difficile pour les capitalistes. Elle offre de nouveaux horizons. Elle offre de nouvelles perspectives d’organisation. Mais il y a aussi des dangers de réponses fascistes. Quand nous avons du chômage. Quand nous avons l’effondrement du pouvoir d’achat. Quand nous avons une récession importante. Nous avons vu cela dans les années 40, le discours fasciste, le discours conservateur, peuvent avoir une certaine emprise sur les masses, surtout si elles sont désespérées, désorganisées. Le danger du discours conservateur flamboyant comme nous le voyons déjà de la bouche de certains responsables américains.

Il n’y a pas une réponse univoque. C’est un espace qui est ouvert, avec beaucoup de possibilités. Mais c’est certain que la crise actuelle offre énormément d’opportunités pour repenser le monde. Pour repenser les système sociaux. Et constater effectivement que le capitaliste néolibéral, c’est fini. Le capitalisme est un système obscène. C’est un système toxique. C’est un système destructeur. C’est un système qui est de plus en plus destructif et moins en moins créatif. Il est temps de passer à autre chose. Il est temps que les peuples deviennent véritablement les acteurs principaux et les maitres de leurs destins. Que la création de richesse soit au service de leurs besoins, de leurs nécessités et de leurs rêves.

RB : On parle de différents modèles de capitalisme qui peuvent naître du tâtonnement empirique qui suivra cette crise. Quels sont à votre avis les modèles qui sortiront de cette crise pour entrer en compétition ?

CC : C’est difficile à dire. Dans les rapports de forces actuels, le modèle qui suivra risque d’être un modèle de néolibéralisme révisé, de néolibéralisme revisité. Nous n’avons pas de forces sociales qui soient en mesure, qui soient capables, qui aient un niveau d’analyse et de lucidité pour s’opposer véritablement au capitalisme aujourd’hui. D’ailleurs nous l’avons dénoncé dans un texte que nous avons publié dans notre site. La réunion du G20 du 15 novembre sera un replâtrage du système. Ils vont lancer un néolibéralisme revisité, un peu moins violent. Mais qui va essayer de conserver les privilèges des capitalistes. Conserver les mécanismes de surprofit pour le capitalisme financier. Cette réponse va susciter de nouveaux mécontentements. J’espère que de ces mécontentements pourront donner naissance à de nouveau mouvements sociaux qui auront la clairvoyance nécessaire pour mener les luttes que nous devons mener aujourd’hui.

Même le néo-keynésianisme que j’évoquais tout à l’heure, les forces actuelles qui dominent le capitalisme mondial, ne sont pas prêtes à le mettre en application. Un système social avec un Etat assuranciel. Un Etat qui dirige la planification. Un Etat qui essaye de réduire les écarts sociaux. Un Etat qui investit massivement dans les secteurs stratégiques. Je pense que les forces actuelles ne sont pas prêtes à appliquer le néo-keynésianisme, qui effectivement pourrait changer qualitativement la donne et modifier de façon assez substantielle la situation actuelle.

RB : Quels seront les effets de cette crise financière et économique mondiales sur Haïti ?

