La disparition de David Macey dont nous apprenons le décès ce 7 octobre 2011 par un message de la fondation Frantz Fanon m’a choqué. Pourtant, il y a peu encore, j’ignorais jusqu’à l’existence de ce consciencieux biographe qui s’en va à soixante-deux ans, sans avoir vu la parution en français de son œuvre magistrale, « Frantz Fanon, Une vie », prévue dans quelques jours. Ce sentiment diffus de tragédie mêlée d’injustice vient peut-être d’un rapprochement plus ou moins conscient avec de fâcheux événements, similaires ou proches. À commencer par la lutte opiniâtre de Fanon lui-même pour terminer « Les damnés de la terre », tout en se sachant irrémédiablement condamné. Vient ensuite son décès, trois mois et demi avant la signature des accords d’Evian mettant fin à la sale guerre d’Algérie, en mars 1962. Sur le même registre, le troublant assassinat d’Amilcar Cabral, six mois avant l’indépendance de la Guinée-Bissau, le combat de sa vie. Bref, autant de coïncidences générant une ultime frustration qui laisse l’homme amer, impuissant et solitaire, face à la terrible inéluctabilité de sa destinée personnelle.
L’approche de David Macey révèle le souci d’exactitude du détail et de la pertinence de l’analyse, passant en revue nombre de récentes contributions sur le même sujet, allant même à décortiquer l’actualité politique martiniquaise pour mieux comprendre, de sorte qu’elle nous force à nous interroger sur l’opportunité, voire l’utilité, d’une publication de plus sur la vie et l’œuvre de Frantz Fanon.
Pourtant, c’est bien ce défi que relève Philippe Pierre-Charles, exploitant judicieusement l’importante documentation fournie par des auteurs d’horizons divers, anciens ou récents - y compris David Macey ! -, ainsi que par des témoins dignes de foi [1]. Il offre de la sorte un éclairage à la fois décapant et pédagogique. De même, il apporte la preuve, s’il en était besoin, qu’il y a encore beaucoup à dire sur cette « Tête brûlée », comme les bien-pensants des années cinquante désignaient discrètement l’héroïque dissident, ayant eux-mêmes pour diverses raisons adopté comme champ de bataille la savane de Fort-de-France plutôt que les maquis de leur métropole. Il montre en passant que l’on ne saurait être un authentique fanonien sans l’esprit critique et le parler-vrai qui ne furent pas les moindres qualités de l’auteur de « Peau noire… ».
Il ne fait pas de doute que, vivant, Frantz Omar Fanon aurait fustigé sans ménagement les agissements d’une caste militaro-politique, criminelle et corrompue, qui détournant à son profit le prestige du FLN, a fait main basse sur la révolution algérienne. Le torrent de critiques sans merci articulées à l’encontre des « bourgeoisies nationales » asservies aux intérêts de l’impérialisme n’auraient pas épargné les profiteurs de la rente pétrolière, incapables d’offrir une quelconque perspective à un peuple qui, échaudé par la répression meurtrière de mars 1988, attend son heure. De même, libéré de ses responsabilités dans l’appareil du FLN, on veut croire que toutes les précautions de langage dont s’est entouré Fanon à l’égard du « monde communiste » ne l’auraient plus empêché d’en dénoncer les dérives clairement établies. En effet, rétrospectivement, il est bien évident que « faire du neuf », c’était surtout éviter les deux systèmes en vigueur, et ouvrir la troisième voie d’un « nouvel humanisme ».
« Comment peut-on être fanonien aujourd’hui » ? Ainsi pourrait-on - selon moi - exprimer la problématique de Philippe Pierre-Charles. Une démarche en œuvre aussi bien au niveau de l’appréciation de l’apport théorique et pratique du combattant, que de la manière dont cet héritage explosif pourrait être utilisé dans les luttes d’aujourd’hui. Explosif en ce sens qu’il contient tous les ingrédients de nature à faire voler en éclats les préjugés et mensonges qui ont fait, et qui continuent de faire tant fait de mal. Explosif parce que l’on ne peut s’en emparer sans remettre en cause l’ordre social dominant, injuste et aliénant. Explosif parce qu’il nous invite, par l’exemple, à réviser le degré de notre engagement personnel ; car même au risque de l’erreur (« …il est trop tôt…ou trop tard » [2]), il n’y a pas de place pour la tiédeur, la pusillanimité ni la demi-mesure dans l’engagement au sens fanonien. Il est total, ou il n’est pas.
On est frappé par l’adéquation de ce que l’auteur appelle « l’actualité de Fanon », et qui n’a rien d’une formule conventionnelle. Je veux parler par exemple de la description fanonienne de l’ahurissant partitionnement de la cité entre nantis et exclus, entre les profiteurs et les damnés, « ce monde coupé en deux » qui pourrait faire penser à une anticipation marquée du sceau de l’exagération. Mais il est vrai qu’à certains égards, elle n’est pas sans rappeler le « quartier chic de Didier » d’une certaine époque, ou encore les églises de nombreuses paroisses dont les bancs faisaient l’objet d’un apartheid sans fard. Pour citer le Sous-commandant Marcos :« Aujourd’hui comme hier, les pauvres sont au fond des latrines, et les riches sont assis sur la cuvette ». Si l’on considère les fortifications dont sont obligés de s’entourer les nantis, tandis que les autres s’agglutinent dans les bidonvilles et les cités dites « populaires », il y a tout lieu de penser que la description de la colonie nord-africaine était en même temps l’inquiétante extrapolation d’un monde ensauvagé. Et c’est vrai que, comme constate Philippe Pierre-Charles, qu’il y a un « besoin de Fanon », pour comprendre, dans un premier temps.
Quant au second volet, celui de la praxis, c’est-à-dire de l’ensemble des processus à activer dans la perspective de révolutionner l’ordre social, la démarche de l’auteur n’est pas moins pertinente et fertile. Ainsi, met-il en relief les points clés de la pensée comme de la pratique du combattant sur maints sujets brûlants : La violence, l’internationalisme, la place de la femme dans la société, le modèle de développement économique, les rapports entre « leaders » et masses etc. Le tout, analysé sans idolâtrie improductive, sans langue de bois stérilisante, autant de tares aux antipodes de la manière Fanon.
Enfin, et c’est tout à l’honneur de Philippe Pierre-Charles, il est l’un des premiers à confronter la pensée et l’action de Fanon avec les trajectoires idéologiques des militants de son temps, avec les productions de ceux qui s’en sont réclamé, en Martinique et ailleurs, compte tenu des mutations du monde pendant le demi-siècle écoulé, et des nécessités du combat émancipateur d’aujourd’hui.
Max Rustal, Fort-de-France le 27/10/2011
Source : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article25843