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Haiti- Reconstruction: Les Réflexions du professeur Eric Berr

Source: Réseau Citadelle

Une interview de Jean Sénat Fleury, 6/15/10

JSF- Professeur Eric Berr, vous êtes spécialiste des questions de développement, avec un accent particulier sur la dette des pays en développement notamment et sur le thème du développement soutenable. Parlez-vous un peu de vos travaux de recherches?

Eric Berr- Mes travaux de recherche, inspirés notamment par les travaux du célèbre économiste anglais John Maynard Keynes, portent plus particulièrement sur les économies des pays dits en développement. Ils ont permis de livrer un bilan critique des politiques néo-libérales menées depuis les années 1980 au travers de ce que l’on appelé le consensus de Washington. Ces politiques, privilégiant toujours plus les ajustements de marché au détriment des régulations étatiques ou autres, ont eu pour conséquence de fragiliser toujours plus économies des pays les plus pauvres de la planète. La dette extérieure est à ce titre une arme puissante aux mains des créanciers internationaux qui a permis de placer nombre de pays en développement sous tutelle économique, pour le plus grand profit des élites capitaliste du Nord, mais également du Sud. L’accent mis aujourd’hui sur le thème du développement soutenable ne conduit malheureusement pas encore aujourd’hui à la remise en cause d’un système prédateur dont la devise est : « faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais ».


JSF- Rentrons dans le vif de notre sujet : La reconstruction d’Haïti. En effet, Haïti a été sévèrement touchée par un tremblement de terre en date du 12 janvier 2010, une catastrophe qui a détruit la capitale haïtienne et plusieurs autres villes dans le Sud du pays. La communauté internationale venant en support aux autorités haïtiennes parle d’un plan de « Reconstruction d’Haïti ». En tant qu’économiste et expert, comment voyez-vous ce terme « Reconstruire Haïti.»

Haïti a vécu une catastrophe sans précédent. Malheureusement, la gestion de ce type de catastrophe est toujours la même. L’Occident arrive dans sa tenue de sauveur sans essayer de comprendre ce que veulent les haïtiens. Car aider autrui consiste à l’aider à faire ce qu’il souhaite, non à l’inciter à agir comme nous le souhaitons. Or, nous sommes toujours dans un rapport de dominant à dominé où l’on impose des solutions de l’extérieur. Remarquons aussi que les sommes consacrées à la reconstruction d’Haïti sont ridicules au regard de celles qui ont été débloquée pour sauver la finance mondiale.

JSF- Haïti ce n’est plus un secret est l’un des pays les plus pauvres du monde. Cette condition de pauvreté était un fait connu bien avant le tremblement de terre du 12 janvier 2010 qui est venu bien sûr aggraver la situation dans le pays. Comment voyez-vous la reconstruction d’Haïti dans le cadre du développement soutenable?

JSF- Le développement soutenable est une question qui doit tous nous préoccuper sur cette planète. Mais cela ne pourra être effectivement le cas que lorsque les populations pourront voir satisfaits leurs besoins élémentaires, que ce soit en termes d’alimentation, de santé, de logement ou d’éducation. Sans progrès social, le développement soutenable restera un vœu pieu. Cela ne veut toutefois pas dire que les pays en développement ont des leçons à recevoir de la part des plus gros pollueurs de la planète. Notons par exemple que l’agriculture vivrière est beaucoup plus respectueuse de l’environnement que ne l’est l’agriculture d’exportation que l’on a imposée dans de nombreux pays en développement afin d’attirer les devises nécessaires au remboursement de leur dette extérieure, rendant au passage ces pays dépendants de l’aide alimentaire extérieure.

JSF- Comment d’après vous traduire dans la réalité économique Haïtienne, ce postulat de base du développement économique : « L’impulsion première au progrès d’un territoire doit venir de l’intérieur ? »

Eric Berr- L’expérience montre que tous les pays aujourd’hui dits développés ont construit leur développement en utilisant des mesures protectionnistes visant à protéger leurs industries naissantes et en faisant de l’Etat un élément moteur du processus de développement. Or, c’est précisément ce que l’on refuse aux pays en développement aujourd’hui. Les élites ont bien compris le danger de laisser trop de pays en développement les rejoindre et tentent plutôt de les maintenir sous domination. Pour envisager toute forme de développement qui ait une chance de réussir, il convient déjà d’être conscient de cet état de fait, et d’arrêter de considérer que les solutions ne peuvent provenir que de l’extérieur. Qui, mieux que les haïtiens, sait ce qui est bon et nécessaire pour Haïti ? La diaspora haïtienne a aussi un rôle à jouer à condition de ne pas se faire les représentants du monde occidental. Il y a un
rapport de force à construire et cela prendra du temps, beaucoup de temps.

