Le 25 mai 2012, le Président Michel Joseph MARTELLY a adopté un arrêté déclarant
d’utilité publique une partie de la zone du centre ville de Port-au-Prince, incluant les rues
de la Réunion, de Saint Honoré, de l’Enterrement, etc. qui constituent en fait le coin
économique de la capitale.
Cet arrêté a soulevé la colère des propriétaires, des locataires et des commerçants qui pour
la plupart, résident dans la zone, depuis plus de cinquante (50) ans.
Ayant appris que le gouvernement souhaitait passer à la phase de mise en application de
cet arrêté, dès le mois de juillet 2013, la Plateforme des Organisations Haïtiennes de
Droits Humains (POHDH) a effectué une enquête et a constaté que les lois relatives à
l’expropriation, consacrant notamment les droits à l’information, au logement et à la
propriété privée, n’étaient pas respectées.
En vue de faire respecter les droits susmentionnés et afin d’éviter que ces opérations aient
des effets néfastes sur la vie des habitants de la zone, la POHDH avait présenté aux
autorités concernées, dans le cadre d’un rapport intitulé «Rapport sur la situation des
locataires et propriétaires de maison sous menaces d’expropriation au centre-ville
de Port-au-Prince», publié le 14 août 2013, des recommandations précises dont
notamment :
– La réalisation d’un recensement relatif au nombre de personnes concernées par cette
mesure d’expropriation ;
– L’identification des propriétaires et des locataires ;
– La protection des droits de particuliers et la prise en compte des besoins de la
population en mettant l’accent sur les personnes à besoins spécifiques ;
– L’implication de la population dans toutes les étapes de la reconstruction;
– La prise en compte des problèmes généraux posés par le cadastre en Haïti.
Ces recommandations ont été reprises tant par le Réseau National de Défense des
Droits Humains (RNDDH) que par la Commission Episcopale Justice et Paix (CEJILAP),
deux (2) membres de la POHDH.
Malheureusement, ces recommandations n’ont pas été prises en compte par les autorités
concernées et, désormais, le paysage du centre-ville n’est plus reconnaissable car depuis le
week-end allant du 31 mai au 1er juin 2014, le processus de démolition a débuté.
La POHDH, la CE-JILAP et le RNDDH se sont rendus sur les lieux lors de ces actes
d’expropriation brutale et massive et tiennent à partager leurs constats :
1. Sur le respect des prescrits légaux en matière d’expropriation pour cause
d’utilité publique
Aux termes de l’article 2 de la Loi du 5 septembre 1979, l’expropriation forcée pour cause
d’utilité publique ne peut avoir lieu sans l’existence préalable de projets d’intérêt général.
Lesdits projets, pour la protection de l’environnement, seront communiqués préalablement
au Conseil National de l’Environnement et de Lutte contre l’Erosion et au Service
d’Aménagement du Territoire National aux fins utiles.
Selon l’article 31 de ladite loi, toute prise de possession par l’Etat avant le paiement
d’une juste et préalable indemnité au propriétaire constitue un acte arbitraire
engageant la responsabilité civile de l’Etat vis-à-vis du propriétaire.
Et l’article 32 de cette loi condamne de trois (3) mois à un (1) an l’expropriation arbitraire.
De plus, la Constitution Haïtienne, en ses articles 36 et suivants, protège la propriété
privée. Elle précise que «L’expropriation pour cause d’utilité publique peut avoir
lieu, moyennant le paiement ou la consignation ordonnée par justice aux ordres de
qui de droit, d’une juste et préalable indemnité fixée à dire d’expert.»
Enfin, l’article 13 du chapitre 4 du Code d’Investissement, intitulé : « De la garantie du
droit de propriété », stipule que « Le droit de propriété est garanti et protégé par
l’État. L’expropriation n’est permise que pour cause d’utilité publique aprèspaiement d’une juste et préalable indemnisation à la valeur marchande du bien,
déterminée à dires d’experts. L’État ne peut ni démolir, ni prendre possession du
bien avant le paiement effectif de l’indemnité. »
2. Sur le dédommagement des propriétaires
La POHDH, la CE-JILAP et le RNDDH ont appris que plusieurs propriétaires n’ont reçu
aucune indemnisation. Au contraire. Certains d’entre eux se sont rendus, après la
démolition de leurs maisons, à l’étude du notaire Henry CEANT pour se voir remettre un
document préparé par le Notaire, dans lequel ils ont été forcés à s’engager :
– à signer l’acte de cession de leurs bâtiments,
– à recevoir en contrepartie, un montant fixé antérieurement pas les autorités sans
leur consultation,
– à renoncer à tous leurs droits sur leurs immeubles.
3. Sur le droit d’être traité avec dignité et sur les opérations de démolition
Si plusieurs propriétaires et locataires ont affirmé que quelques quinze (15) minutes avant
l’arrivée des véhicules lourds de démolition, un individu est passé avec un porte-voix,
invitant les habitants à abandonner leurs maisons, d’autres affirment n’avoir reçu aucun
message. Par conséquent, ils se trouvaient encore dans leurs maisons, lors de la démolition.
Ils ont dû courir pour préserver leur vie, laissant après eux toutes leurs possessions.