CC : Catastrophique ! Nous savons que le fragile équilibre des comptes nationaux, des agrégats macro-économiques est maintenu par les transferts de la Diaspora, qui atteignent selon certaines estimations plus 1.6 milliards de dollars US annuellement. Nous allons assister à un ralentissement des flux de transferts de la Diaspora. J’ai parlé a une amie qui travaille a une des institutions qui reçoivent les transferts au Cap-Haïtien et elle m’a confié qu’au cours des 2 dernières semaines elle a assisté a un ralentissement de l’ordre de 25 à 30%. C’est quand même énorme. Nous sommes dans une situation où la population qui déjà a vu s’effondrer complètement son pouvoir d’achat ; qui a un salaire minimum dérisoire, ridicule, qui n’a pas été augmenté depuis 2003 ; qui est frappé par l’augmentation des prix des produits céréaliers et des produits pétroliers ; qui a été frappé par des 4 ouragans meurtriers. C’est une population qui a vu augmenter dramatiquement la pauvreté. On parle de 3 millions de personnes qui sont dans une situation d’insécurité alimentaire, et qui vont rester dans cette situation jusqu’à l’automne 2009. Nous avons une économie qui est extrêmement dépendante de l’économie américaine, notamment pour les exportations. On peut assister aussi à une diminution des maigres ressources de devises puisées à travaers de modestes exportations qui se situent autour de 500 à 600 millions de dollars US. Mais assister aussi à une réduction des demandes au niveau de la sous-traitance, au niveau de l’achat de certains produits primaires. Très certainement s’il y a une récession aux Etats-Unis on va assister au ralentissement des transferts et également à la baisse des exportations. Nous allons avoir des difficultés à réaliser les taux de croissance projetés par le gouvernement, même si ceux sont des taux de croissance modiques, de l’ordre de 1.5 à 2%. Nous allons assister à une augmentation de la pauvreté dans le pays. Ceci c’est l’effet immédiat. Mais nous avons aussi à long terme dans la mesure où le gouvernement continue à appliquer les options néolibérales épousées par le FMI et la BM, nous allons assister à la poursuite de la déstructuration de l’économie nationale, la poursuite de l’effondrement de l’économie paysanne. Nous allons avoir de moins en moins les possibilités de résoudre les grands problèmes, les grands défis de la société haïtienne.

Comme dans toute crise il y aussi des opportunités. Si la connexion et la dépendance par rapport a l’économie américaine va s’exprimer différemment, ça va être un espace pour renégocier cette dépendance. Mieux encore un espace pour que s’affirme un projet national en Haïti sur des bases différentes de ce qui nous a été raconté, de ce qui a été choisi par les dirigeants au cours des 30 dernières années. C’est une crise qui va affecter les couches les plus pauvres. Mais qui va demander à la population des réponses nouvelles. Cette nouvelle situation va peut être créer une nouvelle volonté d’organisation et de proposition en terme d’alternatives pour avancer vers un projet national différent qui permettrait effectivement de résoudre les grands problèmes que nous connaissons. C’est une opportunité pour poser la question des relations entre le secteur financier, dominé aujourd’hui par les banques commerciales et la question de la production. Nous avons un secteur financier qui accumule des liquidités extrêmement importantes des dizaines de milliards de gourdes et qui n’investit absolument pas dans l’économie réelle. Je crois que c’est l’occasion, quand on réfléchit sur la nature de cette crise, pour exiger du secteur bancaire commercial qu’une portion importante de la liquidité qu’elle détient soit affectée à des investissements productifs dans le secteur rural et dans le secteur industriel. Ceci sera un changement remarquable dans la mesure où aujourd’hui quand on regarde les chiffres, nous avons un crédit des banques commerciales dirigé vers le secteur rural et qui est inférieur a 1% du volume du crédit distribué annuellement. Nous avons un crédit qui est immensément concentré au niveau de la région métropolitaine de Port-au-Prince, autour des activités de spéculation, de change et des activités de consommation directe. Pas d’investissement, pas de création d’emplois, pas de création de richesses. Il faut absolument changer cette donne, cette logique. La Banque Centrale a des instruments, qui lui permettent justement d’inciter les banques commerciales à commencer à investir dans le secteur de l’économie réelle en particulier avec un objectif fondamental de création d’emplois.

Cette déconnexion par rapport au marché financier Nord-américain. Nous savons qu’une partie des liquidités en dollars US détenues par les banques haïtiennes sont trasférées vers las marchés financiers des USA. On nous a expliqué l’autre jour que les 197 millions de dollars US qui devaient être débloqués pour faire face aux urgences post-cycloniques, une partie de cet argent n’était pas encore arrivée parce que c’était placé au niveau des marchés financiers américains. Ceci a été fait sans aucune consultation avec le Parlement haïtien. Il faut qu’au niveau du Parlement, il y ait des mécanismes permettant justement de surveiller le mode de gestion qui est fait avec les réserves nationales, également pour favoriser un retour de l’ensemble de capitaux qui devrait être investis dans l’économie nationale et qui auraient pu, notamment, supporter les agents économiques dans le secteur rural qui n’ont pas accès au crédit.

