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Justice Economique nr 6 (1998) – Editorial

Comment allons-nous rompre la spirale de l’échec et du désespoir?


Les premiers mois de l’année 1998 sont loin d’être réjouissants pour le peuple haïtien. Voilà plus d’une année que M. Rosny Smarth a donné sa démission et les secteurs politiques semblent s’enfermer dans un jeu marcabre et irresponsable qui est la manifestation patente du cynisme de cette nouvelle classe politique qui s’éloigne à pas de géant des préoccupations et des besoins de la population. La classe politique de notre pays s’est engouffrée dans des luttes d’appareils sans grandeur et pour comble d’ironie, il s’agit de luttes dans lesquelles ils ne sont, le plus souvent, que de pâles figurants manipulés par les vrais maîtres du jeu.

La population constate impuissante l’effondrement de son niveau de vie en même temps que les funérailles de ses rêves de démocratie participative. La sauvage répression exercée par les Corps réguliers de la PNH contre le Mouvement Paysan de Milot (MPM) et la Clinique de la SOFA (Solidarite Fanm Ayisyen) à Martissant a réveillé plus d’un de certaines illusions. Les cibles des forces répressives n’ont visiblement pas changé!!!

Nous voilà redevenus spectateurs d’un jeu auquel nous ne pouvons avoir accès. L’impérialisme américain, après avoir exproprié le projet démocratique du Peuple haïtien grâce au coup d’Etat de 1991 et à l’intervention militaire de 1994, est devenu de plus en plus le seul maitre bord ne laissant même pas aux « responsables locaux » la planification des détails de l’application des décisions adoptées.

L’Etat haïtien ne dispose presque plus d’espace de souveraineté et semble trouver dans l’insouciance une nouvelle stratégie d’adaptation aux diktats du moment. Il est vrai que les 32 jours de la coupe du monde de football sont venus à point nommé pour distraire une population qui, depuis de longs mois, n’avait pas pu trouver des motifs pour s’enthousiasmer. Même si, pour offrir ce spectacle à la population haïtienne, on doive esquinter les faibles capacités de production de l’EDH qui est en situation de banqueroute (et bien sûr en voie de privatisation accélérée).

La situation de paralysie n’est qu’apparente dans la mesure oú les dossiers stratégiques pour les USA continuent à progresser sous le parapluie commode de la « liquidation des affaires courantes ». Il s’agit certes de liquidation quand on analyse les conditions scandaleuses de la privatisation de la Minoterie rebaptisée « Moulins d’Haïti » et du Ciment d’Haïti. Dans ces 2 cas le terme liquidation s’applique bien a ces 2 juteuses affaires réalisées par les multinationales américaines, suisses et colombiennes. Cependant, il est difficile de nous convaincre que ces 2 entreprises qui, du point de vue des potentialités, pourraient jouer un rôle décisif dans la dynamisation de la croissance industrielle de notre pays ne sont que de petites affaires courantes. On se prépare activement, au niveau du CEMEP, qui continue à travailler dans des conditions de totale illégalité à privatiser d’autres entreprises publiques dans le cadre d’un calendrier accéléré. D’autres dossiers, comme la transformation des institutions de base telles que la Police et la Justice, la définition des grandes options en matière d’éducation publique, l’esprit de la décentralisation qui, de toute évidence, conditionnent l’avenir à long terme de notre nation, continuent à avancer comme de petites affaires courantes.

En tout cas du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, tous les acteurs semblent insatisfaits de la situation actuelle et dénoncent la paralysie et les dysfonctionnements inévitables liés au contexte actuel. Pourtant, tenez vous bien, il y a des gens qui sont pleinement satisfaits et jugent la situation de notre pays excellente. En effet la population haïtienne n’en croyait pas ses oreilles en écoutant les représentants d’une Mission du Fonds Monétaire International (FMI) qui, après 2 semaines de travail dans notre pays, entamées le 5 mai dernier et à la suite d’un examen minutieux de la situation fiscale et monétaire ont donné un satisfecit à la gestion du gouvernement et ont estimé que des progrès remarquables étaient en train d’être accomplis. Les Peuples de l’Amérique Latine connaissent bien ce refrain : l’inflation a été ralentie, les dépenses du Gouvernement ont diminué et les recettes fiscales affichent une tendance à la hausse, donc tout va très bien Madame la Marquise.

