Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et l’horreur de la Shoah, la Communauté internationale s’est engagée à mettre fin à l’impunité de tous les auteurs de crimes de génocide, de guerre et contre l’humanité. Le jugement de Nuremberg a ouvert la voie en déclarant que « la situation officielle des accusés, soit comme chef d’Etat, soit comme hauts fonctionnaires, ne sera considérée ni comme une excuse absolutoire, ni comme un motif de diminution de la peine » .
Mais force est de constater le décalage entre les engagements internationaux et la réalité. La mort paisible de Pieter Willem Botha, le 31 octobre 2006, à l’âge de 90 ans en est une illustration récente. Botha fut à la tête du régime de l’apartheid en Afrique du Sud en tant que Premier ministre de 1978 à 1984 avant de devenir Président de 1984 à 1989. Toute sa carrière politique fut profondément marquée par le racisme : après avoir été membre d’une organisation pro-nazi (le Ossewabrandwag) pendant la Seconde guerre mondiale, il entra au Parlement sud-africain en 1948, l’année où la législation de l’apartheid fut adoptée.
Surnommé « le grand crocodile », il dirigea le régime de l’apartheid d’une main de fer. Les quelques réformes mises en avant par ceux qui ont malgré tout tenu à lui rendre hommage sont bien maigres. En levant les restrictions sur les mariages interraciaux et en créant le Parlement tricaméral en 1983 (avec des chambres séparées pour les métis et les indiens), Botha ne cherchait en fait que la relégitimation d’une politique de plus en plus contestée.
En réalité, la ségrégation ne faiblissait pas : le régime restait basé sur la suprématie blanche et les Noirs n’avaient toujours pas le droit de voter. On comptait à cette époque quelque 30 000 prisonniers politiques. Par ailleurs, Botha a toujours refusé la libération du prisonnier le plus célèbre : Nelson Mandela. Ces « mini-réformes » n’ayant pas changé la nature raciste du régime, l’Afrique du Sud fit l’objet de nouvelles sanctions économiques par l’ONU en 1985. Malgré ces sanctions internationales, Botha déclencha l’année suivante la pire répression que l’apartheid ait connue en décrétant l’état d’urgence suite aux affrontements violents entre les Noirs opprimés et la police.
En 1989, suite à un accident cardiaque, il se retira du pouvoir laissant la place à Frederick De Klerk qui entama alors un démantèlement progressif de l’apartheid et fut pour cela fortement critiqué par Botha. La Commission « Vérité et réconciliation », devant laquelle Botha avait refusé de témoigner en 1997, conclut que ce dernier avait donné l’ordre aux services secrets de commettre un attentat contre un immeuble de Johannesburg abritant un groupe anti-apartheid et qu’il était directement responsable de l’attentat contre les locaux du Congrès national africain (ANC) à Londres en 1987. Il fut alors condamné à un an de prison avec sursis mais gagna en appel sur un vice de procédure. Peu avant son décès, il avait déclaré en 2005 dans un entretien télévisé qu’il ne demanderait aucune excuse pour l’apartheid.
Malgré les violations flagrantes des droits de l’homme dont il est directement l’auteur et son refus de s’excuser pour sa participation active dans l’accomplissement du crime d’apartheid qui constitue un crime contre l’humanité (depuis la Convention de 1968 sur la l’imprescriptibilité des crimes de guerre et contre l’humanité), Botha a fait l’objet d’un hommage de la part de plusieurs dirigeants de partis sud-africains comme l’ANC, pourtant classé comme organisation terroriste sous le régime de Botha, et par des chefs d’Etat comme Omar Bongo, actuel Président du Gabon. Cet hommage est tout simplement insultant pour la population sud-africaine, en particulier la population noire qui a subi avec violence la politique raciste de Botha et qui n’a pas obtenu justice.
Les auteurs de crimes internationaux comme Botha ne doivent plus bénéficier jusqu’à leur mort d’une insupportable impunité. D’ailleurs, une nouvelle occasion se présente de le rappeler : le Procureur fédéral allemand a la possibilité d’engager des poursuites contre le Secrétaire d’Etat à la Défense des Etats-Unis, Donald Rumsfeld, et l’Attorney général, Alberto Gonzales, pour crimes de guerre commis en Irak et dans le camp de détention de la base américaine de Guantanamo. Cette plainte au pénal, déposée au nom de 11 victimes irakiennes et d’un détenu de Guantanamo par l’avocat berlinois Wolfgang Kalek qui représente plusieurs associations des droits de l’homme, est fondée sur la loi de compétence universelle adoptée par l’Allemagne en 2002. Les pressions politiques des Etats-Unis sont très fortes dès lors que des poursuites judiciaires sont engagées à l’étranger contre certains de leurs ressortissants. Il y a trois ans, la Belgique avait limité fortement la portée de sa loi de compétence universelle, principalement sous la pression des Etats-Unis.
Aujourd’hui, les mouvements sociaux doivent se mobiliser pour que Donald Rumsfeld et ses semblables rendent des comptes et pour que d’autres gouvernements adoptent la loi de compétence universelle et acceptent la compétence de la Cour pénale internationale.
Afin que justice soit rendue, il ne faut surtout pas ignorer le rôle actif de la Banque mondiale et du FMI dans le financement du régime de l’apartheid. Ces deux institutions sont passées outre les nombreuses résolutions de l’ONU (de 1966, 1976, 1980, 1985) qui condamnaient l’assistance au régime raciste en accordant d’importants prêts à l’Afrique du Sud. En 1976-1977, l’aide du FMI à l’Afrique du Sud dépassait celle octroyée à tous les autres pays d’Afrique confondus. Sur la période 1948-67, la Banque mondiale a accordé des prêts qui étaient de loin supérieurs à ceux accordés à tout autre pays d’Afrique. Au-delà des chiffres eux-mêmes, le signal du soutien du FMI et de la Banque mondiale, tant financier que politique, était clair. Botha a ensuite pu bénéficier du soutien des grandes banques européennes qui ont pris le relais de 1980 à 1985 en quintuplant leurs prêts (passant de 13 milliards à 71 milliards). Nombreux sont donc les acteurs qui ont contribué à la longévité de ce régime raciste et ont bafoué les règles de l’ONU.
Les dettes contractées par ce régime coupable de crime contre l’humanité sont des dettes odieuses, autrement dit des dettes de régime qui ne peuvent être supportées par la population sud-africaine. En effet, selon la doctrine de la dette odieuse, les dettes contractées par un régime sans le consentement de la population et qui n’ont pas bénéficié à cette dernière ne doivent pas être remboursées par le gouvernement successeur si les créanciers connaissaient à l’époque les intentions du débiteur. Cela ne fait aucun doute dans le cas du régime d’apartheid. Par conséquent, la partie de ces dettes odieuses qui a déjà été remboursée doit être restituée aux populations. Le reste des créances odieuses doit être aboli.
Damien Millet est président du CADTM France, Eric Toussaint est président du CADTM Belgique, Renaud Vivien est juriste au CADTM Belgique (www.cadtm.org).