Il est encore tôt pour dresser un bilan exhaustif du FSM qui s’est déroulé à Tunis du 26 au 29 mars, mais il ressort déjà que cela a été un grand succès. La participation populaire de Tunisie, des pays de la région et du reste du monde, l’atmosphère à la fois studieuse et festive, la qualité des interactions et des débats, tout (ou presque) était au rendez-vous. Cela regarde bien en tout cas pour l’avenir du FSM pour les prochaines années. Qu’est-ce qui explique ce succès ? Quelles sont les « leçons » que l’on peut tirer en regardant vers l’avant ?
Le processus tunisien
Il n’était pas évident en 2011 et en 2012 que le Forum pourrait avoir lieu à Tunis dans d’aussi bonnes conditions. Certes, tout le monde constatait qu’il y avait dans ce pays une révolution au sens d’une tentative de transformation en profondeur, bien au-delà d’un « relookage de façade ». Ce relookage était bien sûr la « solution » des dominants, tant en Tunisie que dans les pays impérialistes, qui souhaitaient avec le départ de Ben Ali une refonte en surface, pour préserver le statu quo dont ils avaient bénéficié depuis des décennies. Deux ans plus tard cependant, la révolution n’est pas terminée. Les dominés sont en marche, ils cherchent des alternatives. Dit simplement, le succès du FSM a été le miroir de ce processus en cours en Tunisie. Au FSM, on a vu se déployer les principales forces sociales qui animent cette révolution :
Le noyau ouvrier regroupé autour de l’UGTT et des syndicats combatifs de Gafsa. Cette force ouvrière singulière dans cette partie du monde explique en grande partie pourquoi le peuple tunisien s’entête à demander davantage que des élections et est en mesure de mettre sur la table les principaux éléments d’une réelle reconstruction qui implique non seulement un processus politique ouvert, mais de réelles transformations sociales et économiques.
Les jeunes, tant les étudiants-futurs chômeurs que les jeunes diplômés-chômeurs, qui ont été au cœur du soulèvement. Ces jeunes sont de plus en plus déterminés à continuer la lutte. Ils savent par ailleurs que pour gagner, la résistance doit s’élargir au-delà des frontières de la Tunisie.
Les femmes, jeunes et moins jeunes, qui occupent une place importante dans le dispositif des résistances. Ce faisant, les Tunisiennes démolissent tous les préjugés. Elles expriment un sentiment vastement répandu dans la société que ce pays ne peut être libre sans l’égalité entre les hommes et les femmes, quelle que soit la forme que cela peut prendre.
Cette multitude est pleine d’espoirs. En même temps, elle est inquiète, car les défis sont immenses. Il est clair, pour une majorité de la population, que le parti An-Nadah, vainqueur des dernières élections, n’est pas apte à réellement entamer la transformation (on l’a entendu à plusieurs reprises au FSM même de la voix de personnes qui avaient espéré dans ce parti). Les partis se réclamant de l’islamisme (modéré ou radical) n’ont pas grand-chose à proposer pour sortir le pays de la misère, du chômage et de l’exclusion, sans compter la dépendance envers les pays impérialistes. Pour leur part, plusieurs partis laïcs et de gauche tentent de formuler une alternative, mais eux-mêmes rencontrent des obstacles lorsqu’ils veulent réellement confronter le « capitalisme réellement existant » qui s’articule autour de la « globalisation » d’un dispositif de contrôle qui reste solidement en place sous l’égide du G-7, de l’Union européenne, du FMI et de la Banque mondiale. Entre-temps, la « bataille des idées » fait rage, car pour un nombre croissant de Tunisiens et de Tunisiennes, il faut sortir de cette « prison » du néolibéralisme. Ce qui veut dire confronter non seulement les dominants de ce pays, mais les puissances qui imposent ce régime à l’échelle mondiale. Ce n’est pas une mince tâche ! Dans cette tourmente, le FSM a été une excellente occasion pour libérer la parole tunisienne et explorer des alternatives sur un vaste ensemble de questions et de problématiques.
Le Mouvement maghrébin et arabe est en marche
Le « moment » de la Tunisie ne peut être bien sûr compris sans le situer dans cet « arc de crises » qui traverse toute la région, et qui se traduit par des mobilisations profondes dans plusieurs pays. Proche de la Tunisie, des processus de transformation sont en cours au Maroc, en Algérie et même en Libye. Ces réalités ont convergé depuis quelques années dans le contexte du Forum social maghrébin, animé principalement par les camarades marocains, et qui ont joué un rôle primordial dans le FSM de Tunis. Les dynamiques sont différentes d’un pays à l’autre, mais l’aspiration à la démocratie politique et sociale est irréversible. Des convergences entre ouvriers, jeunes et femmes sont à l’œuvre, même si les régimes en place, au Maroc et en Algérie, ont réussi jusqu’à date à entraver le processus. Le « printemps arabe » n’en continue pas moins. D’abord en Égypte, où l’insurrection populaire a vaincu la dictature, et où se pose la question des alternatives, mais ailleurs dans la région, y compris dans les pays meurtris par la guerre et l’occupation comme la Palestine, l’Irak et la Syrie. Partout des coalitions populaires inédites prennent forme, expriment leur colère contre le statu quo intolérable, également contre les forces politiques traditionnelles qui ne réussissent pas à canaliser le processus de changement. C’est tout cela qui s’est exprimé lors du FSM de Tunis.
