La question de la décentralisation et de la mise en place des nouvelles institutions prévues par la Constitution de 1987 est un aspect central des enjeux de l’actuelle conjoncture. Il est important qu’un large débat se développe autour des choix que nous devons faire afin de nous assurer que nous sommes en train de créer les mécanismes susceptibles de donner le plus d’espace possible à la participation citoyenne. Nous devons nous mobiliser sur cette question essentielle!!
La Plate-Forme Haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif (PAPDA) exprime ses plus vives inquiétudes face à la manière dont les différents gouvernements ont abordé la question de la décentralisation et des collectivités territoriales en Haïti depuis 1987.
Aux mois de mai et juin 2006, c’est-à-dire après même l’installation des autorités légitimes issues des élections de février et d’avril, sont malheureusement publiés dans Le Moniteur cinq (5) décrets préparés par le gouvernement intérimaire portant respectivement sur le cadre de la décentralisation et des collectivités territoriales, sur l’organisation et le fonctionnement de la section communale, de la commune et du département et sur la fonction publique territoriale. Des graves problèmes stratégiques et politiques s’ajoutent aux nombreuses erreurs et confusions conceptuelles contenues dans les décrets préparés par le Gouvernement intérimaire et promulgués par le Gouvernement Préval / Alexis.
Il suffit de prendre le temps d’étudier un aspect de cet ensemble, celui de la participation des citoyennes et des citoyens, pour se rendre à l’évidence d’une énorme méprise. Le cadre des relations entre les collectivités territoriales est l’institution de « structures de concertation et de participation avec des personnes morales de droit public ou privé, nationales ou étrangères sur la base de conventions » (art. 81 du décret fixant le cadre général de la décentralisation…). C’est là très clairement une porte ouverte à la coopération décentralisée, véritable cheval de Troie – parmi d’autres – de certaines puissances dans la jungle de la mondialisation économique ! Plus loin, dans ce même décret se glisse également une nuance sémantique qui distingue les habitants des électeurs et qui concerne apparemment le droit de pétition et le droit de vote : les premiers « peuvent soumettre des pétitions à la délibération de l’Assemblée » tandis que les seconds peuvent être consultés par le Conseil sur toutes affaires des compétences de la collectivité concernée, laquelle consultation prendra la forme d’un référendum organisé par le Conseil Électoral Permanent avec un co-financement par l’instance qui en fait la demande (art. 83 et 84).
Quant à la participation effective de la société civile locale aux politiques publiques de développement, le soin est laissé aux conseils de mettre en place des instances non partisanes de concertation regroupant les différents secteurs et espaces géographiques de leurs juridictions (art. 84). A l’arrivée, c’est seulement au niveau de la commune que se trouve créée sous le leadership du maire ou de la mairesse une instance dénommée Conseil de Développement de la Commune, CDC, (art. 88 du décret sur la collectivité municipale). En son article 89, ce même décret montre une composition compliquée du CDC qui n’est pas autre chose que la configuration d’un nouveau cadre d’exclusion de la population. Sont représentés : le maire, le secrétaire général de la mairie, les ASEC, les CASEC, les instances déconcentrées de l’État, les ONG intervenant dans la commune, trois notables et un délégué par secteur d’envergure communale ! Qu’est-ce qu’un secteur organisé d’envergure communale ? Une association comme Viv Espwa Devlòpman Kap-Wouj (VEDEK), entre autres, sera-t-elle représentée dans le CDC de Cayes-Jacmel ? Quelle place font ces décrets à la participation au niveau de la section communale ou du département ? Comment les citoyennes et les citoyens pourront-ils influencer les décisions des élus, contrôler et évaluer leurs actions ? Le mutisme de ces textes à prétention réglementaire sur de telles interrogations accuse le grave défaut de conceptualisation que nous dénonçons aujourd’hui.
Le Premier Ministre de l’actuel Gouvernement semble comprendre ces manquements et ces défauts. Le 21 novembre 2006, dans un discours à l’École Nationale d’Administration Financière (ENAF), il a suggéré « la formation d’un comité interministériel qui devra assurer, par le truchement d’un secrétariat technique, l’élaboration d’une politique nationale de décentralisation, futur cadre de référence de l’action publique réservée aux entités territoriales ». Dans la foulée, il a ajouté que : « Pendant que sera effectué ce travail de réflexion stratégique, nous prendrons la décision de mettre en veilleuse l’application d’un ensemble de décrets que le Gouvernement de transition a cru bon d’adopter dans une course effrénée de dernières minutes ». La PAPDA ne garde pas l’impression que ce message ait été bien reçu par l’équipe gouvernementale.
