Les mines évoquent, pour nous en Europe, des images-forces, mais qui semblent plutôt appartenir au passé : celles de l’industrialisation et de la misère, des « gueules noires » et des luttes sociales. Pourtant, loin d’être révolu, ce « passé » s’est transformé et déplacé, comme en témoignent régulièrement les informations en provenance des pays du Sud ou, plus indirectement et plus près de nous, l’annonce récente de la fermeture des hauts fourneaux en France et en Belgique par le géant anglo-indien de la sidérurgie et de l’exploitation minière ArcelorMittal.
La production minière est une industrie primaire – au même titre que l’agriculture – importante et très ancienne. Elle a été centrale dans les processus d’industrialisation et de colonisation. Au cours des siècles, son épicentre s’est progressivement déplacé, de l’Europe au sud de l’Équateur. Depuis le début de ce millénaire, la question de l’approvisionnement en ressources minières est devenue critique pour le Nord et les pays émergents, principalement la Chine, qui représente 40 % de la consommation mondiale des métaux de base et 44,9 % de celle du charbon (Asian Development Bank, 2013).
L’exploitation des ressources minières a connu, ces quinze dernières années, un développement considérable, et acquis une importance stratégique majeure. D’une part, ces ressources sont au cœur des débats et stratégies de développement (et de croissance) de plusieurs États du Sud, d’institutions financières internationales, comme la Banque mondiale, et d’organes continentaux, tels que l’Union africaine (UA) et l’Union européenne (UE). D’autre part, elles jouent un rôle prépondérant dans la dynamique des relations commerciales (Nord-Sud et Sud-Sud) et des conflits (localisés ou généralisés, latents ou explicites). Enfin, elles participent de plain-pied aux transformations mondiales en cours et constituent par là même un poste d’observation privilégié à partir duquel interroger les enjeux actuels.
Qu’entend-on par « industries minières » ? Il s’agit de l’ensemble des activités intensives visant à prospecter, exploiter et extraire – d’où le terme également utilisé d’« industries extractives » – les matières minérales de la croûte terrestre, sous forme de minerais – métallurgiques et industriels (fer, cuivre, plomb, zinc, cobalt, lithium, calcaire, potasse…) -, de métaux natifs (or et argent), de charbon, d’uranium… Si la production de pétrole et de gaz n’est pas considérée comme une activité minière, elle relève cependant de l’industrie extractive, qui définit plus globalement l’exploitation des richesses du sous-sol. Par la suite, nous utiliserons comme synonymes ces divers termes.
Ce numéro d’Alternatives Sud, réalisé en collaboration avec la Commission Justice et Paix, et le Réseau belge des ressources naturelles2, se propose de dresser un état des lieux des tendances, débats et enjeux actuels de l’industrie minière. Les onze articles réunis ici, inédits ou très récents, offrent un panorama des questions et des luttes menées autour de l’extractivisme en Afrique, en Asie et en Amérique latine, non seulement à partir de cas concrets et symptomatiques, mais aussi à l’aune de dynamiques plus générales ; dynamiques qui se retrouvent sous des formes distinctes sur ces trois continents.
L’exploitation spécifique du pétrole et du gaz, tout comme celle de l’uranium, n’ont pas été retenues, dans la mesure où elles constituent des cas particuliers, qui appellent une analyse autrement ciblée, notamment en raison du caractère énergétique de ces ressources. De plus, nous ne traiterons pas dans ce numéro des activités minières artisanales, qui peuvent être considérables dans certains pays, mais posent d’autres types de problèmes. Cependant, plusieurs articles, particulièrement ceux relatifs à l’Amérique latine, réinscrivent la question des ressources minières dans un débat plus général et radical quant à l’usage et la destination des biens naturels.
Deux lignes de force traversent ces pages. La première renvoie à la place stratégique qu’occupent les ressources minières dans une situation macro-économique et géopolitique relativement neuve au niveau mondial. La seconde suit les débats de fond – locaux, nationaux et internationaux – autour de ce positionnement stratégique. Cette ligne se subdivise elle-même en deux courants divergents et partiellement contradictoires. L’un des courants pose le problème en termes de gestion et de régulation de l’exploitation minière ; de ses effets et de ses impacts. Le second insiste sur le caractère limité des ressources minières et l’impasse du modèle actuel de développement, et sur la nécessité, par conséquent, de chercher des alternatives.
Une situation macro-économique inédite
Ces dernières années, le monde a connu un fulgurant boom minier. Plusieurs chiffres en attestent. La production mondiale d’acier brut a augmenté de 6,8 % par an entre 2000 et 2007, tandis que, dans le même temps (entre 2000 et 2008), « les dépenses d’exploration à des fins commerciales à l’échelle mondiale ont plus que quintuplé » (Vision africaine des mines, 2009). Le budget mondial estimé pour la prospection de métaux non ferreux a augmenté de 45 % en 2010 par rapport à 2009, puis encore de 50 % entre 2011 et 2010 (Sibaud, 2012).
Cette croissance est d’autant plus significative qu’elle participe d’une évolution qui semble devoir se poursuivre encore quelque temps. Ainsi, malgré la crise économique et financière mondiale, la hausse des prix des minéraux a constitué une tendance générale, que certains économistes n’ont pas hésité à identifier comme un « supercycle », à savoir une tendance prolongée pouvant durer encore des années. Selon le Programme des nations unies pour l’environnement (PNUE), si la demande mondiale continue à augmenter sur le même rythme qu’actuellement, l’extraction annuelle mondiale de ressources devrait plus que tripler en 2050 par rapport à 2000 (PNUE, 2011).