De plus, certains propriétaires et locataires tentaient de récupérer ce qu’ils pouvaient au
coeur des débris. Et, des pillards, profitant du désarroi des citoyens et de la pagaille créée
par les démolisseurs, volaient sans gêne aucune, les biens des autres. Ces actes de pillage
sont perpétrés pour la plupart, sous le regard passif de certains agents de la Police
Nationale d’Haïti (PNH). Il est même fait état de cas de pillage ayant précédé la
démolition des maisons, notamment celles qui ne sont pas habitées ou celles dont les
occupants étaient absents le jour de la démolition.
Par ailleurs, les moyens mis en oeuvre pour la démolition des bâtiments font l’objet de
nombreux questionnements. En effet, le Ministère des Travaux Publics, Transport et
Communication n’a pas respecté les us et coutumes en matière de démolition massive et
les démolisseurs n’avaient pas à leur disposition, tous les équipements nécessaires pour
réaliser leur travail sans porter atteinte à la dignité de la population. C’est pourquoi, la
zone a été envahie par la poussière, salissant les biens des citoyens ainsi que les citoyens
eux-mêmes. Pour sa part, le gouvernement Haïtien, dans le cadre de ces opérations
brutales, n’a pas pris le soin de protéger les édifices publics et privés considérés comme
faisant partie du patrimoine national, tels que la Première Eglise Baptiste de Port-au-
Prince, la Prison Civile de Port-au-Prince, etc.
En outre, les interventions se sont réalisées avec une brutalité et une soudaineté telles
qu’elles risquent de laisser des séquelles psychologiques graves chez les victimes.
4. Sur le droit à l’information des citoyens
Certaines personnes ont affirmé avoir été informées via des courriers, de la déclaration
d’utilité publique impliquant l’imminente démolition de leurs bâtiments. Toutefois, les
informations incluses dans ces courriers, faisant des indemnisations, ne sont ni claires, ni
précises, ni explicites.
D’autres ont affirmé avoir pris part à au moins une rencontre, autour de l’expropriation et
de la démolition de leurs maisons. Cependant, ils affirment n’avoir reçu aucune information
effective quant au dédommagement et aux délais d’exécution desdites opérations.
Toutefois, la grande majorité des propriétaires et locataires n’a pas été formellement
informée du processus. Ainsi, l’opération de démolition a été exécutée sans une dernière
notification formelle, ou avec une notification tardive survenant seulement quelques jours
avant, voire le jour même des démolitions.
Face à cette absence d’information et faute de moyens, les victimes n’ont pas été en mesure
de quitter les lieux.
5. Sur des problèmes surgissant entre les citoyens en raison de ces actes
d’expropriation massive et brutale
Plusieurs propriétaires ne vivent pas en Haïti et ont donné leurs maisons en location à
d’autres citoyens. Certains locataires, n’ayant pas été mis au courant du processus, ont
récemment payé le loyer. Cependant, les propriétaires ne veulent pas leur rembourser le
montant versé arguant que leur expulsion est réalisée non pas par eux, mais par les
autorités étatiques.
D’autres propriétaires ont même réussi à vendre leurs maisons juste avant l’expropriation.
Cependant, les autorités étatiques ayant choisi de ne pas informer la population de manière
formelle, plusieurs d’entre eux affirment avoir été de bonne foi au moment de la vente de
leurs bâtiments.
Remarques
La POHDH, la CE-JILAP et le RNDDH jugent, de ce qui précède, que le gouvernement
MARTELLY – LAMOTHE a sciemment décidé de violer la Loi du 5 septembre 1979, le Code
d’Investissement et la Constitution haïtienne de 1987 dans le cadre de l’expropriation forcée
des propriétaires du centre-ville de Port-au-Prince. Ce faisant, il a foulé au pied les droits
à l’information, à la propriété, au logement de la population de Port-au-Prince. De plus,
les citoyens ont été traités dans l’indignité la plus totale, avec des incidences graves sur
leur intégrité psychique et morale car, les moyens utilisés pour la démolition des bâtiments
s’apparentent à des actes d’agression contre des citoyens haïtiens.
C’est pourquoi, face à la gravité de la situation, la POHDH, la CE-JILAP et le RNDDH ont
décidé de placer, au local de la CE-JILAP, sis au # 56 de la Rue Piquant, Champs de
Mars, une cellule de plaintes devant recueillir les doléances des victimes.
La POHDH, la CE-JILAP et le RNDDH encouragent toutes les personnes victimes de ce
processus d’expropriation brutale et massive à continuer à déposer leurs plaintes auprès de
la cellule susmentionnée, en vue du dépôt d’une pétition contre les autorités étatiques pour
dédommagement, relocalisation et la saisine du tribunal correctionnel haïtien pour
expropriation arbitraire.
La POHDH, la CE-JILAP et le RNDDH souhaitent que les autorités concernées mettent en
place une cellule d’appui psychosocial en vue d’accompagner les victimes.
Enfin, la POHDH, la CE-JILAP et le RNDDH invitent les autorités à se ressaisir en
mettant fin à ces actes arbitraires et leur recommandent de respecter les droits des victimes
et d’appliquer scrupuleusement les prescrits légaux en matière d’expropriation pour cause
d’utilité publique. De plus, les organisations susmentionnées invitent l’appareil judiciaire à
mettre l’action publique en mouvement contre tous ceux qui se sont rendus coupables
d’expropriation arbitraire et de pillage à l’encontre des victimes.
Antonal MORTIME – POHDH
Jocelyne Colas – CE – JILAP
Vilès ALIZAR – RNDDH