Contexte
Le riz est un produit stratégique en Haïti. La consommation ne cesse d’augmenter à un rythme accéléré passant de 24 kg/an par personne en 1986, 42 kg en 2000 et 50 kg en 2012 avec % d’augmentation entre 2009 et 2013. Les emplois associés aux activités de production, d’usinage et de commercialisation sont également importants. La demande totale est estimée à 520.660 TM. Une proportion de75 à 80% de la production nationale vient de l’Artibonite qui fournit avec 22.000 has de surface emblavée 12% du riz consomme dans le pays. La filière riz emploie 60.000 producteurs, 30.000 ouvriers agricoles, plus de 342 tenants de moulins et plus de 8000 Madan Sara. Le rôle crucial joué par le riz dans la sécurité alimentaire et l’économie nationale exige que l’on analyse de façon minutieuse les mutations importantes qui affectent cette céréale surtout au niveau du Département de l’Artibonite.
Depuis les 20 dernières années, beaucoup d’actions sont conduites et des investissements ont été consentis tant par les producteurs de riz, l’Etat Haïtien que les institutions internationales en vue de l’augmentation de la production de riz local, de l’amélioration de la qualité, de l’organisation de la chaine de collecte et surtout de la promotion des produits locaux et de l’incitation à la collaboration entre le secteur privé des affaires, les acteurs étatiques et les organisations de base en vue de la distribution des produits. Ces actions ont eu des résultats assez satisfaisants puisque depuis la fin de l’année 2012, de nouvelles compagnies se sont positionnées en s’installant dans la Vallée de l’Artibonite en vue de la collecte, de la transformation et la commercialisation du riz local et éventuellement d’autres denrées. Dès le démarrage de la saison de récolte de la grande campagne de 2013, un nouvel opérateur a débuté ses activités intégrant exclusivement le segment de la commercialisation ; ses principales activités consistent donc à collecter du paddy des organisations paysannes, des producteurs et des dames Sara pour en faire le stockage, ensuite décortiquer et emballer au niveau de son usine fraichement installée dans la région.
L’entrée en force de nouveaux acteurs dans la filière riz de l’Artibonite risque de perturber le marché. Cette situation inquiète les acteurs intervenant sur la filière, notamment les grands producteurs, les propriétaires de petits moulins, les dames sara, les coopératives de production et autres organisations intervenant sur la filière et même l’Etat. Les acteurs commerciaux de la filière et les organisations d’appui qui ont beaucoup travaillé en vue d’améliorer la production, la transformation et la commercialisation du riz de la zone craignent que cela n’aboutisse à la disparition de certains acteurs clés de la filière, à l’émergence d’une situation où le marché est contrôlé par un acteur qui en détermine les règles à lui seul.
Grandes entreprises et coopératives, P.M.E : des approches différentes
Plusieurs réseaux d’organisations tels RACPABA, ‘Jaden Lakay’ et APMP sont présents et opèrent dans toute La Vallée de l’Artibonite. Ils interviennent sur toute la filière, de la production à la distribution dans les supermarchés des grands centres urbains. Grace aux actions associatives et techniques des Organisations, le riz local a connu une meilleure productivité et a repris sa place dans le panier de la ménagère et bénéficie d’une reconnaissance nationale tant au niveau des consommateurs que des acteurs intervenant sur la filière. L’une des organisations de ce réseau dont RACPABA, détient en effet 7 moulins à raison d’un par coopérative membre et un centre de transformation d’une capacité de 1.5TM/hre dans la commune de l’Estère. Il détient aussi un capital humain avec des compétences en contrôle de qualité, maitrisant les paramètres qui entrent dans la structure des coûts de production et le processus de transformation.
Ces organisations font partie des entreprises adeptes de l’économie sociale et solidaire. Leur intervention dans la Vallée de l’Artibonite se fait selon une approche intégrée d’accompagnement des producteurs et productrices depuis la préparation de leurs champs jusqu’à la récolte en passant par la facilitation pour l’acquisition de semence de qualité, le labourage, la formation pour leurs membres, etc…. Cette approche est totalement différente de celle de la grande entreprise commerciale qui intervient uniquement au moment des récoltes.
En outre, dans le but de promouvoir la production agricole nationale, notamment la filière du riz, l’ensemble des organisations mène des actions de plaidoyer ciblant les décideurs politiques. Et c’est dans cette perspective qu’elles contribuent à la construction de réseaux de plaidoyer tel la FENAPRIH.
