Après vingt ans de « lutte contre la pauvreté », les organisations internationales du développement proposent des politiques de protection sociale universelle. Est-ce un progrès ? Cette protection sociale signifie-t-elle un retour au « développement social » des années 1970 ? Va-t-elle au-delà de la réduction de la pauvreté ? Constitue-t-elle une rupture avec les politiques néolibérales ? Quand, en 1968, Robert McNamara devient président de la Banque mondiale (Bm) – après avoir été ministre de la défense dans les gouvernements de Kennedy et de Johnson aux États-Unis -, il constate que les progrès en matière de développement ne sont pas particulièrement spectaculaires. Il commande un rapport indépendant sur le bilan de vingt ans d’aide au développement et des propositions pour une stratégie globale pour les années 1970.
Le rapport Pearson |1| est publié en 1969. Il constate que le développement est bien plus que l’économie et le progrès matériel. Le développement est une « obligation morale » mais il est aussi dans « l’intérêt bien compris de la communauté internationale ». Il prône une sécurité sociale afin de réduire la dépendance des familles en tant que seule source de sécurité. Voilà une nouvelle priorité pour une stratégie de développement. De même, il souligne l’importance de l’éducation des femmes, mais seulement si on réussit de cette façon à modifier leurs attitudes et leurs ambitions.
En cette même année 1969, l’Assemblée générale de l’ONU adopte une déclaration sur le « développement et le progrès social » |2|. Elle énumère toutes les politiques déjà reprises dans le Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels, adopté en 1966 et elle se dit convaincue que « l’homme ne peut satisfaire pleinement ses aspirations que dans un ordre social juste et qu’il est, par conséquent, d’une importance capitale d’accélérer partout dans le monde le progrès social et économique, contribuant ainsi à assurer la paix et la solidarité ». Cette déclaration comprend tous les ingrédients d’un projet national de modernisation : affirmation de la souveraineté nationale et du droit à l’auto-détermination, le droit et la responsabilité des États à poursuivre leurs propres objectifs en matière de développement social, la planification du progrès social dans le cadre d’un développement global intégré, une distribution équitable du revenu national, le changement des structures sociales, le droit au travail, des salaires minimaux suffisamment élevés, des rémunérations justes, des systèmes de sécurité sociale et de services sociaux, un système de santé accessible à tous et un enseignement élémentaire gratuit.
Au début des années 1970, différentes organisations internationales essaient de mettre en route une « décennie du développement social », mais le début de la crise en 1973 – fin de la convertibilité du dollar et triplement du prix du pétrole – bloque tout progrès.
Il va falloir attendre 1990 pour que la Banque mondiale mette la pauvreté à l’ordre du jour international et que le Pnud (Programme des Nations unies pour le développement) publie son premier rapport sur le « développement humain » |3|. Après une décennie « d’ajustement structurel » et ses conséquences sociales dramatiques, le développement change effectivement de direction. Le développement économique redevient une « mono-économie » |4| et le développement social devient une « réduction de la pauvreté » |5|.
Après une décennie de théorisation sur la pauvreté et les pauvres, en 1999 et 2000 deux stratégies parallèles sont mises en place pour « réduire la pauvreté extrême » : les « Documents stratégiques de réduction de la pauvreté (Dsrp), par la Banque mondiale et le Fmi (Fonds monétaire international), d’une part, et les « Objectifs du millénaire pour le développement » (Omd), par l’Onu, d’autre part.
Aujourd’hui, vingt ans plus tard, force est de constater que les deux stratégies ont échoué. Certes, la pauvreté extrême a été réduite de moitié (Omd n° 1), allant de 41 % à 20 %, mais ce succès est dû uniquement aux progrès réalisés en Chine et en Inde, deux pays qui n’ont pas suivi les recettes néolibérales du Fmi et de la Bm. En Amérique latine, la pauvreté extrême a diminué, mais, dans ces pays, des gouvernements progressistes ont commencé à introduire des politiques sociales avec des transferts monétaires. En Afrique subsaharienne, continent où les politiques néolibérales sont toujours en vigueur, le nombre de personnes extrêmement pauvres a doublé entre 1981 et 2010.