Ce sont déjà deux changements vraiment importants qui peuvent être obtenus dans le cadre de la conjoncture actuelle. Et qui pourraient participer dans un réveil général, dans un sursaut général de la nation haïtienne pour reprendre en main son destin, reconstruire sa souveraineté, arrêter de croire que la présence de la Minustah aura des effets bénéfiques. Reprendre la souveraineté dans le domaine du contrôle du territoire. Mais aussi reprendre sa souveraineté dans le domaine des politiques économiques et de leurs orientations.

RB : Pensez-vous que ces pressions socio-économiques pourront déboucher sur une réaction politique ?

CC : C’est très difficile à dire. Mais ce qui est certain, c’est que si le gouvernement a une réponse assez vigoureuse sur la question des urgences, même si il y a beaucoup de problèmes dans les modalités de gestion, il y a un manque énorme de coordination entre ce qui vient de l’extérieur et ce qui est alloué par le gouvernement pour les problèmes d’urgence. L’Etat n’a pas encore repris son rôle central de coordinateur et de gestion de ces interventions. Ce qui risque d’annuler l’effet bénéfique en termes de recapitalisation que ces investissements peuvent avoir.

Ce qui est certain si la politique économique que nous avons aujourd’hui ne change pas. Si nous nous maintenons sur les mêmes rails du néolibéralisme imposé par Washington et les institutions financières internationales (IFIs), on va assister à la continuité de l’effondrement. On va assister à des niveaux de misère encore plus graves. On va assister à un niveau de désespoir au niveau de la population. On peut s’attendre effectivement à une contestation sociale de plus en plus importante. Cette contestation sociale qui s’est exprimée en avril 2008, de façon un peu désordonnée sans un leadership centralisé. Mais c’est une contestation sociale qui s’était exprimé très clairement contre les politiques néolibérales du Gouvernement Alexis et qui s’était prononcée contre la présence de la Minustah. Nous avons déjà deux revendications centrales, associées à la question des prix des aliments qui avaient été la base du soulèvement d’avril 2008. On risque d’assister à une contestation sociale vigoureuse qui ne peut avoir de succès que dans la mesure où elle est articulée autour de projets intelligents, de proposition d’une vision globale et d’un rassemblement des différentes forces sociales, qui veulent véritablement un changement dans ce pays. Les conditions ne sont pas tout à fait réunies. Nous sommes à l’intérieur d’un mouvement social terriblement divisé, terriblement polarisé et même émietté. Je pense qu’il y a des démarches vraiment intéressantes qui sont en train d’être accomplies notamment dans le monde paysan, le rassemblement des différents mouvements paysans qui essayent de construire une plate-forme commune. Il y a des démarches pour arriver à une unité suffisamment forte des différents mouvement sociaux pour présenter des alternatives et essayer de peser sur la situation, tant dans de la modification de ce qui est fait en politique économique, que dans le cadre des élections sénatoriales de l’année prochaine et des élections présidentielles de 2011.

RB : Il est aujourd’hui question de l’effacement de la dette externe d’Haïti. A quel point sommes-nous dans ces démarches ?

