Aller au contenu

Amérique du Sud : échec et mat au libre-échange ?

  • ZLEA

Une fois n’est pas coutume, la presse belge, écrite et audiovisuelle, s’est penchée, au début du mois de novembre, sur l’actualité latino-américaine, à savoir le Quatrième sommet des chefs d’Etat des Amériques et des Caraïbes, à Mar del Plata, en Argentine.


Certes, cette couverture médiatique a fait la part belle au show diplomatique et à ses petites phrases qui tuent, aux services de sécurité impressionnants du très impopulaire président des Etats-Unis (EUA) – 2 000 hommes -, et aux déclarations toujours aussi peu conventionnelles du Comandante Hugo Chavez, président du Venezuela, qui a partagé les applaudissements des manifestants du contre-sommet avec la vedette locale de football à la retraite Diego Maradona. On peut regretter
que cette couverture se soit davantage axée sur l’affrontement entre Chavez et Bush que sur l’enjeu fondamental de cette rencontre : le libre-échange
et plus particulièrement le projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA, ALCA en espagnol) [1].

Un nouveau paysage

Depuis plusieurs années, le paysage social et politique du sous-continent sud-américain a fortement évolué. Les discours sur les bienfaits des privatisations, de l’ouverture des marchés, des investissements étrangers, du jeu gagnant-gagnant que garantissent l’application des principes du consensus de Washington n’ont plus l’effet – anesthésiant – escompté sur plusieurs peuples. Nombreux sont les gouvernements et chefs d’Etat, associés à l’imposition agressive de politiques néolibérales qui ont été écartés du pouvoir. Ce fut encore le cas cette année en Equateur avec la démission de Lucio Gutierrez (avril) et en Bolivie, avec celle de Carlos Mesa (juin).

Autre phénomène de l’actualité sud-américaine, c’est l’émergence, le développement et le renforcement d’importants mouvements sociaux et/ou populaires : des habitants des quartiers pauvres du Venezuela aux indigènes
aymaras de El Alto en Bolivie, sans oublier les piqueteros argentins, les coordinations, plate-formes et consultations contre le libre-échange et la quantité de luttes locales et régionales pour les droits indigènes, le contrôle des ressources naturelles et le respect des droits humains. Un des résultats de la contestation des politiques néolibérales et du développement multiforme de la contestation, c’est l’arrivée à la tête de plusieurs pays du sous-continent de gouvernements de gauche, de centre-gauche, progressistes, bénéficiant de l’appui inconditionnel ou critique des populations les plus fragilisées par vingt années de régression sociale.

Si chaque pays ou région a sa propre histoire, ses propres
caractéristiques, ces gouvernements sont schématiquement, pour le journaliste uruguayen Raul Zibechi, le fruit de « deux situations différentes voire contradictoires : il y a ceux qui assument le pouvoir étatique comme une conséquence de profondes crises politiques, économiques et sociales et ceux qui le font dans un contexte de stabilité institutionnelle après une accumulation politico-électorale prolongée sur base d’alliances plus ou moins larges. Les cas de Hugo Chávez (Venezuela) et Néstor Kirchner (Argentine) appartiennent au premier cas de figure, tandis que ceux de Luiz Inácio Lula da Silva (Brésil) et de Ricardo Lagos (Chili) relèvent du second. [2] » On pourrait ajouter dans cette dernière catégorie le président de centre-gauche Tabare Vasquez qui a pris les rênes de l’Uruguay le 1er mars dernier.

Rapport de forces en évolution

Qui dit changement du paysage social et politique du sous-continent dit évolution du rapport de forces, dans une certaine mesure. Le relatif échec, en juin dernier, de l’administration Bush à imposer son candidat à la tête de l’Organisation des Etats américains, souvent appelée « ministère des Colonies », témoigne de la relative difficulté de l’administration Bush à faire passer ses quatre volontés comme une lettre à la poste [3]. La bonne santé diplomatique du Venezuela bolivarien, utilisant le pétrole pour approfondir des mécanismes d’intégration sous-continentale [4] et développer son influence face aux tentatives états-uniennes d’isoler le président Chavez témoigne également des adversités rencontrées par Uncle Sam. Des difficultés saluées par de nombreuses voix au Forum social mondial de Porto Alegre qui soulignaient que le 1er janvier 2005 devait être une journée de célébration au vu de la défaite enregistrée par la diplomatie états-unienne d’imposer l’ALCA pour cette date.