En effet, le 25 janvier 2007, le Ministère de l’intérieur et des Collectivités Territoriales (MICT) a organisé un « atelier de révision de deux des décrets pris par le Gouvernement intérimaire » en vue de finaliser des projets de lois à soumettre au Parlement. Certains secteurs y ont participé, à noter des « représentants de la Communauté internationale ». Une autre rencontre s’est déroulée sur les mêmes questions le mardi 31 janvier 2007 dans le but de terminer la révision des deux textes de lois avant le 7 février 2007, date probable de la publication définitive des résultats des élections locales du 3 décembre 2006.
La PAPDA regrette que le Ministère et toute l’équipe gouvernementale n’aient pas profité de cette occasion pour lancer un vrai débat national sur la décentralisation. Alors, les mêmes formules connues à travers tout le processus de décentralisation depuis 1996 sont reprises, c’est-à-dire tenter de combler le vide législatif en adoptant des lois ou décrets au moment où les élus locaux doivent entrer en fonction : il s’agit toujours d’interventions urgentes pour parer à l’absence de cadre légal d’exercice de la fonction et des responsabilités des Conseils et des Assemblées. C’est dans des conditions identiques qu’ont été votés la loi du 4 avril 1996 (portant organisation de la collectivité territoriale de la section communale), la Contribution au Fonds de Gestion et de Développement des Collectivités Territoriales (loi du 20 août 1996) ou encore les derniers décrets de 2006. De même, les deux récents ateliers du MICT en vue de finaliser le projet de loi avant le 7 février se présentent comme une réponse s’inscrivant dans cette même logique d’urgence, peu soucieuse du principe de « la participation de toute la population à cette grande décision engageant la vie nationale » et pour la qualité d’une décentralisation efficace et efficiente par rapport aux grands défis nationaux à relever.
Devant ces interventions approximatives, la PAPDA se dresse et dénonce l’absence d’une politique publique nationale de décentralisation de l’État, une absence laissant la conduite de la décentralisation à des opérateurs non gouvernementaux, d’une part, et à des gouvernements étrangers dans le cadre de leurs programmes de coopération décentralisée, de l’autre. En 1999, dans l’un de ses rapports d’étape dans le cadre du programme d’action gouvernementale la Commission Nationale pour la Réforme Administrative (CNRA) avait identifié un vaste désordre occasionné par des interventions disparates et sans contrôle menées par des opérateurs non étatiques « ne répondant à aucun plan, à aucune cohérence, aucune vision globale ». Il s’agit clairement d’une balkanisation annoncée du pays et d’un processus inévitable de destruction de l’État haïtien au profit d’intérêts locaux et étrangers inavouables.
La PAPDA veut rappeler à tous les secteurs et acteurs soucieux de s’engager dans la reconstruction du pays que la décentralisation, telle qu’elle est conçue par la Constitution haïtienne, est une réforme aux enjeux multiples et fondamentaux orienté dans le sens de :
– la mise en place d’un régime gouvernemental basé sur les droits et libertés
– l’équité économique et la justice sociale
– la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale
Toujours selon la Constitution, la décentralisation est le moyen par lequel le nouvel État haïtien se concrétisera. Dans l’ensemble, ce sont les termes du référentiel de toute la politique de décentralisation à instituer dans le pays ; ils se révèlent donc difficiles à prendre en compte dans des interventions d’urgence ou d’actions isolées en dehors d’une stratégie cohérente s’inscrivant non seulement dans le long terme mais également dans un cadre plus large de développement national, social, politique, économique et culturel systématique. Les dirigeants doivent aujourd’hui user de leur courage politique pour initier une décentralisation à la hauteur des choix, des attentes et des besoins du pays.
