Le quotidien « Le Nouvelliste » a offert à ses lecteurs, le mercredi 8 avril passé, une véritable perle de désinformation, un modèle exemplaire de flagornerie époustouflant, un soufflet hardi au lecteur honnête. Deux articles, coup sur coup – allez, hop ! – dans un seul numéro, le premier, en grande manchette, du rédacteur Frantz Duval : « Un Zeste de Limonade dans chaque Grand Marnier » (http://tinyurl.com/o8xohv6) avec trois grandes photos, en première page ! Le second y est aussi, un peu plus bas, du collaborateur Patrick Saint-Pré au titre commercialiste, propagandiste et franchement pestilentiel : « Grand Marnier et Haïti: Une relation d’amour qui perdure » (http://tinyurl.com/op6gork).
Amour ? Amour ? Hallucinant! La moindre éthique journalistique exigerait la recherche du plus petit peu de complément d’information au-delà de la charmante tournée grisante du management. A défaut de pouvoir (ou vouloir) s’entretenir avec le syndicat de l’entreprise à l’écart du patron Zéphyr (les sanctions de représailles faisant légion dans ces fiefs), même une brève consultation sur l’internet, un petit ‘Google’, révèlerait l’histoire courageuse des luttes inébranlables de ces ouvrières et ouvriers agricoles qui, un jour, ce sont levés pour dire : « C’est assez ! ». L’histoire du Syndicat des Ouvriers de Marnier-Lapostolle figure aux annales des luttes syndicales haïtiennes les plus exaltantes.
Femmes et hommes démunies des contrées du Nord : les premières écorcent les oranges cueillies par les seconds. Le labeur est aussi pénible pour les uns que pour les autres. San échelle, sans gants ou autre protection, les cueilleurs doivent affronter épines, abeilles et autres insectes dangereux. Les chutes sont fréquentes. La haute teneur acide du fruit détruit les doigts et les ongles des coupeuses ; là encore, les accidents sont légion, dû aux couteaux aiguisés dans des abris mal éclairés. Une autre opération, des plus difficiles, est le râpage manuel des écorces. Les vapeurs affectent les poumons. Comme le travail est saisonnier, il faut s’arranger pour y être aux périodes de récolte tout en conservant ses sources de revenu en période morte. Sur les lieux de travail, point d’eau potable, de service infirmier le plus minimum, toilettes sales, absence d’éclairage adéquat, superviseurs et gardiens malhonnêtes et abusifs.
Avant la mise sur pied du syndicat en 1999, les stipulations Code du Travail haïtien étaient systématiquement foulées au pied, les ouvriers sous-payés croupissaient dans des conditions de labeur moyenâgeux. Car leurs « patrons », les redoutables frères Zéphyr, propriétaires de la centenaire « Etablissements Novella» d’exportation du café et gestionnaires des immenses orangeraies de Marnier Lapostolle aux dehors immédiats du Cap Haïtien et de Guacimal en milieu rural de St Raphaël, produisant, elle, pour la liqueur Cointreau de France, préféraient envoyer leur sbires attaquer et frapper très rudement les ouvriers comme ce fut le cas pour Odilè Duroseau qui, jeté sur le caniveau en pleine rue, dut être transporté de suite à l’hôpital. Soudoiement des fonctionnaires du bureau régional du MAS, des tribunaux, des juges de paix, tout cela n’était que menu fretin pour eux. Leurs exactions sont connues et reconnues. Nous les avons en maintes et maintes fois dénoncées. Il ne s’agissait donc pas d’amour mais plutôt de haine. N’était-ce la lutte acharnée du syndicat alors en place, rien, mais RIEN de toutes les avancées citées aux différents articles, laissant apparaître les sinistres frères Zéphir comme étant de véritables « papa bon kè », n’aurait été atteint.
En effet, il a fallu le lancement d’une campagne internationale à fort retentissement, menée conjointement (voir: http://www.batayouvriye.org/Francais/Dossiers/soml.html), par Batay Ouvriye, Peuples Solidaires de France, War on Want en Grande Bretagne et beaucoup d’autres organisations, dès la reconnaissance du syndicat et la mise en avant de ses revendications, pour que cet établissement puisse enfin entamer sa rentrée dans l’ « ère moderne ». Après mille dérobades, tergiversations et faux-fuyants, on a pu finalement apprendre que les propriétaires étaient bien la compagnie Marnier-Lapostolle, « Société Anonyme au Capital de F. 141.000.000 » et non les messieurs Zéphyr, simples gérants. Dès lors que ceci était établi, il a fallu d’importantes négociations pour que les deux véritables parties concernées (travail et capital – ouvriers et propriétaires) arrivent à la conclusion logique d’écarter les gênants gérants profiteurs haïtiens, les frères Zéphyr, au profit de l’industrie en soi. Evidemment, la richissime société ne s’était jamais enquise, préalablement, aux dures grèves et autres mobilisations de paysans appauvris, des conditions de travail absolument non-conformes aux exigences déjà minimes légales haïtiennes, sur les plantations produisant son label de luxe : Grand Marnier. Mais, en capitaliste conséquent, quand la pièce maîtresse de son édifice était en jeu (d’autant qu’avec un produit fortement susceptible à périr, les débats sont plus agiles) – un émissaire est spécialement délégué de France pour les tournées annuelles de négociation. Ainsi, le salaire des journaliers a pu aujourd’hui atteindre effectivement les 525 gourdes, mais ce n’est qu’à partir de la lutte des ouvrières et ouvriers et non pas à partir du « bon kè » des gérants haïtiens.