L’opinion publique haïtienne se demande perplexe si nous parlons la même langue, si nous vivons sur la même planète, si les mots conservent pour tous les locuteurs des significations rapprochées ? Comment peut-on affirmer que tout va bien alors que la situation ne fait que s’aggraver de jour en jour.

En fait en dépit des cris de satisfaction du FMI, l’économie de notre pays affiche des résultats médiocres et alarmants qui témoignent de l’accélération d’un processus qui s’apparente à une descente en enfer. Entre 1985 et 1995 le PIB per capita a chuté de 25% l’an. Les taux de croissance enregistrés sont loin d’être encourageants : 1994- 1995 —-> 4.5% / 1995 – 1996 : 2.8% / 1996 – 1997 :   1.1%.

L’EMMUS-II révèle que 41% des enfants enquêtés étaient retardés dans leur croissance par rapport à une prévalence de la malnutrition de 32%. La proportion d’enfants âgés de un an parmi ceux qui meurent avant d’avoir atteint l’âge de cinq ans a augmenté depuis 1980. L’espérance de vie est seulement de 57 ans comparé à la moyenne de notre continent qui se situe autour d’une moyenne de 69 ans. Le taux de mortalité des enfants âgés de cinq ans est de 130 pour mille. La mortalité maternelle estimée à 6 pour mille est parmi les plus élevés au monde. Près de 50% des membres des familles haïtiennes consomment moins de 75% de la ration énergétique recommandée. 35 à 40% des femmes en âge de procréer souffrent d’anémie. Moins de la moitié de la population est alphabétisée. 1/5 des enfants en âge de fréquenter l’école secondaire sont effectivement sur les bancs de l’école. Seuls 25% de la population enfantine est vaccinée. 1/4 de la population a accès à l’eau potable. 80% de la population rurale vit en-dessous du seuil de pauvreté absolue avec un revenu annuel inférieur à 3.321 gdes l’an. Moins de 20% des ressources du secteur public sont investis en milieu rural malgré que 70% de la population active s’y retrouve. Les dépenses annuelles de santé per capita (secteur privé et public confondus) sont de 21 $ US par tête comparées $ 38 en Afrique Sub-Saharienne et $ 202 en Amérique Latine. L’Indice de développement Humain (IDH) de notre pays a nettement reculé au cours des dernières années .

La conjoncture actuelle semble se caractériser par une tendance très nette à la détérioration de ces indicateurs. On est donc en droit de se demander quels sont les vrais motifs de la satisfaction des représentants du FMI face à une situation aussi tragique?

Dans ce sixième numéro de Justice Économique, on trouvera une longue analyse de la situation de la pauvreté en Amérique Latine (p. 25). Nous invitons nos lecteurs à se pencher avec attention sur ce passionnant travail. La Banque Mondiale a publié en mars 98 une évaluation de la situation de la pauvreté en Haïti. La PAPDA compte lancer un cycle de débats et de réflexions sur ce travail en même temps que nous diffuserons la critique du Plan 1999-2004 de la USAID que nous avons déjà communiquée en partie à la presse. La perspective régionale sera donc très précieuse dans le cadre de cette réflexion. Nous saluons la classe ouvrière haïtienne qui n’a pas été en mesure de fêter le 1er mai cette année en montrant le processus brutal d’érosion du salaire réel qui a vite fait de pulvériser les 36 gourdes par jour obtenus en mai 95. Une grande partie de ce bulletin de conjoncture est consacrée aux mouvements alternatifs et à la résistance active face aux avancées de la mondialisation du Capital : vous trouverez le résumé des résolutions du Colloque que nous avons réalisé au début du mois de juin sur la « globalisation et la justice environnementale » (p.5); un résumé des principales présentations dans le cadre du colloque « Mondialisation & francophonie » (p.20); un résumé du manifeste du forum des alternatives (p.22); une présentation rapide autour de la visite d’un dirigeant du Mouvement des paysans sans terre du Brésil en Haïti (p.17). Enfin, vous trouverez (p. 33) comme d’habitude un résumé des principales activités menées par la PAPDA au cours de ces derniers mois.

