De nombreux universitaires ont rejeté la sentence. A part les noms déjà cités tels que Jorge Pratts, Olivo Rodriguez et Miguel Ceara Hatton, le philosophe et doyen de la faculté des sciences sociales de l’Université Pontificale Mère et Maitresse (PUCAMAIMA) ridiculise la décision du Tribunal qui pour lui est une aberration. Cette décision est, suivant le philosophe reconnu pro-haïtien, le fruit des partisans du génocide de 1937, des instigateurs du coup d’Etat contre Bosch.
Elle dépouille Peña Gomez de sa nationalité et met en doute la dominicanité du Père de la Patrie, Juan Pablo Duarte, qui, conformément à la décision du tribunal, n’était qu’en « en transit » en territoire dominicain. Avelino Stanley allonge la liste d’Alvarez en y incluant Juan Bosch par ce que fils d’un Espagnol, Balaguer dont le père fut portoricain et Luperon, fils d’une immigrante des Antilles anglaises. Au passage, il faut dire que Avelino Stanley et d’autres personnalités telles le chanteur Héctor Acosta invitent les Dominicains à vérifier leur statut à la JCE. Alvarez déclare sans ambages que « le droit d’avoir la nationalité du sol où l’on nait est consubstantiel à la dignité de toute personne et que sa négation constitue un crime contre la vie et le bonheur de ceux à qui ce droit est refusé ». Si Mu-kien Sang, de parents chinois et sous-rectrice des Etudes Postgrade à la PUCAMAIMA, n’a pas publié de textes sur le sujet. On peut glaner sur sa page de Facebook sa position qui est clairement contraire à la décision du Tribunal.
La Faculté de Droit et des Sciences Politiques de l’Université Ibéro-américaine (UNIBE) ne s’est pas montrée moins intransigeante contre la décision de la Cour Constitutionnelle. Elle a organisé un panel avec de grands constitutionalistes du pays dont Jorge Pratts de la PUCAMAIMA et la docteure Sagrario, directrice de ladite Faculté, pour démonter juridiquement les arguments avancés par le Tribunal. L’écrivaine Rita Indiana, pour sa part, dans un article publié dans le journal espagnol El País, affirme que « la malédiction qui pèse désormais sur les Haïtiens [en République Dominicaine] est le produit d’instruments (artilugios) puissants, sinistres et insaisissables » dépassant même la magie noire, puisque ce « nettoyage ethnique légal est capable de nécrocide (mort d’un mort), phénomène jusqu’a présent ignorée par la magie. L’homme de lettre Junot Diaz affirme que la décision du Tribunal est la continuité du massacre de 1937. L’auteur du prix Pulitzer 2008 pour son roman « La maravillosa vida breve de Oscar Wao » rappelle que « l’une des leçons les plus importantes de l’Holocauste es que le premier pas vers le génocide est de dépouiller les gens de leur droit à la citoyenneté ».
On ne saurait ne pas parler de la position de Vargas Llosa dans son article « Les parias de la Caraïbe », paru dans le journal espagnol El país du 3 novembre dernier. Dans ce texte, le gagnant du prix Nobel de littérature 2008 voit la sentence comme une aberration juridique inspirée des lois nazistes qui privaient les juifs de la nationalité allemande. Il aussi qualifié le cardinal Lopez Rodriguez, l’un des défenseurs les plus zélés de la sentence, de préhistorique et d’archevêque le plus réactionnaire et antidémocratique de l’Amérique latine. Des défenseurs de l’arrêt constitutionnel se sont insurgé contre l’écrivain péruvien allant de dures diatribes dans les journaux, en passant par déclarer son fils Gonzalo Vargas Llosa, chef de l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR) dans le pays, jusqu’à bruler ses livres à Santiago de Los Caballeros, deuxième ville de la République Dominicaine. Comme Vargas Llosa a comparé la décision de la Cour constitutionnelle à l’Inquisition, en réduisant ses livres en cendre, on ne fait que justifier ses propos. Et tel fut le titre de l’éditorial du journal dominicain Diario Libre du 15 novembre dernier, à savoir « On a donné raison à Vargas Llosa ».
Finalement, le professeur et économiste, Pavel Isa, analyse les implications économiques de la sentence, et la juge absurde et inhumaine. Tout comme Rosario Espinal, il rappelle que les parents des Dominicains et Dominicaines, aujourd’hui dépouillés du droit à une nationalité, sont venus légalement au pays, principalement d’Haïti, mais aussi d’autres îles des Caraïbes, ont été embauchés par l’État dominicain pour travailler dans les champs de canne à sucre, et ont fini par s’installer sans que les autorités ne se soient préoccupées à les régulariser. Il souligne aussi qu’une bonne partie de l’économie dominicaine est le fruit du travail des migrants. L’économiste investigateur tient à souligner que, vu le nombre de ceux qui seront affectés par la sentence, celle-ci causera une pression à la baisse des salaires les plus bas, ce qui fera augmenter l’inégalité sociale.