L’ALCA, késako ?

Chez les Bush, entre le mandat de George H., qui lança L’Initiative pour les Amériques – le futur ALCA – au début des années 90, à l’époque où « l’histoire prenait fin » et le mandat du fils, George W., quand l’histoire reprend du poil de la bête et que l’on se remet à espérer le changement en Amérique du Sud, on a dû ressentir le retournement de la conjoncture. Le blocage des négociations sur l’ALCA en témoigne. Ce projet ambitieux d’ « intégration » des Amériques a une finalité économique et sécuritaire et tout indique qu’il bénéficiera essentiellement aux entreprises
transnationales états-uniennes. Il vise à former un grand marché unique de 34 pays « démocratiques », Cuba en étant exclu.

Pour Denise Mendez, de la Commission internationale d’Attac France, l’ALCA, c’est « l’accélération de la mise en place du programme de Organisation mondiale du commerce au niveau continental. Avec, notamment, la libéralisation des services, la protection des investissements et la priorité absolue aux exportations » [5]. Colin Powell, l’ancien secrétaire du département d’état états-unien a été très clair sur les intentions qui sous-tendent ce projet : « Notre objectif avec l’ALCA est de garantir aux entreprises des États-Unis le contrôle d’un territoire qui va du Pôle Nord à l’Antarctique et d’assurer un libre accès, sans obstacles ni difficultés, à nos produits et à nos services, à la technologie et au capital des États-Unis, dans l’ensemble du continent » [6]. Pour le Centre Tricontinental, « Le marché étant un rapport social, le libre-échange signifie en fait l’élimination, l’absorption ou la marginalisation des plus faibles » [7]. En sachant que les EUA représentent 79% de tout le produit intérieur brut continental, on peut facilement imaginer les conséquences d’un tel accord. Les paysans mexicains en ont été les premières victimes.

L’ALCA est en fait une sorte d’élargissement de l’ALENA, l’Accord de libre-échange nord-américain regroupant le Mexique, les EUA et la Canada. Ce traité est entré en vigueur le 1er janvier 1994 et a été « célébré » à sa manière par le soulèvement de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), au Chiapas, dans le sud-est du Mexique. Les effets de cet accord sont maintenant bien connus, onze ans après d’application. En effet, le commerce transfrontalier a crû, à l’instar des investissements, mais le bien-être et les emplois promis font défaut. Pire, rien que dans l’agriculture, de par les importations massives en provenance des Etats-Unis, 1 700 000 emplois ont été perdus, augmentant ainsi la pression migratoire. Le journaliste Renaud Lambert souligne que « depuis l’ALENA, le Mexique importe en grande partie les aliments qu’il produisait autrefois (…) Ce ne sont pas moins de 78 milliards de dollars que le pays dépense pour des produits alimentaires dans le cadre de l’accord… une somme qui dépasse sa dette extérieure (environ 75 milliards de dollars). Ainsi, le
Mexique, qui devait trouver de nouveaux marchés pour ses produits, a surtout trouvé de nouveaux produits pour noyer son marché interne » [8].

De nombreux mouvements sociaux latino-américains ont mis en évidence cette catastrophe dans l’agriculture et, en général, l’augmentation des inégalités et de la pauvreté au Mexique pour dénoncer et lutter contre l’imposition par Washington et leurs gouvernements-laquais du même type de
traité à l’ensemble de l’hémisphère. Leurs mobilisations, les campagnes continentales ont contribué à mettre un frein et même bloquer les négociations. L’absence de consensus autour d’une déclaration finale au Sommet de Mar del Plata en témoigne.