La FENAPRIH créée les 27, 28 et 29 Mars 2011, sur la base d’une résolution à Torbeck, est une organisation sociale de nature associative et à but non lucratif conformément aux lois haïtiennes en vigueur et aux dispositions des présents statuts. Elle a pour objectifs de :
a) protéger les intérêts de la profession de producteurs et productrices de riz ;
b) promouvoir la filière du riz en Haïti par la recherche de l’augmentation des rendements, l’extension sur de nouvelles terres, la facilitation de la commercialisation à des prix rémunérateurs ;
c) encourager des recherches scientifiques autour de la filière rizicole ;
d) faciliter l’émergence d’autres structures organisationnelles (à but lucratif ou non lucratif) capable d’offrir des services en amont et en aval de la filière.
En lien avec ces objectifs, elle a déjà entrepris certaines activités telles que : des rencontres avec le Ministère de l’Agriculture sur la possibilité de mettre sur pied une Commission Nationale de riz, l’élaboration des modules de formation et d’ateliers de travail pour renforcer ses structures régionales et nationale, la production de document de recherche sur la filière riz, des rencontres à des fins de plaidoyer aux USA, principalement à Washington afin de sensibiliser le gouvernement américain sur la nécessité d’adopter une politique qui va dans l’intérêt des petits agriculteurs et une rencontre avec la Primature sur une politique de réduction de la faim dans le pays.
Dans son « mea culpa » de 2010, M. Bill Clinton reconnait avoir pris la mauvaise décision de pourvoir le marché haïtien en riz importé des États-Unis pour résoudre le problème de la faim dans le pays. Il avoue que cette décision contribue a pénaliser davantage les petits producteurs et productrices du pays et du coup a faire chuter la production nationale. FENAPRIH prend très au sérieux cette déclaration et engage une plaidoirie auprès de Washington pour un redressement de la situation.
Analyse des différentes Approches :
L’approche purement commerciale des nouveaux operateurs
Les nouveaux opérateurs sont partout dans la vallée. Ils engagent des démarcheurs dans presque toutes les zones de production pour sélectionner les meilleures parcelles, surveiller les récoltes et acheter les jardins bien avant la récolte.
Le prix offert par ces operateurs est de 10 G/lb contre 7.25 à 8 G la livre. En faisant une analyse de leurs coûts de production, prenant uniquement le prix d’achat du paddy, il leur faut 1.54 lb de paddy, soit 15,38 gourdes, pour produire une livre de riz blanchi ; Ils revendent la livre à 18,18 gourdes sur le marché. La marge brute réalisée par lb de riz blanchi est donc de 2,80 gourdes. Cette marge est-elle suffisante pour couvrir tous les autres coûts notamment, l’emballage, les salaires, le transport, la manutention, l’amortissement des machines ? etc. L’on se demande d’où vient le bénéfice de cette entreprise !
Certains planteurs considèrent ce phénomène comme du dumpping, ce qui serait un risque majeur pour l’avenir de la filière.
Parmi les premières conséquences enregistrées, les activités de moulinage ont considérablement réduites (à moins de 25%) dans toute la Vallée. Ce ralentissement d’activité est plus accentué au mois de septembre, il y avait plus d’activités dans les moulins au mois d’aout.
L’approche Organisationnelle
Plusieurs organisations de planteurs sont présentes sur toute la filière et œuvrent en faveur de l’augmentation de la production nationale. Ces organisations accompagnent et encadrent leurs planteurs de la préparation de sol jusqu’à la commercialisation du produit. RACPABA, par exemple, produit des semences de qualité et les met à la disposition des planteurs, les aide à défricher et à préparer la terre via des motoculteurs, des engins lourds et autres matériels. Il fournit des engrais, facilite l’accès tant aux services qu’au crédit agricoles et demande une compensation en riz après la récolte pour faire tourner la machine.
Cette approche participative et communautaire rend le lien social plus solide et fortifie les organisations communautaires. Donc si rien n’est fait pour exiger aux acteurs qui ne s’intéressent qu’ à une partie de la filière, celle de la commercialisation, le résultat à long terme aura plus d’impact négatifs tant pour la filière que pour les planteurs eux-mêmes.
Impact à long terme de l’approche purement commerciale
Si les nouveaux opérateurs arrivent à contrôler la filière en éliminant moulins, et grands commerçants suite à d’autres investissements plus importants dans les installations et/ou la main mise sur la matière première (riz paddy), ils pourront :
➢ dicter les prix aux producteurs de paddy. Ce qui ne sera pas dans l’avantage de ces derniers. A noter que l’un d’entre eux avait déjà proposé, aux planteurs de haricot du corridor des Matheux avec lesquels il avait une entente, des prix plus bas que celui du marché.