Malgré tout, les capitalistes font bien leur affaire ! D’autant que grande partie de la responsabilité de la meilleure production incombe aux travailleurs eux-mêmes, comme nous l’indiquent les ouvriers qui, par la voie de leur syndicat, ont démontré un souci autrement plus avancé pour la bonne marche des choses. Ici, par exemple, un extrait de leur correspondance en date de janvier 2001 à Marnier : « La gestion de l’usine est lente et inefficace, les orangers s’assèchent comme l’a constaté votre équipe technique. L’émondage entrepris récemment déjà a ralenti. C’est nous qui en souffrons car quand les orangers n’ont pas de rendement, la majorité d’entre nous est réduite au chômage, seuls quelques-uns sont affectés à l’entretien… Dès qu’il y a une visite de France, le grand nombre est encore convoqué mais aussi temporairement que dure la visite. Toute la gestion est archaïque : l’arrosage par tuyaux de caoutchoucs est innappropriée à des superficies de cette dimension, ce qu’il faudrait est une organisation industrielle par l’utilisation d’un certain nombre de tuyaux à aspersion dont la mobilité permettrait l’affectation sur des ensembles de champs à intervalles réguliers. De même, la pompe est de toute évidence trop petite, tout comme la génératrice. Même si les responsables se plaisent à NOUS dénigrer, mais c’est nous, au fond, qui sommes concernés et responsables de l’entretien de vos champs. »
S’inspirant de l’exemple tracé par les vaillants de l’usine de café Novella, déjà regroupés en syndicat, les camarades de Marnier-Lapostolle décidaient de s’organiser. Tâche ô combien difficile pour ces travailleurs et travailleuses vivant à des kilomètres d’écart et dont un principal obstacle était la nature saisonnière du travail ; il a fallu des années en clandestinité avant d’obtenir la fameuse attestation de reconnaissance du syndicat du Ministère des Affaires Sociales en 1999.
Tout ce qui a été accompli dans cet établissement est fruit d’un dévouement à l’avancement populaire, apprenez-le, messieurs du Nouvelliste gratifiés. Car, eh oui : dixit l’éditorialiste Duval, épris de la Dive Bouteille semble-t-il : « Sous un soleil de midi, dans une petite maison colorée, bâtie sur une butte qui domine toute la plantation, au bureau du directeur du domaine, les gobelets jetables et les bouteilles au cordon rouge sont vite sortis de leur réserve pour la dégustation. Il fait chaud, ce n’est ni l’heure de l’apéritif ni celle du digestif, il n’y a ni cube de glace ni adjuvant invité à la fête, quatre du journal, nous savourons jusqu’à plus soif, avec les propriétaires de Grand Marnier, des lampées de la divine liqueur. » Déplacement en plus sponsorisé, sans doute, par, « heureux hasard », la rencontre avec le Comité interministériel d’aménagement du territoire (CIAT) et la BID, où était présent Stéphane Marnier.
Mais jusqu’où va la corruption ? La veille de la vile sus-dite publication, dans le numéro du 6-7 avril 2015, M. Saint-Pré, avait fait la manchette avec son titre « Relancer la filière sisal », encore guidé par un industriel, cette fois-ci Pierre-Yves Gardère de SISALCO et le gouvernement haïtien, présenté au palais national et représenté à l’entrevue par un fonctionnaire du Ministère de l’Agriculture. Glorieusement il est annoncé que ce projet différera du passé tragique du sisal en ne dépossédant pas, disons ‘trop’, les agriculteurs : seuls 1000 hectares sur 4000 seront propriété de l’industrie. Mille hectares, cela fait beaucoup, en termes haïtiens. Multipliés par 1.29, cela donne 1290 carreaux, soit une possession non plus de ‘grandon’, mais de ‘colon’, suivant la terminologie Kreyòl. Dans son livre « Shada, chronique d’une extravagante escroquerie », l’auteure Myrtha Gilbert a remarquablement documenté les horreurs de l’agro-industrie capitaliste ainsi que les dommages environnementaux causés par cette culture meurtrière, particulièrement le dessèchement généralisé des terres environnantes.
« Parce que, la vision de la paysannerie haïtienne, c’est de cultiver la terre et d’échanger ses produits contre ceux dont elle a besoin par le commerce, alors que l’autre vision, c’est ‘je me fiche que tu aies besoin de manger, parce que, moi, j’ai besoin de caoutchouc, de pite et d’autres choses. Et, c’est ce que tu vas produire sur tes terres’, même si ce sont les plus fertiles et que la population meure de faim » dit-elle. » (http://www.alterpresse.org/spip.php?article12767#.VSq1G_nF98E)
La région de l’Arcahaie – Montrouis porte la marque mortifère du sisal depuis maintenant près d’un demi-siècle. Mais à présent : « Haiti is open for business ». Et à n’importe quel prix. Honte à vous, messieurs et dames lacquais de l’impérialisme !
Quant à nous, peuple haïtien, apprenons de nos mémoires et continuons nos résistances à ces assoiffés sanguinaires poursuivant ces projets meurtriers.
Port-au-Prince, ce dimanche 12 avril 2015