Certes, il serait erroné d’attribuer cet échec exclusivement aux politiques néolibérales. Les multiples erreurs des gouvernements du Nord et du Sud, le manque ou l’inefficacité de l’aide au développement et les fuites de capitaux sont également responsables de la grande pauvreté en Afrique subsaharienne. Toujours est-il que les stratégies de lutte contre la pauvreté étaient parfaitement compatibles avec les politiques néolibérales et n’ont jamais été orientées vers un changement quelconque.
LUTTE CONTRE LA PAUVRETE ET DEVELOPPEMENT SOCIAL
C’est sans doute ce qui explique que différentes organisations de l’Onu ont commencé, dès 2005, à plaider pour une autre approche. L’ancien secrétaire général de l’Onu, Kofi Annan, soulignait dans son rapport « Dans une liberté plus grande » que les OMD « à l’évidence […] ne constituent pas à eux seuls un programme de développement complet. Ils ne portent pas directement sur certaines des questions plus générales couvertes par les conférences des années 1990 » |6|. En effet, le Sommet mondial sur le développement social de 1995, notamment, avait certes un chapitre sur la lutte contre la pauvreté, mais deux autres chapitres équivalents sur l’emploi et l’intégration sociale. Si ce rapport était sans aucun doute fortement influencé par la philosophie néolibérale de l’époque, il plaidait néanmoins aussi pour une sécurité sociale universelle.
Dès 2004, un rapport indépendant de l’Oit (Organisation internationale du travail) sur la « dimension sociale de la mondialisation » plaidait pour un niveau minimal de protection sociale en tant que « socle de l’économie mondiale » |7|.
En 2009, au début de la crise, différentes agences de l’ONU publiaient un rapport dans lequel il est dit qu’un « socle de protection sociale » serait utile pour protéger les gens pendant et après la crise. En 2010, plusieurs rapports de l’Unrisd (Institut de recherche pour le développement social) et de l’Undesa (département des affaires socio-économiques) sont publiés avec une critique, non seulement des politiques d’ajustement structurels, toujours en vigueur, mais aussi des politiques de réduction de la pauvreté. Ils plaident pour l’introduction d’une protection sociale universelle |8|.
Ce virage idéologique est remarquable. En effet, l’idée de la protection ou de la sécurité sociale avait été enterrée avec l’émergence du discours sur la pauvreté. Les politiques de réduction de la pauvreté, telles que prônées par la BM et par le Pnud, n’avaient rien d’une « correction » des politiques néolibérales mais en étaient une partie intégrante. L’idée que la protection sociale pouvait contribuer à « moderniser » les attitudes en réduisant la dépendance de la famille ou de la communauté locale avait été abandonnée. De même que l’idée d’une société nationale intégrée. La BM est assez claire à cet égard : « les mesures qui veulent empêcher le marché de fonctionner ne protègent pas les pauvres » |9|. La Banque est contre les salaires minimums, contre le contrôle des loyers, contre la protection des femmes et en général contre les assurances sociales. Celles-ci peuvent exister, certes, mais doivent être procurées par le marché et non pas par les États.
Le Pbud est entièrement d’accord : « Il faut amener ceux qui souffrent d’un dénuement chronique jusqu’à un seuil de développement humain qui leur permette de participer pleinement à la croissance économique. C’est alors qu’il convient au gouvernement de savoir se retirer… si le développement humain est la coquille protectrice, la liberté en est la perle sans prix |10|. » Il ne cesse de souligner que l’assurance/sécurité sociale n’est pas souhaitable dans les pays pauvres. « Les anciennes prescriptions visant à traiter le problème [de la pauvreté] par des dépenses sociales et des filets de sécurité sociale partaient d’une erreur de diagnostic |11|. » Ce qui veut dire : assistance sociale oui, dans une certaine mesure, mais rien au-delà.