La PAPDA interroge également un certain amateurisme qui plombe le processus de décentralisation, quand l’élaboration et la mise en œuvre de la décentralisation requièrent naturellement une « certaine » ingénierie politique voire un certain art des politiques publiques. Il suffit d’analyser la loi du 28 mars 1996 portant organisation de la section communale, les décrets et la kyrielle de projets ou d’avant-projets de lois pour constater ce qui s’apparente à une grande faiblesse de conceptualisation : quel problème public à résoudre par quelle décentralisation ? Quelle programmation politico administrative (référentiel) ? Quels arrangements politico administratifs (décisions sur le processus et l’organisation administrative) ? Quels plans d’action et quels extrants (outputs) ? Quels modes d’évaluation du processus ?
LA PAPDA se réfère aussi aux leçons que nous devons tirer du désordre institutionnel et des gaspillages de l’argent public occasionnés par l’inorganisation des précédents appareils d’administration locale, les Conseils et les Assemblées. Car au-delà des problèmes engendrés par l’inexistence des procédures de l’action publique locale, il faut se rendre à l’évidence que les élus ne possèdent pas toutes les ressources nécessaires à l’exercice de leurs fonctions. Ce qui est au moins naturel dans un pays sans tradition d’administration locale, d’une part, mais où également l’administration centrale dysfonctionne et n’offre point l’exemple du sérieux et de l’efficacité des agents politiques et tout l’appareil étatique, de l’autre.
La PAPDA conteste la tendance consistant à faire croire qu’il suffit d’une loi pour faire la décentralisation qui, en effet, doit faire l’objet d’une politique publique globale. A ce titre, la PAPDA invite le Gouvernement à se ressaisir et à engager un processus sérieux d’élaboration et de mise en œuvre d’une politique systématique de décentralisation du pays à partir d’une programmation claire et efficace prenant en compte :
– la prise en main de l’organisation et de la conduite des réformes par le gouvernement
– la nécessité d’une information générale à travers tout le pays sur la question de la décentralisation
– l’obligation d’approfondir la concertation avec différents acteurs et secteurs
– la participation de tous les citoyens et de toutes les citoyennes dans la définition des choix publics et dans les décisions finales
– l’établissement d’un système politico-administratif participatif de mise en œuvre du projet
– la mise en place de mécanismes clairs et systématiques en vue de faciliter une évaluation participative efficace du processus de décentralisation.
La PAPDA voudrait rappeler que la décentralisation est une question essentiellement nationale pouvant s’orienter dans deux sens : ou bien elle affaiblit l’État par l’éclatement de l’administration et la création de petites entités locales non opératoires, ou bien, au contraire, elle renforce l’État central qui se libère d’un certain nombre de responsabilités transférés aux collectivités locales en vue d’une gestion de proximité des services à rendre disponibles au bénéfice des différentes populations du pays. Dans cette perspective, la décentralisation ne saurait être le cheval de Troie de la mondialisation du marché cherchant à faire des collectivités locales des zones d’influence et de déversement des produits de consommation en provenance de divers pays dont les Etats-Unis, la France, le Brésil, la Chine et la République dominicaine. La balkanisation redoutée s’articulera aussi autour des mécanismes de coopération décentralisée : chaque pays ou des collectivités d’autres pays chercheront à positionner leurs entreprises pour rafler les passations de marchés le plus souvent financées par les bailleurs internationaux. Dans cette ambiance de confusion, la corruption trouvera un terreau sécurisé.
La PAPDA croit naturellement que la décentralisation engage les destinées de la nation et qu’en conséquence il est du devoir et de la responsabilité de toutes les citoyennes et de tous les citoyens du pays de s’y intéresser et de ne pas laisser passer, peut-être, l’ultime occasion de s’engager et de préparer l’avenir des filles et des garçons d’aujourd’hui. Il n’est pas normal que les responsables continuent d’ignorer le droit des citoyennes et des citoyens à l’information et à la participation aux décisions aussi importantes que celles concernant la décentralisation.
Il est temps que cesse l’exclusion sociale, culturelle et aussi politique qui a toujours caractérisé la vie nationale.
Il est temps de construire des collectivités territoriales qui concrétisent l’accès effectif à la citoyenneté et aussi qui redonnent à l’État ses forces et ses énergies dans la défense des intérêts de la nation.
Émile Brutus,
Directeur du Programme de
Démocratie Participative de la PAPDA
Port-au-Prince, le 1er février 2007