La conjoncture des premiers mois de l’année 1998 est marquée par une accélération des offensives globalisantes des forces du Capital. En février 98 en Suisse, les principaux dirigeants des firmes transnationales les plus puissantes du monde se réunissaient dans une ambiance quasi-clandestine pour fixer leurs priorités et leur agenda pour cette fin de siècle mettant une pierre en plus à l’édification de cet État supra-national qui ne dit pas son nom et qui est en train de voler silencieusement la souveraineté des Peuples de la planète. Au Chili en avril 98, les Chefs d’État de notre continent ont proclamé haut et fort leur foi dans le libéralisme et leur soumission presque religieuse aux diktats des entreprises transnationales. Le Gouvernement haïtien a participé à cette grand-messe et emboite résolument le pas dans cette direction en signant au cours du mois de juin 98 une convention avec le Gouvernement des USA pour accorder des privilèges accrus aux investisseurs américains dans notre pays. La réunion du 40ème anniversaire de l’OMC à Genève a été aussi l’occasion d’une célébration rituelle du même genre. La déclaration finale de la réunion ministérielle fait écho aux crédos du néolibéralisme.

Cependant une observation attentive de la conjoncture de ces derniers mois met en évidence une montée sans précédent de la résistance organisée des Peuples contre cette domination sans partage des forces du Capital transnationalisée. A Genève, une réunion de plusieurs centaines d’organisations a donné naissance à l’Assemblée mondiale des Peuples (AMP) qui a publié une déclaration très claire qui montre la détermination des signataires à lutter contre les forces du Capital à l’échelle mondiale. Parallèlement à la réunion des Chefs d’État de Santiago en avril 98, près d’une soixantaine d’organisations venant de tous les pays du continent ont réaffirmé leur volonté de continuer à défendre les droits sacrés des travailleurs en dénonçant les faiblesses du processus de construction de la ZLEA et le cynisme des dirigeants de notre continent qui cherchent à éliminer toute question sociale dans l’édification de cette zone de libre-échange en provoquant un recul historique d’au moins 70 ans par rapport aux droits des travailleurs (la PAPDA était représentée à cette réunion par son Coordonnateur). L’Accord Multilatéral sur les investissements (AMI) qu’on essaie d’imposer comme nouvelle norme internationale et qui signifie l’élimination de toute politique sociale autonome des États a rencontré une forte résistance émanant de plusieurs acteurs sur la scène internationale. Signalons qu’au cours de la réunion du quarantième anniversaire de l’OMC des voix discordantes se sont élevées dans l’enceinte même de la Conférence pour souligner les conséquences néfastes de l’actuel processus de libéralisation qui accélère la paupérisation des masses et ne tient pas compte des assymétries en terme de niveau de développement entre partenaires du Nord et du Sud de la planète. Dans plusieurs cas (Fidel Castro, Nelson Mandéla notamment) ces interventions ont été très chaudement applaudies. Enfin, signalons que parallèlement à cette conférence et pour la première fois dans l’histoire contemporaine des actions de mobilisation de grande envergure réalisées de façon simultanée dans plus de 38 pays différents contre l’OMC et sa politique aggressive de libéralisation. Quelques unes de ces mobilisations comme celle réalisée à Hyderabad en Inde a réuni plus de 250000 personnes dans une immense mainfestation. Ces actions qui se sont produites au Nord comme au Sud de la planète marque la volonté des Peuples de mondialiser leur solidarité et d’inventer de nouveaux instruments de combat adaptés à la situation actuelle. La création de ATTAC en France (Association qui cherche à lutter pour l’application de la taxe Tobin est aussi un signal positif).

Le Peuple haïtien devrait trouver les moyens de s’intégrer davantage dans ces combats tout en reprenant les revendications de base du mouvement populaire de 85-86 qui visait une transformation radicale de la société haïtienne en faveur des exploités. C’est à travers ce double mouvement : la revitalisation du mouvement populaire de 85-86 autour d’un projet économique alternatif clair et l’intégration dans les luttes continentales et mondiales contre le capitalisme que nous avons une chance de rompre durablement la spirale de l’échec et du désespoir qui caractérise aujourd’hui notre réalité.