CC : Je profite de votre émission pour saluer des centaines de milliers de personnes qui s’étaient mobilisées autour des appels de la PAPDA pour réclamer une annulation totale et inconditionnelle de la dette externe d’Haïti. C’est cette mobilisation qui aujourd’hui force certains organismes à parler de l’annulation de dette. Malheureusement les réponses qui sont fournies par la BM et le FMI sont nettement insuffisantes. Depuis mars 2006 Haïti a été intégrée au programme des Pays Pauvres Très Endettées (PPTE). En novembre 2006 nous avons passé le point de décision, et le point d’achèvement devant être atteint au cours de l’année 2008. Selon les déclarations récentes de Robert Zoellick cette étape est reportée pour juin 2009. C’est un processus qui continue sans tenir compte de la situation conjoncturelle. Nous avons une victoire dans la mesure où la BM dans un document publié en mars 2006 a reconnu que la dette haïtienne était insolvable. Qu’il y avait un problème que nous allions atteindre une situation où nous ne pourrions même pas honorer le service annuel de la dette externe publique, en acceptant, en partie, un des arguments que nous avons formulé depuis une dizaine d’années. Mais la réponse qui a été fournie à travers le programme PPTE est tout à fait insuffisante. D’abord les évaluations qui ont été faites, les réductions de dette, les allègements de dette obtenu dans le programme PPTE montre que ceux sont des allégements et des réductions tout à fait insignifiants qui ne permettent pas vraiment de libérer le pays de la domination de la dette. Au point de décision on parlait d’une réduction de 23 millions dollars US du service de la dette, qui est insuffisant. Dans le cadre des négociations avec le Club de Paris qui ont eu lieu en décembre 2006 entre le ministre Dorsainville et les principaux créanciers d’Haïti, on a réaménagé une partie de la dette. Certain pays (comme l’Espagne) ont consenti à des annulations partielles et des rééchelonnements ont été effectués. de la dette, comme l’Espagne. Depuis mars 2006 la BM parle d’annulation de réduction, d’allégement de la dette d’Haïti. Ce que nous constatons, entre 2005 et aujourd’hui octobre 2008 le montant du stock de la dette est passé de 1.3 milliards de dollars US à 1.85 milliards. Cela veut dire que les allégements, les réductions promis n’ont pas eu lieu et n’ont pas eu d’impact significatif sur le montant de la dette. Le montant de la dette continue à augmenter. On peut même dire qu’au cours de 3 dernières années, elle a augmenté à un rythme beaucoup plus accéléré que ce qui a été fait au cours des 10 années précédentes.

Le problème de la dette reste entier. Si nous voyons une mention faite dans le rapport du Secrétaire Général des NU produite récemment à la fin du mois de septembre, où il dit qu’Haïti a payé en 2007 un service de la dette de 90 millions de dollars US.

Le pays le plus pauvre de l’Amérique qui est en train de payer 90 millions de dollars US, c’est inacceptable. Il est normal d’un point de vue éthique que l’on considère que les ressources qui sont générées par l’Etat doivent être consacrées en priorité à répondre aux urgences et aux crises auxquelles nous faisons face. Doivent être consacrées à des investissements significatifs au niveau des grands programmes de redressement national. Je pense à la question de l’alphabétisation, à la reforestation, à la restructuration du système national de santé publique, du système de l’éducation nationale qui est privatisé à 82%. Donc ceux sont ces urgences là, ces priorités qui doivent être prises en considération. Il faut arrêter immédiatement de payer annuellement 90 millions de dollars US, pour une dette qui est en grande partie une dette odieuse. Une dette qui a été détournée depuis l’époque de la dictature de Duvalier. Qui a continué à être détournée par la suite. Une dette qui n’a absolument pas servi au besoin de la nation et au besoin du développement du pays.

C’est absolument inconcevable que la BM n’ait pris aucune décision sur le chemin de l’annulation de la dette. C’est un pays qui fait face à des crises répétées et qui est dans un sillage d’effondrement, vers une très grande pauvreté de masse. La position de la BM est obscène, scandaleuse et nous l’avons dénoncée. Monsieur Zoellick a même menti à la nation, en affirmant par exemple que 500 millions de dollars avaient été annulés. Ce qui est complètement faux. Il n’y a eu aucune annulation importante. Il y a eu une annulation de 23 millions et une réduction de la dette bilatérale à travers les décisions prises au Club de Paris en 2006. Rien absolument rien sur le front de la BM. Les 600 millions de dollars réclamés pas la BM figurent toujours au niveau du tableau de la dette haïtienne.