L’augmentation spectaculaire de la demande mondiale de ressources naturelles – en trente ans, elle a augmenté de 50 % (Friends of the earth Europe, 2009) – s’explique en grande partie par la montée en puissance des pays émergents – l’Inde, le Brésil… et bien sûr de la Chine – très gourmands en matières premières afin d’assurer leur croissance. Ainsi, « entre 2000 et 2007, la Chine a plus que doublé sa part de la demande mondiale d’aluminium, de cuivre et de zinc, triplé celle de plomb et quadruplé celle de nickel. Durant cette période, sa part des importations de minerai de fer a triplé, passant de 16 % environ à 48 %, ce qui représente 32 % de la demande mondiale totale d’acier brut » (Vision africaine des mines, 2009).
La forte croissance des pays latino-américains et des pays émergents, la hausse stable des prix des matières premières et l’expansion des relations commerciales Sud-Sud, en attisant la compétition mondiale et en augmentant la pression sur l’accès aux ressources, tendent à instaurer un nouveau cadre de rapports géopolitiques. Et celui-ci est d’autant plus problématique qu’il est déséquilibré et inégal à plus d’un titre. Il existe en effet un double déséquilibre entre l’offre et la demande, d’une part, la production et la consommation des ressources minières, d’autre part. Ainsi, relativement rares sont les pays autosuffisants. Ces disparités sont particulièrement criantes en ce qui concerne les pays du Nord et en Afrique.
L’économie de l’UE est singulièrement dépendante vis-à-vis des minéraux – de 48% pour le cuivre jusqu’à 100% pour le cobalt, le platine, le titane, etc. (Commission européenne, 2008) – et, de manière générale, l’importation de matières premières représente environ un tiers de toutes ses importations (Commission européenne, 2012). D’un autre côté, l’Afrique, en raison de la faiblesse des États, de l’absence de contrôle du marché et de son manque d’industrialisation, ne consomme pas les minéraux qu’elle produit. Sa production d’or est seize fois plus élevée que sa consommation ; celle d’étain, douze fois ; celle de minerai de fer, huit fois ; et celle de cuivre, sept fois. Toute proportion gardée, il en va de même pour l’Amérique latine – qui ne consomme que 13% des métaux de base qu’elle produit (USGS, 2008) – et de certains pays asiatiques, tels que l’Indonésie, qui exporte approximativement trois quarts de l’or, du cuivre et du charbon qu’elle produit en abondance (Mufakhir, 2012).
Ce double déséquilibre est aggravé encore par la concentration des réserves mondiales au sein de quelques pays, et de leur exploitation et gestion. Ainsi, le Chili détient plus du tiers des réserves mondiales de cuivre ; la République démocratique du Congo, plus du tiers des réserves de cobalt ; l’Afrique du Sud, plus de trois quarts des réserves de platine… Et plus de la moitié des réserves mondiales de minerai de fer sont détenues par trois pays. Par ailleurs, une grande part de la production mondiale est contrôlée par des transnationales très imposantes, qui disposent des capacités technologiques et surtout d’investissements exigées par cette exploitation intensive.
Les revenus de Glencore international, géant du négoce des matières premières, sont plus élevés que le produit national brut (PNB) du Pérou ou de l’Ukraine, pour ne prendre qu’un seul exemple (Custers, 2011). Au niveau mondial, le chiffre d’affaires global des 40 principales entreprises minières entre 2007 et 2009 était plus important que le PNB de 150 pays (VanDeever, 2013). Enfin, cette concentration est aussi géographique et financière, puisqu’en 2011, « 90 % des actions émises par le domaine minier dans le monde ont été administrées par le Toronto Stock Exchange (TSX) » ; celui-ci étant devenu « la plaque tournante du financement de l’exploitation des ressources minières partout dans le monde » (Deneault et Sacher, 2012).
« Malédiction des ressources » ?
L’expression « malédiction des ressources » s’est diffusée pour illustrer le paradoxe de peuples pauvres vivant dans des pays riches en ressources minières (et naturelles). C’est particulièrement visible en Afrique subsaharienne où plus de la moitié de la population vit avec moins de 1,25 dollar par jour. Mais le phénomène se retrouve ailleurs. Aux Philippines, la production d’or représente 76 % du PNB du pays, ce qui équivaut, selon les statistiques officielles, à la somme nécessaire pour éradiquer complètement la pauvreté sur place (Caraballo, 2012). Or, la pauvreté a augmenté dans la région d’intenses activités minières de Caraga, sur l’île de Mindanao (Arago, 2012). Cajamarca, au Pérou, où se trouve la plus grande mine d’or d’Amérique latine, est une des régions avec le taux de pauvreté et d’extrême pauvreté le plus élevé du pays (Bessombes, 2012).
Mais la « malédiction » ne se réduit pas à ce constat statique et paradoxal. Elle possède également un caractère dynamique, en produisant des effets négatifs sur la société et l’environnement. Les richesses semblent ainsi se retourner contre les pays et les populations qui les détiennent. Aussi, il n’est pas rare que l’exploitation des ressources naturelles y compris (sinon surtout) les ressources minières soit liée à l’émergence, à l’accentuation ou au prolongement de conflits. Selon le PNUE, « depuis 1990, au moins dix-huit conflits violents ont été alimentés par l’exploitation des ressources naturelles. En fait, des recherches récentes suggèrent que quarante pour cent au moins des conflits internes survenus au cours de ces soixante dernières années ont un lien avec les ressources naturelles » (PNUE, 2009).
