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Prise de position d’organisations de la Grand’Anse à la veille d’une réunion du conseil des ministres à Jérémie.

Jérémie comme toutes les grandes villes du pays ont connu leurs heures de gloire, leur époque d’épanouissement. Les beaux jours où les « affaires » étaient florissantes, correspondant à une dynamique productive débordante de l’arrière pays.

L’agriculture vivrière bien servie par un climat généreux et une riche couverture végétale prend une belle expansion après l’indépendance. Les habitations caféières des mornes alimenteront pendant plus d’un siècle et demi les caisses de l’Etat, enrichissant du même coup la bourgeoisie exportatrice de denrées, favorisant dans le même temps, les investissements urbains : routes, ponts, hôpitaux, écoles, aménagement portuaire, électricité etc.


Les zones de Grand Vincent, Moron, Beaumont, Pestel, Marfranc, Chambellan, Macaya, Dame-Marie, Anse-d’Hainault, Roseaux notamment, portaient Jérémie sur leurs épaules.

La culture du cacao, une autre denrée d’exportation, prend son élan vers 1854, et connaît une belle expansion en 1890, enrichissant maints exportateurs. En 1932, à l’exposition Internationale de Paris, le cacao haïtien de la Grand’Anse, par le biais de la maison Brézault a reçu la médaille d’or ; jusqu’au début du vingtième siècle, la plus grande partie de la production cacaoyère était exportée à partir du port de Jérémie. Il en est de même des grandes maisons de commerce de la place pour leur café. Dans les années 50, le district agricole de Jérémie exportait plus de 5000 T de café. A la fin des années 30, et durant les années quarante, (jusqu’à 1948) 20% des opérations d’exportation de la production bananière s’effectuait au port de Jérémie, soit la commercialisation de 1 million 850 000 régimes de bananes. Ce sont différentes époques de prospérité de la ville grâce à l’intensité des activités productives de son arrière pays.

Par ailleurs, les communes citées plus haut fournissaient abondamment et à bas prix : arbre véritable, arbre à pain, noix de coco, mangues, citrus, abricot, pois rouge ou noir, maïs, riz, cultivés et récoltés par les agriculteurs. En outre, les pêcheurs nous permettaient de manger du poisson frais, le lambi, les pisquettes à la saison et les éleveurs, les diverses variétés de viande et le lait.

Ce n’est donc pas en ville que l’on produisait le café, le cacao, la figue-banane. Personne ne cultivait ni récoltait les denrées d’exportations ni les vivres alimentaires, les fruits et céréales, à Rochasse, à Bordes, à Jubilé…ou sur la Grand-rue.

Cependant, les profits tirés du café, du cacao, de la figue-banane n’ont pas servi à l’amélioration des cultures, à la multiplication des centres de recherches et des fermes pilotes, encore moins au relèvement de la condition paysanne. Ceux qui produisaient tout, ne recevaient presque rien. Bien au contraire, les prélèvements agricoles et autres, opérés sur les producteurs, se sont intensifiés au fil du temps, induisant une pauvreté de masse au milieu de cet extraordinaire potentiel.

En plus, de véritables fléaux, sous forme de politiques anti paysannes, ont causé au fil du temps, de graves dégâts aux producteurs. Comme, le projet SHADA (1941 et 1945) et sa culture de caoutchouc qui a détruit dans la Grand’Anse, des milliers de carreaux de terre plantés en vivres alimentaires et en denrées d’exportation, sans compter l’abattage de milliers d’arbres fruitiers ; les politiques partisanes qui ont ruiné sous le gouvernement du président Estimé, la commercialisation de la figue banane et du même coup, des milliers de petits agriculteurs, en 1948-1950 ; les taxes exorbitantes sur le café, durant les années 60-70 qui ont découragé les producteurs appauvris ; l’abattage des cochons créoles en 1981-1982, qui a asséné l’un des coups les plus terribles a l’économie paysanne, induisant un exode massif vers les grandes villes et ouvrant l’ère des boat people.

Puisque la prospérité de la ville était liée à une relative aisance de l’arrière pays, la décapitalisation de la paysannerie et son appauvrissement continu a donc entraîné comme l’avait prévu Anthony Lespès, [1] l’effondrement de la ville puis son abandon par vagues successives, en commençant par les plus aisés.

Nous avons voulu expliqué de manière concise ce rapport étroit ville-campagne telle qu’il s’est opéré dans la Grand’Anse, pour faire comprendre à tous ceux qui sont intéressés au sort de la ville, qu’elle ne peut être prospère et chaque jour plus belle et durablement plus attrayante, qu’en symbiose avec son environnement qui n’est autre que le département dont elle est le chef-lieu : la Grand’Anse.