En fait, les politiques de réduction de la pauvreté ne visent pas à améliorer les politiques de protection sociale, mais sont une alternative à celles-ci. Dans ce sens, elles constituent une rupture par rapport à l’idéal de la modernisation sociale qui était consubstantiel au projet de développement. Dans cette nouvelle philosophie, il ne s’agit plus de changer les attitudes et les comportements, mais tout au plus de mieux les connaître. Le problème des prestations sociales, dit-on alors, est qu’elles risquent de changer le comportement des pauvres |12|. Chaque projet en faveur des pauvres doit commencer par une étude de leurs comportements |13|. Au niveau des pauvres eux-mêmes, il s’agira de mieux gérer les risques.
Bref, le discours sur la pauvreté concerne plus le bien-être des individus dans le sens d’une garantie d’un socle de survie que l’idéal du développement et de la modernisation promus par l’État.
C’est pourquoi il convient de bien analyser les nouveaux discours sur la protection sociale. Quel est leur objectif ? Quelle est leur portée ? S’agit-il d’un retour au passé et d’un projet de développement social ?
LA PROTECTION SOCIALE UNIVERSELLE
Les nouvelles propositions des organisations internationales sont assez différentes entre elles, mais elles ont également des points en commun.
Commençons par l’exception : les propositions de la Cepal (Commission économique de l’Onu pour l’Amérique latine) |14|. Ce texte correspond en tous points à la philosophie structuraliste toujours défendue par l’organisation. Elle défend une citoyenneté sociale, avec des droits économiques et sociaux pour tous et des politiques sociales universelles. Les politiques ciblées ne sont acceptées qu’en tant qu’instrument pour réaliser l’universalisme. Elles sont basées sur un pacte social pour renforcer l’exercice de la citoyenneté. Elles visent la garantie d’un revenu qui permette un niveau de vie adéquat, avec des services sociaux et des marchés du travail régulés. Si le marché et les familles ont un rôle à jouer, la responsabilité principale repose sur l’État. Cette stratégie s’inscrit pleinement dans l’objectif du développement social et vise à lutter contre les sociétés duales de riches et de pauvres.
À l’autre extrême se trouve la Bm. Celle-ci avait défini un « cadre théorique » de la protection sociale dès l’an 2000 |15|, une stratégie qu’elle vient de confirmer et de préciser |16|. Il s’agit d’un programme de « gestion de risques », risques et « chocs » étant considérés comme inévitables – des « chocs » économiques aux épidémies et aux catastrophes naturelles – et il faut préparer les individus et les familles à être « résilients » pour y faire face. Ce qui est nouveau est qu’elle vient d’ajouter le travail à ses stratégies |17|. Pour la Banque, les emplois sont liés aux « opportunités » offertes aux gens et, afin de les saisir, il faut que ces gens disposent de la formation et des capacités nécessaires dans le cadre d’un marché de travail « amélioré ». Dans son dernier rapport sur le développement dans le monde, la Banque, pour la première fois, accepte l’existence des syndicats et les négociations collectives, telles qu’elles sont mentionnées dans les normes du travail de l’Oit. Elle ajoute toutefois « qu’il n’y a pas d’accord sur le contenu des politiques de l’emploi » |18|.
Pour le reste, la Banque maintient sa stratégie de politiques « aussi ciblées que possibles » et elle n’adhère aucunement à l’idée de politiques sociales universelles.
Un autre point important que l’on retrouve aussi chez d’autres organisations est celui de l’objectif des politiques de « protection sociale ». Ici, aucune mention des droits humains, mais une confirmation du rôle de la protection sociale pour la stabilité économique, pour la mobilité sur le marché du travail, pour la sécurité des investissements, pour la promotion du capital humain… « Les réformes en faveur de la croissance sont alors politiquement plus faciles |19|. » Ses nouvelles propositions visent en fait de passer des interventions isolées à un « portefeuille cohérent de programmes ».
Entre ces deux extrêmes, les propositions de l’Oit (Organisation internationale du travail) sont les plus intéressantes. L’objectif est d’introduire des « socles nationaux de protection sociale », c’est-à-dire des politiques « dans le cadre de stratégies d’extension de la sécurité sociale qui assurent progressivement des niveaux plus élevés de sécurité sociale au plus grand nombre de personnes possible » |20|.