Aujourd’hui, si les conflits provoqués par l’extractivisme tendent à prendre de plus en plus la forme de conflits socio-environnementaux – comme au Pérou où près des trois quarts de conflits sont de ce type (dont une majorité liée à l’activité minière, (Defensoría del pueblo, 2013)) – et à devenir plus visibles, les conflits autour du droit du travail n’ont pas disparu et peuvent prendre une tournure tout aussi explosive. Ainsi, en août 2012 à Marikana, en Afrique du Sud, la grève des mineurs a donné lieu à un bain de sang. Un an plus tôt, en Indonésie, débutait la grève des travailleurs de la filiale indonésienne de la transnationale Freeport-McMoran Copper & Gold Inc. qui, par sa durée et son ampleur, est considérée comme la plus importante de l’ère post-Suharto.
Le mode opératoire des mines, intense en technologie et en capitaux, mais nécessitant relativement peu de personnel, est déjà en soi une source de frustration et de tension par rapport aux espoirs initiaux que tout projet fait miroiter aux populations et que, le plus souvent, l’État et la transnationale alimentent cyniquement. L’argent investi ne se traduit que très imparfaitement en termes de bénéfices – la pauvreté reste tandis que les richesses quittent le pays – et d’emplois (au point que le terme même d’« industrie » lui est contesté, car cela renvoie à l’image d’une masse de travailleurs en usine, qui ne lui correspond pas).
Aux Philippines, par exemple, alors qu’en 2011, les investissements miniers s’élevaient à plus de 618 millions de dollars, le secteur n’employait que 210 000 personnes, soit 0,6 % des travailleurs de tout le pays (Arago, 2012). La division du travail au sein des mines accentue le phénomène : les populations locales – qui peuvent être des migrants d’autres régions venus chercher un travail, source potentielle également de tensions – ne peuvent obtenir que des postes subalternes, peu qualifiés, tandis que les emplois de direction sont le plus souvent attribués à des expatriés.
Mais le problème n’est pas que quantitatif, il est aussi qualitatif. Les emplois proposés sont le plus souvent à durée déterminée, sous-payés et précaires. Les conditions de travail y sont pénibles et intenses, les syndicats entravés ou contournés. La soif de gains rapides et exponentiels oblige en outre les actionnaires et dirigeants à économiser sur les salaires, la sécurité, la formation… Sans compter qu’une fois le sous-sol vidé de ses richesses, l’usine fermera, la transnationale partira, laissant sur le carreau tous ces travailleurs sans perspective, confrontés à une situation conflictuelle.
L’exploitation des ressources peut être liée à des guerres internes et civiles, voire internationales. On pense tout de suite à l’Afrique : les « diamants du sang » (blood diamonds) en Sierra Leone et au Liberia ; la guerre qui secoue l’Est de la RDC depuis des années. Mais le phénomène n’est pas spécifiquement africain et se retrouve notamment en Colombie (Trieste, 2012) et en Birmanie. Aux conflits spectaculaires, s’ajoutent de manière moins visible, mais plus fréquente, les tensions sociales, les violations des droits humains et la répression. Dans une étude réalisée en 2006 sur les violations des droits de l’homme par les compagnies minières, John Ruggie, Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, montre que « deux tiers des violations ont eu lieu dans le secteur du pétrole, du gaz et des mines » (Ruggie, 2006). L’intervention de militaires et policiers, la mise en place, par l’entreprise minière elle-même, de milices privées pour sécuriser les sites et répondre aux protestations des populations locales sont source d’abus, de conflits et de violations des droits. Ce type de réponse sécuritaire s’inscrit d’ailleurs dans un cadre plus large de judiciarisation, de répression et de criminalisation des mouvements sociaux, opposés à l’activité minière.
Ce phénomène répressif, présent au niveau mondial, et prenant souvent prétexte de la lutte anti-terroriste, adopte également une forme économique par le biais des actions en justice menées par des transnationales. Celles-ci visent des États, qui freineraient ou bloqueraient l’activité minière, en constituant autant de « distorsion déloyale » à la libre concurrence, comme en attestent les récents cas de plaintes déposées par des filiales canadiennes contre la Roumanie, le Salvador et le Mexique (Deneault et Sacher, 2012). D’où la méfiance compréhensible des organisations sociales face à la logique d’accords commerciaux internationaux faisant de l’État le garant du libre-échange et hypothéquant toute mesure de protection et de régulation.
Permanence des rapports coloniaux
En réalité, loin d’être une fatalité maudite, le voisinage paradoxal de richesses et de pauvreté témoigne de l’ancrage de l’exploitation minière dans le modèle colonial et sa permanence. La course pour le contrôle des matières premières, notamment les minéraux, était l’une des motivations principales du colonialisme. D’où la constitution d’enclaves minières, déconnectée de l’économie locale et directement – et verticalement – intégrée au marché mondial, à travers le pays colonisateur, qui était sinon le seul, en tous cas de loin le principal bénéficiaire.
Dirigées, exploitées et contrôlées par des compagnies étrangères, ces mines utilisaient une main-d’œuvre locale peu qualifiée, non ou sous-payée. Elles importaient la plupart de leurs intrants et exportaient la plus grande partie de leurs bénéfices, sans transformer sur place les minerais en produits industriels. Dans cette optique, les pays du Sud sont réduits au rôle de pourvoyeurs de matières premières et de main-d’œuvre à bas prix, importateurs de produits manufacturés, au sein d’un marché international largement orienté et contrôlé par quelques centres hégémoniques.