Face au blocage des négociations sur l’ALCA, et donc d’une intégration de type « néo-colonial » et dans le contexte politique susmentionné, les discours et déclarations de principes sur l’intégration latino-américaine resurgissent avec force. La naissance de la chaîne de télévision
sud-américaine Telesur [9] et le projet d’intégration énergétique, à l’initiative de Chavez, suscitent beaucoup d’enthousiasme dans des milieux progressistes.
Editorialistes, militants, intellectuels débattent de la
nouvelle conjoncture. La situation a changé, c’est appréciable ; mais peut-on véritablement affirmer, comme certains osent le faire avec un enthousiasme débordant, que l’Amérique du Sud a pris le chemin de l’intégration ? Il faut sans doute raison garder. De nombreux gouvernements
latino-américains parlent d’intégration, mais les avancées concrètes pour la construire sont minimes, par rapport aux déclarations grandiloquentes.
Pour Raul Zibechi encore, « dans les cercles progressistes et d’activistes sociaux, on a coutume d’attribuer les difficultés que rencontre l’unité latino-américaine au travail de division qu’ont réalisé les différents
impérialismes au long de l’Histoire. (…) un regard plus attentif sur les événements de ces deux derniers siècles permettrait de conclure que les difficultés naissent, aussi, des intérêts opposés des multiples secteurs qui s’affrontent sur l’échiquier régional. » [10]

Ces difficultés sont fort visibles aujourd’hui au sein du Marché commun du Cône Sud (Mercosur), né en 1991 et qui regroupe le Paraguay, l’Uruguay, l’Argentine et le Brésil. Souvent considéré comme une base sur laquelle pourrait être bâtie l’unité sud-américaine, le Mercosur connaît peu de
progrès tant au niveau de la construction d’institutions politiques communes que de la coordination de stratégies économiques. En effet, l’union est déchirée par plusieurs conflits commerciaux opposant le Brésil et l’Argentine, qui sont en compétition dans de nombreux domaines. Tous deux exportent principalement des produits agricoles. Ces divisions se répercutent au sein de la Communauté sud-américaine des nations (CSN), un ambitieux projet intégrationniste sud-américain lancé depuis la touristique
Cuzco, dans les Andes péruviennes en décembre 2004. Cette initiative, qui vise à regrouper 12 pays, semble très généreuse si l’on se réfère à ce que proclame l’acte fondateur. La CSN pourrait potentiellement devenir le plus
gros producteur d’aliments du monde, contenir la plus grande réserve de biodiversité de la planète et détenir le tiers de l’eau douce de la Terre, sans parler des importantes réserves pétrolières et gazières.

Autre proposition, la plus radicale actuellement et plus proche des intérêts populaires, est celle faite par le président Chavez, soutenue par Cuba, d’une Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA), mais celle-ci, bien qu’appuyée par de nombreux mouvements sociaux, n’est pour
l’instant qu’une déclaration d’intentions et un énoncé de principes.

Il est de bon ton de dire que l’Amérique du Sud a pris un virage à gauche et que l’hégémonie néolibérale s’affaiblit, une vision que le déroulement du récent sommet de Mar del Plata semblerait confirmer. C’est l’éternelle question de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine. Des 34 pays
présents au sommet en Argentine, 29 ont appuyé l’ALCA ou du moins la reprise des négociations. C’est considérable. Mais, en face, les pays qui ont résisté sont les économies parmi les plus importantes du sous-continent : les pays du Mercosur et le Venezuela.

Au sortir de la rencontre, délégations et commentateurs ont souligné l’échec du projet libre-échangiste impulsé par les EUA. Un échec pourtant tout relatif. Si l’ALCA est le principal symbole du libre-échange sur le continent, il ne constitue pourtant pas la seule voie de la dérégulation
commerciale. Il faut en effet tenir compte de l’actuelle offensive fructueuse de l’administration Bush sur le terrain bilatéral. Si certains pays s’associent à des réunions et des accords tendant à favoriser l’émergence d’un bloc régional sud-américain, ces mêmes pays ont signé ou négocient parallèlement un traité de libre-échange avec les Etats-Unis (Amérique centrale, Equateur, Colombie, Pérou, Chili). De plus, l’opposition du Mercosur à l’ALCA, comme le précise Eduardo Gudynas, « n’est pas le fruit d’un désaccord sur l’instrument d’un accord de libre-échange. En réalité, ces gouvernements appuient les accords de libre-échange, mais ils attirent l’attention sur le fait que tandis qu’ils
ouvrent leurs marchés à certains secteurs, ils ne bénéficient pas d’une ouverture réciproque du même type des Etats-Unis (et du Canada). Le MERCOSUR veut du « vrai » libre-échange, et par conséquent vise à démanteler le protectionnisme et les subsides agricoles » [11]. Le
néolibéralisme a fait des dégâts dans la pensée de cette gauche qui gouverne aujourd’hui en Amérique du Sud, à l’exception peut-être du Venezuela de Chavez. « Les références à l’« unité latino-américaine » existent toujours, mais leurs contenus ont changé substantiellement au cours des années 90, avec la diffusion d’une vision commerciale de celle-ci. » [12] L’attitude de ces gouvernements par rapport à leur dette extérieure est parlante.