Les socles de protection sociale doivent comporter au moins les garanties élémentaires de sécurité sociale suivantes :
« – accès à un ensemble de biens et services définis à l’échelle nationale comme étant des soins de santé essentiels, y compris les soins de maternité (…) ;
– sécurité élémentaire de revenu pour les enfants, se situant au moins à un niveau minimal défini à l’échelle nationale, assurant l’accès à l’alimentation, à l’éducation, aux soins et à tous autres biens et services nécessaires ;
– sécurité élémentaire de revenu, se situant au moins à un niveau minimal défini à l’échelle nationale, pour les personnes d’âge actif qui sont dans l’incapacité de gagner un revenu suffisant, en particulier dans les cas de maladie, de chômage, de maternité et d’invalidité ;
– sécurité élémentaire de revenu pour les personnes âgées, se situant au moins à un niveau minimal défini à l’échelle nationale » |21|.
La recommandation reconnaît que la sécurité sociale est un instrument important pour prévenir et pour réduire la pauvreté, l’inégalité, l’exclusion sociale et l’insécurité sociale. Elle permet la transition du travail informel au travail formel. Plus important encore, l’OIT souligne que ces socles de protection sociale doivent être vus au sein de stratégies d’extension de la sécurité sociale, notamment dans le cadre de sa convention internationale 102 de 1952 |22|
.
L’Oit mentionne comme tout premier point que la sécurité sociale est un droit humain. Mais, après, elle souligne également l’importance de la sécurité sociale pour la stabilité économique et sociale, pour favoriser l’adaptation des gens aux changements économiques et sur le marché du travail, pour stimuler la demande et contribuer à la transition vers une économie plus soutenable.
L’Oit proclame l’universalité des socles de protection sociale, même si elle dit en même temps qu’elle est surtout destinée aux plus nécessiteux. Et elle ajoute que les possibilités de faire une sécurité sociale pour tous ne seront pas faciles. En outre, l’adoption du pluriel dans le titre de sa recommandation indique que l’introduction d’un des éléments mentionnés ci-dessus suffirait pour constater qu’un socle de protection social est atteint, même si dans tous les autres domaines, l’insécurité continue de régner…
La Commission européenne a elle aussi publié une communication sur la protection sociale dans sa coopération au développement |23|. Pour elle, « la protection sociale peut être définie au sens large comme les mesures et actions qui visent à :
– augmenter la capacité de tous les individus, mais surtout des groupes pauvres et vulnérables, à échapper à la pauvreté ou à éviter d’y tomber, et à mieux gérer les risques et les chocs et à
– fournir un niveau de sécurité sociale plus élevé, grâce à la sécurité des revenus et à l’accès aux services essentiels (en particulier dans les domaines de la santé et de l’éducation), tout au long des périodes d’activité et d’inactivité ainsi que des périodes de besoin au cours de la vie.
L’obligation pour les pouvoirs publics de fournir une couverture sociale découle du droit à la sécurité sociale consacré par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Les normes de sécurité sociale sont fixées par l’Oit, notamment la Convention concernant la sécurité sociale (norme minimum) de 1952 (C102).
La protection sociale peut promouvoir le développement inclusif de plusieurs manières :
– elle augmente l’accès aux services publics, ce qui améliore la santé, l’éducation et la nutrition des personnes qui travaillent et de leurs enfants, favorise la participation des pauvres à l’économie et accroît la productivité du travail ;
– elle peut fournir des outils de gestion des risques pour les individus et leurs biens, ce qui leur permet à ces personnes de défendre leur potentiel de création de revenus à long terme et de réaliser des investissements ;
– elle favorise la stabilité des revenus et peut stimuler la demande en biens et services locaux, notamment et surtout en agissant comme stabilisateur macroéconomique en période de turbulences économiques ;
– elle réduit les inégalités, ce qui participe à la croissance inclusive et durable, peut contribuer à renforcer le lien entre les citoyens et l’État et favorise l’inclusion sociale, la cohésion et un plus grand sens des responsabilités ;
– elle peut instaurer une équité entre les générations » |24|.