Cette continuité, au moins partielle, du modèle colonial explique l’intérêt et la diffusion du concept d’« accumulation par dépossession » développé par David Harvey. Il s’agit d’une réélaboration du concept marxiste d’« accumulation primitive », qui caractérise l’expansion originelle du capitalisme, et qui s’est traduit par la soumission marchande et la privatisation forcée. Marx s’est appuyé pour décrire ce phénomène sur le mouvement des enclosures dans les campagnes anglaises, qui marqua l’appropriation des terres communales par les grands propriétaires fonciers et la déchéance de la petite paysannerie libre, en la séparant radicalement et la dépossédant de ses moyens de production et de subsistance. Selon Harvey, ce processus n’appartient pas au passé, mais est toujours en cours et s’est même intensifié depuis 1973 et la crise de suraccumulation, annonçant « une nouvelle flambée d’enclosures » (Harvey, 2010).
Que l’on partage ou non cette analyse, force est de constater que, malgré la fin de la colonisation et l’accession à l’indépendance, la très grande majorité des pays du Sud ne s’est dégagée que très imparfaitement de ce schéma d’échanges économiques inégaux. De plus, certaines évolutions récentes tendent à reproduire ou à réaffirmer ce type de rapports colonialistes. La CEPAL a ainsi exprimé la crainte d’une « reprimarisation » de l’économie des pays latino-américains, sous la pression des échanges commerciaux avec la Chine (voire avec l’Europe). La part des matières premières dans les exportations du continent est passée de 27 %, au début des années 1980, à 40 % en 2009, concentrées en outre sur quelques produits (Thomas, 2012).
Pour répondre à ce défi, la Vision africaine des mines à l’horizon 2050, adoptée par les chefs d’États africains en 2009, s’est donné pour ambition de désenclaver l’exploitation minière sur le continent, et de la mettre au service d’un projet de développement socio-économique. Dans ce cadre, le document mentionne à plusieurs reprises le risque que les négociations en cours sur les Accords de partenariat économique (APE) avec l’UE, celles de l’OMC, et celles des accords commerciaux régionaux et bilatéraux font peser. En effet, ceux-ci peuvent limiter les stratégies de développement national, réduire l’espace de liberté politique, avoir un « effet de verrouillage », qui enferment « les pays en développement dans la division du travail qui prévaut à l’échelle internationale » et restreignent la capacité de ces pays à transformer leurs produits de base comme les minéraux (Vision africaine des mines, 2009).
Les organisations de la société civile africaine sont encore plus critiques. Évoquant « la nouvelle ruée vers les ressources africaines », elles pointent du doigt la menace des accords internationaux de libéralisation « ayant une position anti-développement », et où se retrouve en tête de liste l’Initiative sur les matières premières de l’UE, créée en 2008 (African Agenda, 2012). Cette initiative vise, à travers une stratégie agressive, à sécuriser l’accès « fiable et sans distorsion » de l’UE aux matières premières, nécessaires pour maintenir son mode de consommation et de développement. Pour ce faire, l’UE est partie en guerre contre ce que le commissaire européen au commerce, Karel De Gucht, a identifié comme « la menace toujours présente du protectionnisme », « pour que l’ouverture des marchés soit maintenue dans le monde entier » (Commission européenne, 2012b).
Au niveau des ressources minières – l’UE a dressé une liste de quatorze matières essentielles (forte dépendance, impossibilité de leur substituer d’autres minéraux, « taux de recyclage bas » de ces minerais au sein de l’UE (Triest, 2012b)), pratiquement toutes produites hors de son territoire et dont pour dix d’entre elles, sa dépendance est totale -, la stratégie européenne se manifeste par une lutte « contre les obstacles qui affectent l’offre de matières premières ou entraînent des distorsions sur les marchés en aval, en privilégiant le dialogue, mais en n’hésitant pas à recourir aux procédures de règlement des différends s’il y a lieu » (Commission européenne, 2011).
Quoi qu’en disent donc les documents officiels de l’UE, « la contradiction entre les objectifs de l’Initiative sur les matières premières de l’UE et de la Vision africaine des mines montre à quel point sont éloignés ces deux blocs économiques, et démontre clairement à quel point il est difficile de concilier les intérêts de deux partenaires très inégaux faisant face à deux défis économiques très différents. L’Afrique veut lutter contre la pauvreté et accélérer le développement, alors que l’UE se bat pour prévenir le déclin économique et maintenir sa part sur le marché mondial » (Kabemba, 2012).
Selon Alain Deneault et William Sacher, les Européens s’inspirent du modèle canadien, qui se caractérise par un soutien économique et diplomatique du gouvernement à son industrie minière, qui explique que les trois quarts des sociétés minières mondiales choisissent d’installer leur siège au Canada. Pourtant, les pratiques des entreprises de ce pays sont problématiques : « un tiers des sociétés minières impliquées dans des violations de droits humains, dans la destruction de l’environnement ou encore dans des activités illégales sont canadiennes » (Deneault et Sacher, 2012).
Le gouvernement canadien met son « aide au développement » au service de sa stratégie, en soutenant les investissements au Sud de sociétés nationales. Il agit de la sorte, en prétendant, d’une part, que le développement de l’industrie minière rime avec le « développement durable », et, d’autre part, en affirmant défendre « les actifs de son peuple [qui] se trouvent reliés au sort de cette industrie, en raison des placements qu’ils font collectivement à la Bourse de Toronto, via leurs fonds de retraite et autres » (Deneault et Sacher, 2012). D’où le paradoxe – pas seulement canadien – d’une industrie, qui ne cesse de se réclamer du libre-échange, tout en jouissant, sous diverses formes, d’interventions publiques directes et indirectes. Un modèle qui tend de plus en plus à se reproduire ailleurs.