A la difficile situation décrite précédemment, sont venues s’ajouter depuis 1986 les politiques économiques d’ouverture criminelle du marché haïtien sans contrepartie. Ce fut le désastre total dont nous continuons à payer le prix fort aujourd’hui. La pauvreté de masse dont pâtissent les grandes majorités du département se répercutent en accélération de l’exode rural, mais aussi en déboisement des mornes historiquement protégés de la Grand’Anse. Ce département est aujourd’hui un grand fournisseur de charbon de bois, à cause des politiques erronées des élites politiques et économiques qui ont grugé sans miséricorde ce monde rural.

Aujourd’hui, la situation générale du département est suffisamment préoccupante pour que tout programme de saupoudrage soit absolument contre indiqué.

Le Gouvernement haïtien a le devoir de commencer à se colleter aux véritables problèmes de la ville de Jérémie et du département de la Grand’Anse dans son ensemble. Le sort de ces deux entités étant irrémédiablement lié.

Quels sont les vrais problèmes de Jérémie et de la Grand’Anse

La nécessité du jour commande la mise en application d’un plan de développement régional qui doit contempler d’abord et avant tout une vraie relance de la production régionale. Il ne s’agit pas de slogan. Dans ce sens, L’Etat et le gouvernement haïtien devraient :

1- Adopter dans les meilleurs délais un train de politiques agricoles visant

• La valorisation de la production paysanne ;

• La sécurité foncière ;

• Un programme de construction de routes agricoles, quant on sait les pertes énormes encourues par les producteurs fautes de voies d’accès dans les diverses zones de la Grand’Anse ;

• Des fermes pilotes et des stations de recherches relatives aux produits les plus cultivés dans le département ;

• Des institutions de crédit agricole avec leurs guichets dans tous les centres de production ;• Une reconsidération conséquente à la hausse des tarifs douaniers pour les produits agricoles qui subissent une concurrence déloyale ruineuse pour le paysan, comme cela se fait ailleurs.

• L’encadrement effectif des agriculteurs par la multiplication des BAC et des agents agricoles formés.

• Un programme visant l’amélioration du transport des produits et leur conservation. Il est pénible de constater que 65% de la récolte des fruits d’arbre à pain se perdent, faute de moyens de conservation et de transformation, appauvrissant chaque fois plus le paysan producteur.

• Un support effectif sous forme de subvention quand il le faut, et d’achat d’une partie de la production paysanne (céréales, vivres et fruits) au profit des cantines scolaires, des hôpitaux, des centres de santé etc.

• Un programme visant à encourager l’installation et la mise en réseau de petites entreprises de transformation des produits les plus cultivés dans le département.

2- L’Ecole Nationale des Arts et Métiers fondée en 1936, devrait être ré ouverte pour la fabrication et la réparation d’outils agricoles divers, en appui aux besoins des paysans. Un programme visant la construction d’au moins une école publique dans chaque section si elles sont petites et 2 si la superficie ainsi le requiert, devrait aussi être considéré.

3- Cette relance de la production devrait être aussi celle de l’élevage et de la pêche. La pêche, une activité au potentiel extraordinaire doit recevoir toute l’attention du gouvernement : Les Irois, Dame-Marie, Anse d’Hainault, Corail, Pestel devraient compter sur un projet à long terme de développement de ce secteur incluant : les bateaux de pêche, le crédit à la production, une école de formation aux métiers de la mer, les infrastructures de conservation des poissons etc.

4- Il n’y a pas de développement productif sans services de santé. L’hôpital de Jérémie doit être équipé pour passer au niveau d’hôpital Universitaire. Il faut y ajouter un réseau de petits hôpitaux, de centres de santé et d’Unités cantonales (habitation) à l’échelle régionale.

5- La question de l’électrification doit concerner d’abord et avant tout le secteur productif. Les grandes zones de production doivent être servies de manière prioritaire. Les richesses ainsi créées constituent la meilleure garantie de la durabilité de ce service.

MG 18 mars 2014

Organisations signataires :

APASD (Asosiyasyon Pwodiktè Agrikòl ak Estokaj Duranton, Jérémie)

SODEG (Solidarite pou Devlopman Gomye)

KATREK (Kolektif pou Apui Teknik ak Ranfòsman Kapasite)

Pou otantifikasyon : Jérôme Desmangles, manm komite egzekitif KATREK

[1] Anthony Lespès est né aux Cayes le 7 février 1907.Agronome, romancier et journaliste, il participa à la création du Parti Socialiste Populaire avec Etienne Charlier et Max Hudicourt notamment dans les années 40.Militant révolutionnaire infatigable, co-fondateur du journal la Nation, il se réfugia à la Jamaïque en 1960