La Commission ne fait donc pas de différence fondamentale entre les objectifs « humains » et économiques de la protection sociale. Ce qui est important est qu’elle se réfère également aux droits humains et à l’Oit.
Il est aussi remarquable que, à ce niveau, la Commission soit plus proche d’une vision traditionnelle sur la protection sociale que dans ses propositions pour les politiques internes des États membres de l’Ue. En effet, elle a publié plusieurs documents sur la protection sociale comme « investissement », entièrement au service de l’économie et de la croissance. Si, dans le passé, l’objectif premier de la protection sociale était de garantir le revenu, aujourd’hui on ne se réfère qu’à l’investissement et à la stabilité de l’économie |25|. Il s’agit pour la Commission de « moderniser » la protection sociale, en passant d’un État-providence « passif » à un État « actif », en améliorant son efficacité et son effectivité.
AU-DELA DE LA REDUCTION DE LA PAUVRETE ?
Les points positifs de ces différentes propositions sont, sans aucun doute, leurs références aux droits humains et, contrairement aux politiques de lutte contre la pauvreté, leur intégration de la question des revenus. Elles ouvrent la porte à l’acceptation des transferts monétaires, ce qui n’était pas le cas dans le passé. La question essentielle toutefois est celle de savoir si ces propositions vont réellement plus loin que les politiques actuelles de réduction de la pauvreté.
La réponse doit être, à mon avis, nuancée. Les différentes propositions ont certes un réel potentiel de se développer en protection sociale universelle. Les chances sont minimes pour la Banque mondiale, mais, pour l’Oit et pour la Commission européenne, les textes ne l’excluent pas.
Cela dit, l’accent mis sur l’utilité économique de la protection sociale, ainsi que sur la nécessité de donner la priorité aux « plus nécessiteux », instillent le doute sur les véritables objectifs.
Quoi qu’il en soit, il n’y a que la mise en œuvre de ces propositions qui puisse donner la réponse définitive. C’est pourquoi il est essentiel qu’elles soient bien connues des acteurs nationaux et surtout des mouvements sociaux. Ce n’est que dans la mesure où ceux-ci pourront faire pression sur les gouvernements que ces nouvelles politiques pourront intégrer des mesures favorisant la sécurité économique et sociale, une protection dont tous les peuples ont besoin, où qu’ils vivent. Une protection sociale véritable doit être au service de l’ensemble de la société et mettre fin aux processus d’appauvrissement.
L’argument de tous les gouvernements et d’une bonne partie des organisations internationales sera bien entendu lié aux contraintes budgétaires. Or, comme l’a calculé l’Oit, une protection sociale de base ne doit pas coûter outre mesure. Les pensions sociales en Asie et en Afrique ne demanderaient pas plus de 1 à 1,5 % des PIB (produit intérieur brut). Des allocations aux enfants ne coûteraient que 2,5 à 3,5 % des PIB. Un système de soins de santé ne va pas au-delà de 1,5 à 3 % des PIB |26|. Si l’introduction d’un système de protection sociale complet n’est pas possible dans l’immédiat, l’important est de prévoir un cadre juridique qui permette de le mettre en place progressivement.
Le plus important toutefois est de bien définir les objectifs de la protection sociale. Celle-ci sera toujours le résultat d’un compromis entre acteurs sociaux et on ne peut donc éviter une référence aux avantages économiques. Mais le but de la protection sociale doit être de protéger les individus et les sociétés de l’insécurité sociale et économique. De plus, comme il a déjà été souligné, il s’agit d’un droit humain. Dès lors, il est essentiel de le dire et de le répéter.
LES « COMMUNS SOCIAUX »
Bien entendu, beaucoup seront d’avis qu’une protection sociale ne peut suffire pour construire « un autre monde ». Je pense qu’ils ont raison. Mais il est évident que même la plus petite allocation peut aider les gens pauvres, et qu’une protection sociale universelle serait extrêmement utile pour prévenir la pauvreté et réduire les inégalités. Aucune raison donc de ne pas donner tout notre appui aux propositions des organisations internationales. Elles peuvent être un levier parfait pour revendiquer des changements dans le système économique et social et pour améliorer le bien-être des populations.