La question des impacts
Les effets négatifs de l’activité minière sont non seulement considérables, mais aussi inévitables. Ils bouleversent l’environnement et la société, et sont potentiellement générateurs de violations de droits humains et de conflits. L’activité minière est extrêmement polluante. D’une part, pour accéder aux métaux précieux, elle déplace quantité de terres et de pierres, et accumule énormément de déchets. D’autre part, elle use ou libère dans son processus nombre de produits chimiques toxiques (cyanure, plomb…). Enfin et surtout, elle demande une consommation abondante d’eau qu’en outre, elle contamine. Le nickel nécessite ainsi 377 litres d’eau par kg produit, mais c’est de loin l’or qui est le plus gourmand : 225 000 litres par kg (Sibaud, 2012) !
En ce sens, l’industrie minière contribue au double phénomène d’accaparement des terres et de l’eau, entrant ainsi en concurrence directe avec l’agriculture paysanne. Par exemple, près du tiers du territoire hondurien est sous concession minière. Au Pérou, 20 % du territoire national sont concernés par l’exploitation minière. Mais dans certaines régions, comme Apurimac, près de 60 % du territoire sont sous concession (OCMAL, 2011 ; Grufides, 2012). Autant de terres et d’eau confisquées à l’agriculture paysanne. Les Philippines constituent un autre cas de figure. D’exportateur de riz dans les années 1980, le pays est devenu le premier importateur mondial, en grande partie à cause de l’impact de l’activité minière sur les ressources hydriques et sur la terre, et d’une politique agricole conforme aux ajustements structurels (Triest, 2011).
Ce qui est en jeu est la priorité accordée par un gouvernement à une activité économique à l’exclusion d’une autre. Le mode d’appropriation des territoires, la durée des processus mis en œuvre – les projets miniers ont en général une durée de vie maximum de trente ans alors que l’agriculture paysanne se base sur le renouvellement de la production en fonction du cycle des saisons – et la consommation – locale, nationale ou pour exporter – déterminent deux logiques opposées, qui prennent la forme de deux modèles antagonistes : celui de l’extractivisme et de celui de l’agriculture paysanne.
Cette pression sur les terres et sur l’eau – de plus en plus rares et précieux – est à la source de nombreux conflits. Les organisations sociales péruviennes organisèrent d’ailleurs une manifestation emblématique – la « Marche pour l’eau » -, début février 2012, pour s’opposer au projet Conga d’extension de l’activité minière à Cajamarca. De manière plus générale, cette pression met en relief la question de la fonction sociale de la terre et le fait que la division internationale du travail se traduit aussi par un transfert du double « fardeau » environnemental et social du Nord au Sud. Les pays importateurs et les transnationales obligent les pays producteurs à assumer les « externalités négatives » – comme le définit le jargon économiste – de ces activités minières : dégradation de l’environnement, déséquilibre de l’écosystème, réchauffement climatique, déplacement de populations, perte des moyens de subsistance, aggravation de la pauvreté et des inégalités, dépendance économique, déstructuration des communautés, militarisation et criminalisation, etc.
L’impact environnemental de l’exploitation minière est particulièrement lourd. Les méga-projets à ciel ouvert sont les plus controversées, en raison du volume de terres et de rocs déplacé, de leurs activités intensives, des risques qu’ils font encourir et des dégâts qu’ils peuvent occasionner. Marcopper aux Philippines, Kumtor au Kirghizstan, Newmont au Ghana, Yanacocha au Pérou… la liste est longue des catastrophes écologiques dues à l’industrie minière. Mais, en-deçà de ces événements qui font la une des médias, le problème renvoie au désastre environnemental « normal » produit par une telle exploitation.
C’est notre mode de consommation et de production, inégalitaire et exponentiel, qui est en cause. Au cours du 20e siècle, la population a été multipliée par quatre, mais dans le même temps la consommation moyenne d’énergie a été multipliée par douze et celle de métaux par dix-neuf. Au niveau mondial, 10 % de la population accapare 40 % de l’énergie et 27 % des matières premières (Ramos, 2013). Ce modèle de développement est incapable de prendre en compte le caractère non renouvelable de plusieurs ressources naturelles, la rareté de certains métaux – à l’heure actuelle, 26 métaux sont en voie de pénurie, dont l’or, l’argent, le cuivre, le coltan… (Triest, 2012) – et les limites de l’écosystème.
Si l’ensemble des peuples du Sud sont affectés par l’extractivisme, ils ne le sont pas tous de la même façon et avec la même intensité. Les paysans, les femmes et les peuples indigènes sont plus exposés, du fait même de leur position initiale de vulnérabilité et de leur interdépendance directe avec la terre et l’environnement, accaparés ou dégradés par la mine. Ainsi, les femmes sont le plus généralement en charge des activités liées à l’eau, à l’alimentation et aux soins, et de ce fait sont lourdement affectées par l’exploitation minière. Par ailleurs, au fur et à mesure que les espaces accessibles ont été prospectés et exploités, la chasse aux matières premières pousse les frontières extractives toujours plus loin. Or, ce sont de plus en plus les territoires indigènes, souvent riches en minerais, qui attirent la convoitise.
L’appréciation du boom minier, la façon d’en tirer le meilleur parti possible et la question de son impact sont donc sujettes à débats et controverses, selon la situation des peuples et des pays au sein de l’économie mondiale. En fonction aussi de leur vision stratégique. Si, globalement, au niveau des États du Sud, il s’agit d’une opportunité à saisir pour assurer la croissance et le développement, la demande sans précédent de ressources crée également un climat d’inquiétude à l’échelle mondiale, et suscite enfin, auprès de différentes populations directement affectées, un rejet massif.