➢ dicter les prix aux distributeurs et consommateurs de riz décortiqué. Ce qui pourra contribuer à augmenter encore le prix du riz local pour les consommateurs au détriment de la production locale.
➢ accaparer certains fonds de l’aide externe à Haïti dédiés à appuyer les filières agricoles. Ce qui serait une très grande perversion/détournement de cette aide car bien que théoriquement destinée aux plus démunis au nom de la lutte contre la pauvreté, elle servirait plutôt dans ce cas à enrichir les riches.
Ainsi, pour anticiper ces dérives imminentes, l’Etat Haïtien devrait adopter un système de stabilisation des prix, inspiré par ou similaire au mécanisme appliqué dans de nombreux pays pour la filière rizicole et pour d’autres produits agricoles, afin de gérer les fluctuations de prix probables à court terme.
En termes d’articulation, il est possible et nécessaire de :
➢ Aller vers un modèle où les producteurs contrôlent le plus possible la filière afin de garantir des revenus plus importants et maintenir/augmenter leur intérêt pour la production.
➢ Favoriser la modernisation de la filière pendant que l’Etat Haitien y garantisse un investissement qui permettra aux petits producteurs et aux petites productrices de mieux s’adapter.
Recommandations :
C’est dans cette optique que nous faisons les recommandations suivantes en vue de protéger la filière :
➢ L’Etat Haïtien doit appuyer les organisations en vue de trouver les fonds et les expertises nécessaires pour la production, la transformation et la commercialisation,
➢ L’Etat Haïtien doit assurer la régulation de la filière et établir un système de quota pour l’achat et le traitement de paddy,
➢ L’Etat Haïtien doit contrôler l’octroi/autorisation de l’entrée de nouveaux acteurs sur la filière,
➢ L’Etat doit établir l’augmentation graduelle du tarif douanier à moyens termes en vue de s’aligner au marché commun des Caraïbes (CARICOM) sur le riz importe et le réinvestir dans la filière pour renforcer la productivité et la production nationale
➢ L’Etat Haïtien doit faire en sorte que la commission nationale de riz soit mise en place le plus tôt possible et le budget d’investissement alloué à l’agriculture augmente considérablement.
➢ L’Etat Haïtien doit empêcher l’émergence de situation de monopole et de monopsone sur le marché du paddy et du riz décortiqué.
➢ il est crucial pour le pays d’adopter un ensemble de politiques publiques intégrées, en vue d’accroître la productivité et de fournir un cadre plus stable et régulé pour les importations de riz.
Une augmentation rapide et significative de la productivité nécessitera l’utilisation d’un ensemble d’outils d’actions, parmi lesquels les plus importants sont :
1. Développer un programme d’investissement visant à améliorer le système d’irrigation et de drainage, afin de permettre une gestion plus efficace des ressources en eau, adaptées aux besoins des différentes étapes de la production.
2. Promouvoir l’adoption d’un ensemble de technologies à fort impact sur la productivité. Sans préjudice d’une définition plus détaillée des composantes de ce paquet technologique, à effectuer par des spécialistes de la culture du riz, il est clair que cela doit inclure des ressources génétiques améliorées (semences), la disponibilité des micro-et macro-éléments (engrais), gestion des sols et de l’eau.
3. Envisager des subventions pour promouvoir le paquet d’innovation technologique, afin d’accélérer le processus d’adoption, et d’obtenir un impact rapide sur les revenus des producteurs.
4. Allouer des ressources pour promouvoir un ensemble de technologies de cette nature repose sur le nombre d’agriculteurs à bénéficier, de l’assistance et la taille de la subvention à considérer. La mise en place d’une subvention est une condition nécessaire à la réussite de cette politique.
5. Renforcer les capacités de l’ODVA et des BAC, accroître les ressources disponibles pour la vulgarisation et le transfert de technologie de façon à accélérer le processus de mise à jour technologique et la croissance de la productivité.
6. Promouvoir et soutenir les organisations paysannes, la collecte et l’élargissement des expériences existantes, pour assurer les gains durables de productivité.
7. Une assistance technique et financière des donateurs sera essentielle pour assurer le succès de cette proposition de politique.
Ont signé : RACPABA, FENAPRIH, Jaden Lakay, APMP