Pour ceux qui veulent aller plus loin, la revendication d’une « protection sociale transformatrice et universelle » est possible. Il s’agit d’une protection plus complète et plus cohérente, incluant l’assistance, l’assurance, le droit du travail, les services publics et les droits environnementaux, ce qui nécessiterait, inévitablement, une autre économie et une autre démocratie. De là, l’ajout du qualificatif « transformatrice ». Ainsi, la protection sociale peut être appréhendée comme étant la porte d’entrée d’un changement systémique |27|.
À plus long terme, on pourrait encore aller au-delà. Pour éviter l’érosion du concept de « protection sociale », on pourrait penser aux « communs sociaux ». Cela permet non seulement de renouveler l’instrument conceptuel de la protection nécessaire, mais aussi de souligner sa dimension collective et participative. Les « communs » indiquent ce que nous partageons tous, à savoir un besoin de protection pour vivre dignement. Les éléments de cette protection sont aussi valables universellement : revenu décent, éducation, soins de santé… De plus, ce ne sont pas seulement les individus qui méritent d’être protégés, mais aussi nos sociétés. Avec l’accent mis sur la compétitivité, le néolibéralisme a détruit les relations sociales, les sociétés et les communautés. Cette dimension collective est particulièrement importante si l’on sait que la pauvreté est une relation sociale et non pas seulement un problème de pauvres. Il s’agit d’un problème sociétal qui ne peut être éradiqué sans impliquer l’ensemble de la société. Cela demande de la solidarité et une participation active de tous.
L’idée de base des « communs sociaux » est que les relations sociales ne sont pas purement contractuelles, mais sont constitutives de chaque individualité. En effet, la société est nécessaire à la survie des individus.
Le concept est aussi basé sur une prise de conscience des intérêts – divergents – d’une société et de notre responsabilité partagée. Les « communs sociaux » ne sont pas des « biens publics » mais se réfèrent au « bien commun », ce que partage l’humanité. Leur émergence requiert une approche participative qui n’ignore pas le rôle important de l’État. Il s’agit d’une action collective et du résultat de cette action, le concept étant basé sur la croyance que les peuples peuvent maîtriser leur présent et façonner leur avenir dans le cadre d’un respect mutuel et d’un respect de la nature.
Les « communs sociaux » veulent aussi mettre fin à la fragmentation des différents droits sociaux, économiques et de solidarité. Ces droits sont aujourd’hui défendus par des mouvements sociaux fort différents et souvent en compétition entre eux. Ce qu’il faut, c’est une coopération étroite afin de défendre les pauvres, les hommes et les femmes, les enfants, les personnes âgées et à mobilité réduite, les travailleurs formels et informels, les migrants, les précaires, etc., moyennant une assistance sociale, une sécurité sociale, un droit du travail, des services publics et des droits environnementaux. Trop de zones grises ont vu le jour ces derniers temps qui empêchent de catégoriser les citoyens. Ces problèmes nouveaux et anciens ne peuvent être résolus sans une approche holistique, une coopération et une solidarité.
Les « communs sociaux » constituent aussi un projet transformateur, ce qui veut dire que leur mise en œuvre requiert des changements dans d’autres secteurs sociaux et ne peut en être dissociée. C’est vrai tout d’abord pour l’économie, qui devra être réorganisée afin de satisfaire les besoins de tous, en mettant l’accent sur la valeur d’usage et le travail non spoliateur. C’est vrai également pour la démocratie, qui nécessitera une participation plus large des citoyens dans différents secteurs. Les frontières des « communs sociaux » restent ouvertes. Ils commencent avec l’arrêt des processus d’appauvrissement et peuvent déboucher sur la production, la consommation et la prise de décision.