Conflits triangulaires
La multiplication et l’aggravation de la pollution, des guerres, des scandales financiers rendaient de moins en moins légitime et crédible, de plus en plus insupportable, l’affirmation d’une quelconque main invisible du marché susceptible d’arbitrer, de pacifier et de solutionner les différends, et de compenser les dégâts occasionnés. D’où un repositionnement des divers acteurs – acteurs marchands, États et organisations de la société civile – et une redéfinition des rapports de forces, des alliances et des oppositions.
Les objectifs et stratégies des différentes parties concernées divergent et, dans bien des cas, s’opposent. Cela n’empêche pas que pratiquement tous les acteurs s’accordent aujourd’hui à promouvoir des formes d’encadrement de l’industrie minière. Bien sûr, la forme que celle-ci doit prendre – volontaire ou contraignante, rhétorique ou pratique -, sa cible – la transnationale, le gouvernement du pays dont dépend celle-ci ou celui où elle déploie ses activités – et son étendue – doit-elle aller jusqu’à la régulation ou le contrôle ? – varient considérablement.
La mise en avant de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) et ses codes de bonne conduite volontaires, le lancement de l’Initiative de transparence pour les industries extractives (ITIE), en 2002, par l’ancien Premier ministre britannique, Tony Blair, la généralisation des Études d’impact environnemental (EIE), le retour sur scène des États et les processus de consultation des populations en sont autant de démonstrations. De même, au niveau international, le Plan Kimberley pour ce qui concerne les diamants et le Protocole sur la lutte contre l’exploitation illégale des ressources naturelles de la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs sont des tentatives de mettre en place des systèmes de surveillance et de contrôle.
Il n’est pas question de mettre ces divers mécanismes sur le même plan. Néanmoins, leur point commun est de répondre – de manière plus ou moins opportuniste ou sincère – à l’impact négatif de ce type d’activités industrielles, aux limites ou à l’échec de la stratégie néolibérale du laisser-faire, promue par la Banque mondiale durant les années 1980 et 1990, et aux critiques qu’elles n’ont pas manquées de soulever. La libéralisation qui prévalait alors, si elle a sans conteste bénéficié aux transnationales, a échoué à offrir des résultats positifs durables pour les peuples et pays du Sud. Comme l’affirme la Vision africaine des mines, « cette libéralisation a en fait accentué les vulnérabilités structurelles des pays en développement producteurs de minéraux (…), ces pays possèdent des économies en moyenne moins diversifiées et plus concentrées que précédemment » (Vision africaine des mines, 2009). Dès lors, au début des années 2000, soit par conviction, soit par nécessité face à la généralisation des critiques et au déficit de légitimité, s’est affirmé un consensus minimaliste pour encadrer l’activité minière.
Deux options générales, qui recoupent largement la division Nord-Sud, se font face. La première s’exprime avec évidence dans l’ITIE. Il s’agit d’un cadre restreint et volontaire, invitant les entreprises et les États à faire la transparence sur les contrats passés et les montants payés aux gouvernements. L’idée de base ici est que la « malédiction des ressources » est essentiellement, sinon uniquement, due à la mauvaise gouvernance et à la corruption des États du Sud. Le marché, les transnationales et les institutions financières internationales seraient non seulement hors de cause, mais, dans leurs dynamiques mêmes, bénéfiques à tous. Leurs effets négatifs ne peuvent s’expliquer que par une captation ou un détournement de leurs fonctions positives par les États producteurs du Sud (Visser, 2012).
Cette vision idéologique définit unilatéralement et très étroitement la corruption et la transparence. La corruption ne concernerait pas les pratiques de lobbying, l’usage de paradis fiscaux, les montages financiers opaques, etc. La transparence se bornerait à enregistrer les sommes allouées, mais pas celles qui auraient pu ou devraient être versées si les transnationales, par toute une série de mécanismes – subdivision des sociétés en filiales réparties dans plusieurs législations différentes, certaines étant des paradis fiscaux -, n’organisaient l’évasion fiscale.
L’autre option, au contraire, entend mettre en œuvre un cadre plus global et plus contraignant. C’est l’option privilégiée dans le Sud et qui prend deux voies : celle d’un retour de l’État, d’une part, et celle d’un changement de paradigme et de promotion d’alternatives, d’autre part. La première veut réinvestir l’État d’un rôle actif de contrôle, gestion, évaluation et redistribution. La seconde – qui peut être qualifiée d’écologie politique – entend ne pas s’en tenir à la question de la gestion des effets et des impacts, afin de s’attaquer au modèle même de l’exploitation minière. Pour prendre une image, disons que la première veut changer les règles du jeu pour qu’il soit plus équitable, alors que la seconde ne veut plus jouer à ce qu’elle considère comme un jeu de dupe, où il y a tout à perdre.
Retour de l’État
La relativement brève période nationaliste et/ou socialiste, qui a marqué la décolonisation dans les années 1950-1970 et qui a donné lieu à diverses tentatives de contrôle et de planification étatiques de l’exploitation minière s’est soldée, pour des raisons complexes tant nationales qu’internationales, par un relatif échec (Vision africaine des mines, 2009). S’en est suivi, sous la pression des instances financières internationales, le recours à la « solution » néolibérale. Le rôle de l’État par rapport aux ressources minières, durant cette phase n’était pas sensiblement différent que pendant la période coloniale : attirer et assurer les investissements des entreprises, offrir une main-d’œuvre très bon marché, faciliter leurs activités et, de façon générale, créer un cadre fiscal et juridique sécurisé pour toute la chaîne économique depuis l’exploration jusqu’à l’exportation, en passant par l’exploitation. C’est cette abstraction fonctionnelle de l’État qui est aujourd’hui largement remise en cause.