Nous pensons que la dette représente un élément de domination dans la mesure qu’elle est utilisée comme argument par les bailleurs de fonds pour exiger l’exécution d’un ensemble de politique. On pourrait demander, par exemple, à monsieur Zoellick quelles sont les conditions qui n’ont pas été remplies pour qu’on renvoie la décision d’annulation de la dette à juin 2009 ? Monsieur Zoellick n’aura pas le courage de nous dire que l’une des conditions c’est la privatisation d’un ensemble d’entreprises publiques notamment, la TELECO et l’EDH. Tant que cela ne sera pas accompli, la BM va considérer que son programme n’est pas encore réussi. Ce programme de PPTE est un programme mystificateur qui ne permettra pas que nous sortions sous domination de la dette. Il va réaffirmer et perpétuer notre dépendance par rapport à cette institution

RB : J’ai entendu dire, sous le gouvernement Alexandre/Latortue, que les technocrates haïtiens sont incapables de créer des projets capables d’absorber l’aide étrangère qui leur était offerte, 1 milliard 300 millions de dollars
Quelle est votre opinion ?

CC : Ce concept de l’absorption de l’aide est une mystification. Les programmes d’aide qui sont débloquées en faveur d’Haïti, ceux sont des montants très faibles, marginaux. Compte tenu des problèmes qui sont les nôtres, il faudrait parler de plan Marchal. Il faudrait parler d’investissements massifs, de plusieurs de milliards de dollars US sur plusieurs années. Comme ce qui a été fait en faveur de beaucoup de pays. Ceux sont des milliards qui ont été versés à Taiwan sur plusieurs années. Je pense qu’il faut prendre la dimension des problèmes haïtiens qui ne peuvent être résolus avec des petits projets de 150 millions. Ça c’est de la blague. Ils le savent. Les fonds qui sont promis sont toujours décaissés dans un calendrier où c’est un véritable labyrinthe. Ils ne sont jamais décaissés à temps. Ils sont décaissés à l’intérieur d’un ensemble de conditionnalités. Ceux sont des conditions qui en général prolongent la dispersion des interventions. Au lieu d’avoir des fonds qui renforcent la capacité de l’Etat et qui lui permettent de contrôler effectivement l’harmonisation des interventions qui se font. Nous avons chaque bailleur avec son petit drapeau, son petit fief et sa petite ONG, qui exige que les fonds passent à 80-90% par des mécanismes parallèles. Nous avons une dispersion terrible de l’aide. On a un chiffre de 4 milles ONG dans le pays. Moins de 450 sont reconnues par le ministère de la coopération externe. Souvent les fonds décaissés sont liés à la consommation des biens de pays et services achetés dans les mêmes pays qui ont octroyé l’aide. On doit utilises les cadres techniques et les ‘experts’ qui viennent de ces mêmes pays. Ceux sont des paquets de dollars qui sont ficelés à l’intérieur de conditions qui ne permettent pas vraiment que ces dollars soient investis dans le cadre d’une vision nationale de développement.

Au cours de la réunion du Club de Paris en 2005 des bailleurs de fonds, ils ont reconnu la faiblesse, l’incohérence des mécanismes d’aide source principale de leur inefficacité. En Haïti on continue à opérer de la même manière. On parle de difficulté d’absorption alors qu’en fait très souvent on n’utilise même pas les cadres haïtiens compétents. Il y a beaucoup de cadres qui restent au chômage. Il n’y a pas une recherche réelle de l’énorme réservoir de ressources humaines qui existent au niveau de la Diaspora, qui pourraient être utilisés également. La question d’absorption est un prétexte qui permet de justifier la soit disant générosité des ces bailleurs de fonds qui ne l’est pas. Ce sont en général des prêts qui génèrent parfois un flux négatif de capitaux d’Haïti vers l’extérieur. Comme c’est le cas avec la BM, nous avons eu un flux négatif. Nous avons payé beaucoup plus de service de la dette à la BM que nous avons reçu de prêt de la BM. Depuis 2000 nous payons régulièrement des sommes importantes à la BM qui s’était retiré du pays de 2000 à 2004 . Ce n’est qu’après février 2004 que la BM est retournée en Haïti. Le discours de générosité de ces bailleurs de fonds ne correspond pas à la vérité. C’est de la propagande et de la manipulation.