Pour l’économiste argentin Claudio Katz, « Tous les projets de renforcement de la suprématie commerciale états-unienne sont soutenus par l’accroissement de l’assujettissement financier de l’Amérique latine.

L’ALCA repose sur le recouvrement de la dette externe, parce que l’application d’accords d’ouverture économique et de dérégulation exige la supervision directe par le FMI de la politique économique dans la région.

C’est pourquoi, discuter de l’ALCA sans parler de la dette manque de sens. Ce sont deux processus qui dépendent l’un de l’autre. Chaque paiement d’intérêts accroît la perte de souveraineté de pays qui sont forcés d’adhérer à des traités commerciaux défavorables. Ce résultat aboutit à son tour à de plus grandes concessions financières. Un cercle vicieux semblable ne peut pas être interrompu sans rejeter la domination impérialiste dans les deux domaines. » [13]. En 1980, le stock de la dette de l’Amérique latine et des Caraïbes était de 257,4 milliards de dollars. Malgré ou
plutôt à cause des plans d’ajustement structurel, en 2004, la dette s’élevait à 773,5 milliards. Ce qui signifie qu’elle a été multipliée par 3. Or, les pays endettés du sous-continent ont déboursé depuis au titre de
service de la dette plus de 7 fois la dette initiale. Comment alors planifier des stratégies économiques conjointes de développement si chaque pays se voit obligé de négocier seul face à ses créanciers ? Comment parler d’intégration si ces mêmes gouvernements se chamaillent pour récolter, en faveur de secteurs de leur bourgeoisie, des miettes des marchés états-unien ou européen ?

Il y a vingt ans, Fidel Castro, le président de la République cubaine, appelait à la formation d’un club de pays endettés pour affronter conjointement les créanciers. Cet appel reste d’actualité. La crise de la dette (1982) a créé un cadre de domination qui ne peut être maintenu en
l’état si les pays sud-américains entendent changer de cap, donner du contenu à leurs grandes déclarations et construire un bloc régional basé sur la solidarité, la coopération et la satisfaction des besoins sociaux.

Frédéric Lévêque

21 novembre 2005

NOTES:

[1] Área de Libre Comercio de las Américas – ALCA ; Free Trade Area of the Americas – FTAA

[2] Raúl Zibechi, Uruguay : une gauche pour la stabilité, RISAL, 1er octobre 2004

[3] Lire James Petras, L’historique réunion de l’Organisation des Etats américains (OEA), RISAL, 11 août 2005.

[4] Consultez le dossier « Le pétrole, au coeur de la politique de Chavez » sur RISAL.

[5] Olivier Chavaz, « L’ALCA ? Le programme de l’OMC en accéléré », Le Courrier, avril 2005.

[6] CETRI, Les dessous de l’ALCA (Zone de libre-échange des Amériques), Alternatives Sud, 2003.

[7] CETRI, Ibid.

[8] Renaud Lambert, Des promesses à la réalité, le libre-échange perd son fard, RISAL, 11 novembre 2005

[9] Consultez le dossier « Telesur, un « Al Jazeera » latino-américain » sur RISAL.

[10] Raúl Zibechi, L’intégration régionale après l’échec de la Zone de libre-échange des Amériques, RISAL, 16 mars 2005.

[11] Eduardo Gudynas, Sommet des Amériques : l’ombre de la ZLEA sur un sommet présidentiel sans accords, RISAL, 8 novembre 2005.

[12] Eduardo Gudynas, Integración blanda y comercio rígido, Revista del Sur, janvier 2005.

[13] Claudio Katz, ALCA & dette : les deux faces d’une même domination, RISAL, 1er décembre 2003.