La Vision africaine des mines déclare ainsi sans ambages que, « de nos jours, l’heure n’est plus au rejet des interventions actives de l’État pour formuler une politique industrielle et favoriser l’industrialisation ». Et d’affirmer que cette vision « nécessitera des actions volontaristes et audacieuses de la part des parties prenantes, en particulier des gouvernements ». La vision est basée sur une stratégie d’intégration continentale et la promotion d’un « État démocratique développementaliste » ; soit une approche « opposée à l’expérience réelle de nombreux pays africains lors de ces trente dernières années ou même au-delà » (Vision africaine des mines, 2009).
En Asie, l’État demeure toujours incontournable et son influence centrale (Leroy, 2012). En Amérique latine, le tournant à gauche qui s’est opéré ces dernières années laisse apparaître une situation originale, faite de continuité et de nouveauté, que certains ont qualifiée de « progressisme néoextractiviste » ou d’« État compensateur » (Gudynas, 2012). L’État y joue en effet un rôle beaucoup plus actif que par le passé, en captant des rentes plus élevées sur l’activité des industries ; rentes destinées, en partie du moins, à financer des programmes sociaux et des politiques publiques. Or, les chefs d’États africains regardent cette évolution avec grand intérêt : « L’Amérique latine a entrepris de renforcer le rôle des institutions publiques en mettant l’accent sur les priorités nationales et les objectifs de développement économique. Elle est en outre de plus en plus consciente de l’importance du développement durable, notamment les questions environnementales et sociales. L’expérience de l’Amérique latine comporte un certain nombre d’enseignements pour l’Afrique » (Vision africaine des mines, 2009).
L’extractivisme produit certes des impacts négatifs, mais ceux-ci pourraient être contrôlés, réduits, voire neutralisés par un mécanisme efficace de prévention et de gestion ; tel est le pari. L’État, dans cette perspective, serait l’instrument le plus approprié pour gérer les multiples effets négatifs de l’industrie minière. C’est la stratégie menée par plusieurs gouvernements sud-américains et toute l’architecture du chapitre 4 de la Vision africaine des mines. À travers un « régime fiscal convenablement structuré », un renforcement de capacités et une « bonne gouvernance », l’État devrait être à même de jouer un rôle d’arbitre dans les conflits et d’assurer l’équilibre entre, d’une part, la promotion des investissements, une imposition financière adéquate des entreprises minières et une atténuation des dégâts occasionnés, et, d’autre part, entre les intérêts des populations locales et des transnationales.
Les forces sociales qui s’inscrivent dans ces luttes visent donc, parallèlement au désenclavement des territoires, à un désenclavement de l’État, en le renforçant économiquement – à travers un prélèvement plus élevé et plus juste de la rente minière -, politiquement – en cherchant à le faire passer d’une position d’État client à celle d’État responsable et gestionnaire – et socialement – en s’assurant que les fonds prélevés servent à financer des programmes sociaux.
Changement de paradigme
Un autre courant s’est développé ces dernières années, particulièrement en Amérique du Sud, en lien avec les contradictions, qui sont présentes depuis le virage à gauche. Des concepts alternatifs au modèle de développement, comme ceux de « buen vivir » ou de « droits de la nature », inscrits dans la Constitution équatorienne, ont été mis en avant. Des propositions originales ont vu le jour dont la plus connue est certainement celle du gouvernement équatorien, en 2007, de ne pas exploiter le pétrole du parc national Yasuni, en contrepartie d’une compensation financière de la communauté internationale. Pourtant, dans le même temps, le modèle extractiviste a perduré et s’est même renforcé, accentuant et intensifiant les conflits. La reproduction de problèmes similaires par le passé avec des gouvernements de gauche au pouvoir et les limites sur lesquelles viennent buter les mouvements sociaux ont imposé d’ouvrir à nouveau le débat et de renouveler la réflexion.
L’option est ici radicale en ce sens qu’est interrogée l’industrie minière à ses racines. Plutôt que de se demander comment tirer (le meilleur) profit de l’exploitation des matières premières, la première question à se poser est de savoir si oui ou non une telle exploitation doit se faire. Ou, plus exactement, à quelles conditions celle-ci serait – véritablement – avantageuse pour le peuple et le pays ? Une telle interrogation suppose de subvertir l’équation consensuelle qui lie croissance, progrès, développement, consommation et qualité de vie, et de quitter le terrain purement économique pour adopter une dimension écologique.
Non seulement cette option intègre la prise en compte des « coûts » sociaux et environnementaux invisibles – perte de la biodiversité, pollution, dégradation de la santé publique, etc. – dans le calcul coûts-bénéfices pour savoir si une telle activité est rentable, mais elle affirme également que certains effets sont impayables. Cette option refuse l’idée d’une traduction marchande adéquate de la valeur des ressources naturelles. Certains impacts ne peuvent être compensés et sont tout simplement incommensurables : la perte est irrémédiable.