3.6 Position de politiciens dominicains
Des politiciens dominicains sont eux aussi à l’encontre de la mesure prise par la Cour Constitutionnelle. L’ex-président Hipólito Mejia reconnait son effet rétroactif et propose la formation d’un comité chargé d’étudier le document. Par ailleurs, il tient à souligner que la décision ne saurait questionner la légitime nationalité de l’inoubliable leader Peña Gomez de qui tous les dominicains peuvent s’enorgueillir pour son amour à la terre de Duarte (et sa contribution a la démocratie dominicaine). A la première semaine de novembre, des leaders du parti de l’opposition ont accusé le gouvernement de vouloir lui enlever par cette mesure plus de 200 mille votes, car les Dominicains d’origine haïtienne sont toujours enclins à voter pour le parti de Peña Gomez en signe de solidarité raciale avec ce dernier.
La députée du parti au pouvoir, Minou Tavarez, rappelle que la République Dominicaine est cette terre d’où surgit le droit international avec le Sermon de Montesinos. Pour elle, la souveraineté de la République [Dominicaine] est avant tout la protection et la sécurité de ceux qui l’habitent. Elle s’en prend à ceux qui veulent « confondre les intérêts nationaux avec ceux d’un groupuscule de fascistes zélés dans son intention de rendre le pays malheureux et honteux ».
3.7 Fondation du Comité de Solidarité avec les Personnes Dénationalisées
Alors que la Cour Constitutionnelle défend énergiquement par-devant la communauté internationale l’arrêt visant à dénationaliser ces quelque 250 personnes et qu’une manifestation promouvant la violence contre les opposants, leur mort ou leur expulsion vers Haïti, car ils sont considérées traîtres. Le bloc de l’opposition sous la direction de l’évêque anglican, accompagné d’autres religieux de toute confession, d’intellectuels et universitaires en République Dominicaine et dans la diaspora, des membres d’organisations de la société civile, a fondé le 5 novembre, le jour de la manifestation en faveur du Tribunal, le « Solidarité avec les Personnes Dénationalisées » dont l’objectif est de lutter contre l’apartheid se profile en République Dominicaine et la révocation de la sentence.
3.8 Haïti et sa diaspora
Haïti et sa diaspora, affectées par la sentence, ont réagi. Le gouvernement haïtien a rappelé son ambassadeur en République Dominicaine, le Dr. Fritz Cinéas, en vue de mieux s’informer de la situation. Dans une conférence de presse tenue Port-au-Prince, le ministre des Affaires Etrangères, Pierre-Richard Casimir a fait part du « profond désaccord » du gouvernement haïtien contre la décision. La presse haïtienne, comme une seule voix, a condamné cette mesure. Edwin Paraison, ancien ministre des anciens vivant à l’Etranger, s’est positionné pour défendre les affectés. L’ancien ambassadeur Guy Alexandre a brillamment défendu la cause de ceux qui pourraient devenir apatrides à l’OEA. Lors de l’interpellation du ministre Casimir, une lettre signée par des diplomates haïtiens, pour la plupart liée aux relations des deux pays, a été adressée aux parlementaires pour leur signaler l’impact négatif que pourrait avoir la destitution du chancelier sur la lutte menée par la diplomatie haïtienne contre la sentence. Il est à noter aussi que la veille de la comparution du ministre par-devant la chambre haute, les représentants de l’union européenne en Haïti a eu une rencontre avec ce dernier pour signifier la solidarité de leur institution à la position de la diplomatie haïtienne en faveur des personnes qui sont affectées par l’arrêt du Tribunal Constitutionnel.
Dans la diaspora, le chanteur vedette Wyclef Jean a composé le chant de revendication « Natacha, ki moun ou ye ? » au rythme du bachata dominicain pour exiger la révocation de l’arrêt du Tribunal Constitutionnel. Le message de la composition est de « changer cette loi, car ils [ces Dominicains d’origine haïtienne] ont besoin d’identité ». Ces mots sont d’une grande profondeur et rejoignent les paroles du père de la patrie dominicaine, Juan Pablo Duarte, qui eut à déclarer « vivre sans patrie est la même chose que vivre sans honneur ». Dans la foulée, des organisations haïtiennes, ont tenu un sit-in devant l’ambassade dominicaine en Haïti pour manifester leur désaccord avec « cette décision [qui] est contraire à la morale publique, à la charte des Nations unies et à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, [qui] contredit également la convention des Nations-Unies relative à la réduction des cas d’apatridie du 30 août 1961 et [qui] rappelle le massacre des Haïtiens en 1937 en terre dominicaine sur la base d’épuration raciale ». Dans la même perspective, la « diaspora haïtienne pour les droits civiques et humains (HDRHR, sigle anglais) » et d’autres organisations comme Les Amis d’Haïti 2010 ont organisé le 17 octobre dernier une manifestation devant le consulat dominicain à New York pour exiger l’annulation de la sentence.