La clef du problème est la capacité de notre pays à imaginer un projet national de développement concerté avec le plus d’acteurs possibles à l’intérieur du pays et qui soit capable de s’attaquer aux racines du blocage haïtien à travers les leviers que j’ai cités précédemment, alphabétisation, reforestation, santé nationale, éducation nationale. Ceci doit être fait à travers une mobilisation de toutes les énergies disponibles sur notre sol et à l’extérieur. Quand nous aurons conçu ce que nous voulons faire, on peut avoir des collaborations avec des acteurs externes. C’est une collaboration nécessaire. Ils sont co-responsables de la situation actuelle. Ils doivent participent en tant qu’appui nécessaire, sans vouloir diriger les débats. Il faut renégocier ce partenariat. Il faut inverser cette logique. Je signale le scandale représenté par la Minustah qui dépense plus de 560 millions de dollars US l’an pour le maintien des ses troupes en Haïti depuis juin 2004. C’est un montant qui devrait être investi pour le relèvement national, pour la restructuration des institutions. Si cet argent était investi dans une toute autre logique, nous serions aujourd’hui dans une période radicalement différente.

RB : En observant le marché haïtien, quelle proportion du marché haïtien est dominé par les Dominicains ?

CC : Les chiffres disponibles officiellement sont généralement sous-évalués. La frontière est une véritable passoire. Dans les deux sens circule un volume considérable de biens plutôt agricole dans le cas d’Haïti vers la République dominicaine, et des biens industriels, des biens de consommation venant de la République dominicaine. On parle d’une importation de 350 millions de dollars US chaque année. Il faut signaler que depuis un an et demi il y a une petite crise. Il y a une réduction de l’importation de poulet, des œufs, la décision par le ministère de l’agriculture dans le cadre de la grippe aviaire. Il y a une entrée massive de produits venant de la République dominicaine. Il y a beaucoup de marchés clandestins. Il y a beaucoup de mécanismes de corruption au niveau de la douane dominicaine. C’est difficile de faire une évaluation réelle du flux de marchandises. Il y a une enquête qui a été publiée par le laboratoire Lharedo qui a fait une observation sur un point du territoire. Cette observation tend à confirmer ce que je viens de dire.

Les rapports entre les deux pays ne se limitent pas à cela. Ce n’est pas seulement la question du commerce. Il y a aussi la question centrale de la migration. Les estimations les plus réalistes, parlent de 700 à 800 milles travailleurs haïtiens en République dominicaine. Et qui font une contribution absolument essentielle à l’économie dominicaine. Au niveau du secteur agraire plus de 80% du travail qui est effectué dans le secteur agricole dominicain peut être attribué aux travailleurs haïtiens. Les travailleurs haïtiens créent énormément de richesse au niveau de la république dominicaine. Mais compte tenu de la condition de leur migration, compte tenu de l’absence de l’Etat haïtien dans la défense de leurs droits, compte tenu de différents mécanismes de discrimination et de marginalisation en République dominicaine, qui se sont aggravés au cours de ces dernières années ; ces apports sont frappés d’invisibilité. On ne reconnaît pas les descendants haïtiens qui sont nés en République dominicaine, comme des citoyens dominicains, comme le réclame leur Constitution. Malgré la condamnation faite par la Cour Interaméricaine de Droits Humains. Le traitement qui a été infligé à des enfants auxquels on a refusé la scolarité. La République dominicaine continue à appliquer une politique discriminatoire, une répression sauvage contre les haïtiens, administrée par l’Armée dominicaine. Elle a une vocation anti-haïtienne. On ne reconnaît pas cette énorme richesse créée par les travailleurs haïtiens, qui contribuent de façon très substantielle. Ils sont traités comme des semi esclaves avec des niveaux de salaire très bas. On a assisté la rentrée de travailleurs haïtiens dans le domaine de la construction, dans le domaine du touristique et même dans le domaine de la sous-traitance. L’Etat haïtien et l’Etat dominicain n’ont jamais fait une négociation sérieuse sur la question migratoire.

RB : Monsieur Camille Chalmers je vous présente mes compliments pour une intervention magistrale. J’espère pouvoir vous inviter à nouveau.

CC : Ce sera avec grand plaisir. Je demeure tout à fait disponible pour continuer à discuter.

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