Des Indignados partout
Le FSM de Tunis a eu lieu également dans le contexte d’une montée des luttes dans plusieurs autres régions du monde, notamment en Europe du Sud, en Afrique subsaharienne et ailleurs. Des « indignés » de partout étaient au rendez-vous, de France, d’Italie, d’Espagne, du Québec, du Sénégal, du Mali, d’Afrique du Sud, du Brésil, et ce dans des quantités inégalées où des formes inédites de mobilisation sont en cours. Celles-ci parviennent à bousculer les pouvoirs, sans nécessairement avoir la force, pour le moment en tout cas, de les renverser. C’est à travers ces initiatives où les idées fondatrices du FSM prennent forme : démocratie radicale et participative, conscience de la nécessité de réinventer le paradigme du développement au-delà des structures contraignantes du capitalisme, l’idée de « Pachamama » (que nous proposent nos camarades andins), et qui exprime la nécessité de faire une bataille immense contre la destruction de la planète, valorisation des couches populaires traditionnellement discriminées notamment les femmes, les jeunes, les minorités culturelles. Tout au long des dernières années, ces mobilisations ont concrétisé et réinventé le Forum social en ouvrant des espaces de débats et de recherches pour, avec et par les mouvements populaires. Tout cela a convergé sur Tunis où le ton était non seulement très critique, mais propositionnel.
Les menaces
Pour autant, le processus est loin d’être terminé. Il serait illusoire, voire naïf, de penser que les mouvements populaires sont en mesure de changer le rapport de forces, du moins à court terme. Les menaces qui pèsent sous la forme de la « guerre sans fin » orchestrée par les impérialismes ne cessent de précipiter des crises que maitrisent mal les mouvements populaires et qui suscitent des politiques du désespoir où s’enfoncent des jeunes révoltés un peu partout dans le monde. La transformation de la « démocratie » libérale en systèmes autoritaires et répressifs creuse un trou noir où la tentation de la militarisation devient plus présente, ce qu’espèrent justement les impérialismes. Mais cette tendance n’est pas la seule. Dans plusieurs pays, le capitalisme réellement existant tente de se relooker par des promesses de réformes qui ont pour objectif réel de diviser les classes populaires. On évoque un « capitalisme vert » pour obscurcir les vrais enjeux de la destruction du monde. Des capitalistes « à visage humain » se présentent pour humaniser le système, mais surtout pour éviter l’émergence d’une véritable alternative. Ces fausses alternatives sont relayées par un appareil sophistiqué et médiatisé se présentant comme une « société civile » ou une social-démocratie « réaliste » aspirant finalement à réparer l’édifice chambranlant du pouvoir. Devant cela, bien des mouvements populaires hésitent. Cette hésitation était également palpable à Tunis car dans le fonds, le FSM est un miroir des mouvements et des luttes.
Les prochaines étapes
Il est prévisible, dans les prochaines années, que les mobilisations en cours continuent selon des registres et des rythmes inégaux. On peut penser également que les résistances vont continuer de confronter l’inacceptable statu quo. Certes, il faudra des batailles déterminées, opiniâtres, très dures, pour marquer des ruptures. Un des défis que n’avaient pas les générations de résistance antérieures provient de la nature globalisée du capitalisme contemporain, d’où une énorme capacité d’intervention politique, militaire, économique et culturelle à l’échelle de toute la planète. Il en découle que la réponse des peuples ne peut qu’être internationale et internationaliste. Ce n’est pas facile ni évident, tant le développement des divers États et peuples est inégal, polarisé et fragmenté. Le FSM a été et reste encore un des laboratoires où cette concrète utopie est en voie d’élaboration.
Dans les années 2000 surtout en Amérique du Sud, le FSM a été un outil utile et convivial, qui a donné de l’énergie et de l’imagination aux mouvements populaires du Brésil, de l’Argentine, du Venezuela, des pays andins et d’ailleurs. Certes, ce sont leurs luttes locales qui ont mené à des transformations politiques et économiques (encore en cours). Le FSM (pas plus que l’AIT a son époque) n’a été une « autorité supérieure » donnant des « prescriptions » aux mouvements populaires. Mais il a renforcé la confiance des mouvements. Il a fait circuler les expériences de manière que les mouvements ont appris les uns des autres. Il a permis de visualiser, à une échelle petite mais importante, les contours de l’émancipation.
Aujourd’hui, le « moment » du FSM se déplace vers d’autres parties du monde y compris vers cet « arc des crises » à la croisée de l’Afrique, de l’Europe et de l’Asie. C’est donc là où il peut être particulièrement actif dans les prochaines années. La plupart des organisations qui ont été à la naissance du FSM (principalement d’Amérique du Sud) en sont conscientes, ce qui ne veut surtout pas dire que les résistances ailleurs dans le monde sont négligeables ! Il est évident que les révoltes ouvrières et populaires en Chine et dans plusieurs pays « émergents » dans le monde changent la donne. Il est également remarquable que la résistance reste vive au « cœur du monstre », aux États-Unis, au Canada et au Québec. Les luttes en Amérique du Sud, même dans le contexte des gouvernements progressistes, se multiplient, d’autant plus que les mouvements populaires ont acquis davantage de confiance. Le FSM, les FSM devrait-on dire, sont des outils qu’il faut raffiner dans ce qui sera une très longue marche…