Conclusion
En résumé, la sentence 168/13 de la Cour Constitutionnelle divise la société dominicaine en deux blocs, ceux qui sont pour, dirigés par le directeur de la Migration, Rosario Taveras, le cardinal Lopez Rodriguez, Julio Cury, et Manuel Núñez, et les opposants dont les représentants sont les magistrates contestataires, les jésuites via le Centro Bonó, Participation citoyenne, des personnalités comme Jorge Pratts, Rosario Fausto, David Alvarez, Rosario Espinal, Bolivar Díaz, David Alvarez, Negro Veras, Margarita Cordero, l’évêque de l’Eglise Episcopale, Mgr. Julio César Holguín, et Miguel Ceara Hatton parmi d’autres qui forment le « Comité de Solidarité avec les Personnes Dénationalisées ». Du même coup, elle unit les organismes internationaux qui, d’une seule voix, la condamnent, et rassemble le peuple haïtien (en Haïti et dans la diaspora) autour d’un même sujet qu’il tient à rejeter.
La sentence éclipse totalement le débat sur le vote préférentiel en République Dominicaine et peut réduire d’une certaine manière l’attention portée à la crise politique qui se profile à l’horizon de 2014 en Haïti. Elle met au-devant de la scène deux grands Dominicains, Peña Gomez pour son origine haïtienne et Juan Bosch pour sa lettre écrite en 1943 et adressée à trois intellectuels dominicains critiquant leur anti-haïtianisme.
A tout cela il faut ajouter la colère des medias dominicains contre la condamnation des organismes de la région (CARICOM et CIDH) et l’invitation de rétraction faite par l’Amnisty International à la Cour Constitutionnelle. Tout cela a conduit à la manifestation des défenseurs de la sentence devant le panthéon dominicain le 5 novembre dernier, au cri de « La Mort pour les Traitres », c’est-à-dire leurs opposants. Cette situation est d’autant plus compliquée qu’elle a été précédée par une tournée du ministre des Affaires Etrangères haïtien dans la région. Le journal El Caribe parle de « pressions inacceptables », alors que El Nacional, dans son éditorial du 19 octobre, propose au gouvernement dominicain de réagir à la « campagne de censure lancée par la diplomatie haïtienne ».
Dans ce résumé de l’état du débat sur la sentence émise par la Cour Constitutionnelle, j’ai essayé d’être le plus objectif possible. Maintenant, dans cette même logique de rigueur scientifique et en vue d’approfondir le débat, je juge nécessaire de poser certaines questions : 1) Est-ce l’Etat Dominicain ou l’actuel gouvernement ou une frange des politiciens dominicains qui est raciste ? 2) Compte tenu de l’éducation anti-haïtienne qu’a reçue une bonne partie des Dominicains au temps de Trujillo et de Balaguer (ce qui est reconnu par l’ambassadeur Ruben Silié parmi d’autres), que faut-il penser de la société dominicaine quand on voit un groupe considérable de Dominicains défendre les Haïtiens de façon générale et s’opposer à la sentence en particulier ? 3) Quelle pourra être la meilleure sortie à la crise actuelle, si on tient compte qu’elle constitue un « drame humain » pour reprendre les mots du président Danilo Medina ? 4) Qu’est-ce qu’Haïti doit apprendre de cette expérience douloureuse si on se rappelle qu’elle avait ”vendu » ses fils et filles, et qu’elle les contraint aujourd’hui d’émigrer ?
Répondre à ces questions, en vue de la consolidation du dialogue démocratique et la création de l’espace public, si chers à Habermas et à Rorty, nécessite une distance aux préjugés anti-haïtiens ou anti-dominicains dépendamment du côté où l’on se trouve, une distance au nationalisme démesuré et enfin et surtout la foi en la raison, en les valeurs démocratiques et en la vie.
J’annonce à mes lecteurs que j’essaierai de répondre sous peu à ces questions et à bien d’autres dans un article sur les racines historiques et culturelles de la sentence et dans une série de publication sur la politique en Haïti.
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* Professeur d’économie à la PUCAMAIMA et de science politique à UNIBE, Santo Domingo
Coordonnateur général de NAPSA
Contact : desharolden@gmail.com
Source: AlterPresse