Tout comme le concept du buen vivir (bien vivre) d’Amérique latine, les « communs sociaux » défendent la vie individuelle et la vie collective, ainsi que la nature. Il s’agit du droit des sociétés de s’organiser et de décider de la façon dont elles veulent vivre. C’est un concept intégrateur qui veut donner aux peuples et aux sociétés de la sécurité sociale et économique afin de satisfaire les besoins matériels et immatériels. Il s’agit d’une approche holistique qui offre du pain et des roses.
Voilà un projet qui peut être utile à la gauche qui veut sortir des sentiers battus et réellement construire « un autre monde ».
Voir en ligne : http://www.pambazuka.org/fr/categor…
Notes
|1| Pearson, L.B., Partners in Development. Report of the Commission on international development, New York, Praeger Publishers, 1969.
|2| Nations unies, Déclaration sur le progrès et le développement dans le domaine social, Rés. AG 2542 (XXIV), 11 décembre 1969.
|3| Banque mondiale, Rapport sur le développement mondial. La Pauvreté, Washington, Banque mondiale, 1990 ; PNUD, Rapport sur le développement humain, Paris, Economica, 1990
|4| L’expression vient de A.O. Hirschmann qui dénonçait l’abandon des politiques spécifiques pour les pays « sous »-développés et le retour à des politiques identiques pour l’ensemble des pays, riches et pauvres.
|5| Pour une analyse détaillée, voir F. Mestrum, Mondialisation et pauvreté, De l’utilité de la pauvreté dans le nouvel ordre mondial, Paris, L’Harmattan, 2002.
|6| Kofi Annan, Dans une liberté plus grande, Rapport du Secrétaire général, New York, ONU, septembre 2005.
|7| LO, Report of the World Commission on the Social Dimension of Globalization, Geneva, ILO, 2004.
|8| United Nations, Re-thinking poverty, Report on the World Social Situation, New York, United Nations, 2010 ; Unired Nations, World Economic and Social Survey 2010, New York, United Nations, 2010 ; Unrisd, Combating Poverty and Inequality. Structural Change, Social Policy and Politics, Geneva, UNRISD, 2010.
|9| World Bank, Poverty Reduction Handbook, Washington, The World Bank, 1993, p. 34.
|10| Pnud, 1990, op. cit., p. 92-93.
|11| Pnud, Vaincre la pauvreté humaine, New York, UNDP, 2000, p. 8, 40, 42.
|12| Banque mondiale, 1990, op. cit., p. 105 ; World Bank, 1993, op. cit. p.166.
|13| World Bank, 1993, op. cit, p. 5.
|14| Cepal, Protección social inclusive en América latina, Santiago, CEPAL, 2011.
|15| Holzmann & Jørgensen, Gestion du risqué social : cadre théorique de la protection sociale, Document de travail 006 sur la protection sociale, World Bank, 2000.
|16| World Bank, Resilience, Equity and Opportunity, Washington, The World Bank, 2012.
|17| World Bank, World Development Report 2013, Washington, The World Bank, 2013.
|18| World Bank, 2013, op. cit, p. 25.
|19| World Bank, 2013, op. cit, p. 25.
|20| Oit, Texte de la Recommandation concernant les socles nationaux de protection sociale, Compte Rendu Conférence internationale du Travail, 101ème session, Genève, 2012, point 1.2.
|21| Idem, point 5.
|22| Oit, Convention 102 de 1952 sur les normes minimales de la sécurité sociale.
|23| Commission européenne, « Communication sur la protection sociale dans la coopération au développement de l’Union européenne », doc. Com (2012)446 final, 20 août 2012.
|24| Idem, point 2.
|25| Commission européenne, « Investir dans le domaine social en faveur de la croissance et de la cohésion (…) », Com (2013) 83, déf., 20 février 2013.
|26| Ilo, Can low income countries afford basic social security ?, Social Security Policy Briefing Paper 3, Geneva, 2008.
|27| F. Mestrum, Building another World. Re-thinking social protection, e-book, http://www.globalsocialjustice.eu/i…
Francine Mestrum est administratrice du Centre tricontinental et membre du Conseil international du Forum social mondial et de Global Social Justice.