Le caractère utopique de cette critique doit être mesuré à l’aune de la croyance en un capitalisme bienveillant, basé sur une croissance sans fin et une coexistence pacifique de diverses activités économiques exclusives. De plus, il convient de ne pas caricaturer cette réflexion qui, à de multiples reprises, a pris soin de rappeler qu’elle n’était pas « anti-mine ». Simplement, elle affirme que les peuples doivent pouvoir décider quand, comment et à quelles conditions accepter la mise en œuvre d’une exploitation. Et qu’il peut être tout à fait intelligent et justifié de refuser celle-ci dans tel ou tel cas. Or, si théoriquement, cette possibilité existe déjà via notamment l’obligation légale, dans certains pays latino-américains et en Inde, de consulter les populations indigènes sur les activités qui ont un impact sur leurs territoires, ce droit est rarement mis en pratique et se réduit à une forme d’entérinement, plus ou moins contraint, des priorités de développement national définies par l’État.
Si cette utopie a ses racines les plus fortes en Amérique du Sud, elle est, partiellement du moins, reprise et retravaillée sur les autres continents au regard de l’expansion des transnationales minières et des dépossessions violentes qu’elles engendrent. Ainsi, le chercheur indépendant sud-africain, Paul Jourdan, avance la nécessité pour l’Afrique de laisser ses ressources minières dans son sol, si les conditions favorables ne sont pas réunies. En Asie, l’ONG Focus rappelle que cette « simple idée » de ne pas exploiter les ressources est propagée par divers réseaux (Oilwatch, Friends of the Earth, Acción ecologica…) et constitue « l’idée potentiellement la plus puissante » (Visser, 2012). Une distinction a aussi été opérée entre « l’accumulation par exploitation » et « l’accumulation par dépossession ». Dans le premier cas, le consensus existe sur l’activité économiquement viable de la mine et les luttes tournent autour de la répartition des bénéfices. Dans le second, le conflit tient au fait qu’une partie des acteurs ne reconnaît pas cette viabilité et lutte en conséquence pour l’empêcher (Holden, Nadeau, Jacobson, 2011).
L’un des intérêts majeurs de ce courant de pensée latino-américain est de développer une critique à la fois spécifique et globale, une perspective de transition et de contre-proposition. Profondément ancré dans l’imaginaire social latino-américain et dans les dynamiques actuelles de la mondialisation économique, ce modèle extractiviste se caractériserait par un mode d’accumulation basé sur l’extraction intense et/ou volumineuse de matières premières non ou peu transformées, destinées principalement à l’exportation (Gudynas, 2013). Dès lors, les monocultures d’exportation, comme le soja par exemple, participeraient également de ce modèle.
Gudynas, l’un des chercheurs les plus reconnus en ce domaine, a avancé le concept d’« extraheccion », qui renvoie à l’idée d’arracher avec violence les ressources naturelles. Il entend ainsi montrer qu’il existe un niveau d’appropriation de la nature qui, du fait de son intensité et de son extension, implique toujours des violations de droits – tant humains que de la nature – et s’impose par la violence. Loin donc de constituer un accident ou un effet indésirable, il s’agirait de la conséquence logique d’un certain type d’exploitation. Le concept d’extraheccion constitue un correctif ou un complément à celui de Harvey, lequel ne prend pas suffisamment en compte l’aspect écologique. L’enjeu est de réfléchir à partir du « lien intime » entre appropriation intensive des ressources naturelles et violations des droits, et de pouvoir ainsi articuler les dimensions environnementales, territoriales et économiques d’un tel phénomène (Gudynas, 2013).
Une possible articulation des luttes ?
Le Centre péruvien d’études sociales a publié en 2012 un guide basique sur les alternatives à l’extractivisme, « pour sortir du vieux développement » (CEPES, 2012). Il défend le renforcement de l’État, tout en rejetant la stratégie actuelle des gouvernements de gauche visant d’abord la croissance pour ensuite, seulement, accentuer le caractère social des politiques et se dégager de l’extractivisme. Les deux doivent être réalisés simultanément et s’inscrire dans un processus de transitions post-extractivistes. Les mesures proposées et détaillées dans ce guide recouvrent un large éventail. Le contraste n’en est que plus frappant entre la précision de ces mesures et l’imprécision concernant l’identité des forces sociales – qui se réduit ici aux « citoyens et citoyennes » – à même d’opérer cette transition.
Le nœud du problème réside en effet dans un redécoupage et une division au sein des mouvements sociaux. L’imaginaire développementaliste est fortement ancré au sein des organisations, y compris de gauche, et les travailleurs des grandes villes sont généralement moins directement affectés par l’impact environnemental des mines. Dans plusieurs pays, particulièrement ceux où des gouvernements de gauche, alliés à un pan de la société civile, mettent en place des politiques publiques, le mouvement social s’est divisé. Les syndicats ont ainsi pu se montrer favorables à l’activité minière, en raison des emplois qu’elle offre, de la crainte de la crise et d’une limitation ou d’un recentrage de leur lutte sur la (seule) relation capital/travail, alors que des organisations populaires locales (indigènes et paysannes notamment) manifestaient pour l’arrêt de cette même activité.
Cette division, pour importante qu’elle soit, n’est pas figée. Elle est historique et non naturelle. Surtout, elle constitue à l’heure actuelle l’un des obstacles majeurs à toute transition. À défaut de pouvoir « trouver des relations organiques entre la lutte pour l’espace de vie et l’espace de travail » (Mufakhir, 2012), le conflit se place entre les deux et tend à reproduire le faux dilemme de l’écologie ou de l’économie. De l’alliance, opposition ou indifférence de ces diverses forces sociales, de l’articulation ou non des luttes de travail et des mobilisations socio-environnementales, dépendent grandement en tous les cas les politiques qui seront mises en place à l’avenir concernant les ressources naturelles et donc le sort qui sera réservé à notre planète.
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