A court terme, les haïtiens doivent se battre pour être les maîtres d’œuvre dans la reconstruction de leur pays. Ils n’ont pas besoin d’être placés dans un rôle d’assisté mais se doivent au contraire d’être les acteurs de leur propre développement. Bien sûr, le combat contre les pays donateurs et leurs multinationales sera dur mais seules les batailles non engagées sont sures d’être perdues.

A plus long terme, bâtir des institutions capables de promouvoir un développement soutenable est essentiel. Rappelons qu’un pays comme le Chili, qui a subi un tremblement de terre d’une plus grande intensité que celui d’Haïti, n’a enregistré qu’environ 300 morts contre 200000 à Haïti. Une explication tient au fait que les réglementations anti-sismiques dans le secteur du bâtiment sont assez bien respectées au Chili en raison d’institutions et de règles elles aussi assez fiables.

JSF- A l’ère de la mondialisation et la globalisation. D’après vous, quels sont les défis qu’Haïti doit faire face pour son développement ou du moins pour assurer un bien-être à sa population?

Eric Berr- La réponse est à la fois simple et très difficile à réaliser. Il s’agit pour Haïti de reprendre le contrôle de l’économie haïtienne. Je crois que les expériences de la Bolivie ou de l’Equateur sont à méditer. Leurs succès actuels tiennent au fait que l’on associe le peuple au processus de développement.

JSF- Le président Français Nicolas Sarkozy à son arrivée en Haïti le 17/02/10 a déclaré que la France allait consacrer 326 millions d’euros d’aide à Haïti touchée par un séisme qui a fait plus de 200.000 morts. Cette somme annoncée par Nicolas Sarkozy à Port-au-Prince comprend l’annulation de la dette de 56 millions d’euros.

« Nous allons prendre des dispositions très concrètes a dit le président français, lors d’une conférence de presse dans les jardins du Palais présidentiel détruit par le séisme. »

En qualité d’expert en économie sur la question de la dette, si vous avez à faire des suggestions au président Sarkozy sur des dispositions concrètes que la France doit prendre pour participer à la reconstruction d’Haïti, quels seront vos conseils ?

Eric Berr- Au-delà des effets d’annonce, les sommes en présence sont encore une fois sans commune mesure avec ce que l’on a été capable de faire lors de la dernière crise financière. Et les annulations de dette présentées comme des mesures généreuses ne le sont pas puisque ces dettes ont déjà été remboursées plusieurs fois.
Mon conseil pourra surprendre, voire choquer. Je pense qu’Haïti n’a pas besoin de compassion (car derrière les bons sentiments se cachent toujours les intérêts économiques des donateurs) mais d’une réelle indépendance économique, qu’elle ne pourra pas acquérir en comptant uniquement sur l’aide extérieure.

JSF- Concernant la question de la dette: suite à une pétition pour l’annulation de la
dette extérieure d’Haïti envers la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire Internationale et autres instituts financiers internationaux ; la dette extérieure d’Haïti est sur le point d’être totalement effacée. Le Club de Paris, un groupe informel de gouvernements créanciers des pays industrialisés, a effacé le mercredi 8 juillet 2009, la totalité des redevances d’Haïti estimées à 214, 73 millions de dollars américains.

Dans la même veine, le Canada affirme avoir effacé une dette de 2,3 millions de dollars que lui devait Haïti.

Le 30 juin 2009, la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International ont conclu un accord : « visant la réduction dans un premier temps de 265 millions de dollars en faveur d’Haïti dans le cadre l’initiative pays pauvres très endettés (Ppte), dans un second temps de 972,7 millions de dollars dans le cadre de l’initiative d’allégement de la dette multilatérale (IADM).

Le G7 qui réunit les pays les plus riches de la planète : Etats-Unis, Canada, France, Allemagne, Grande-Bretagne, Japon et l’Italie, a confirmé l’annulation de la dette d’Haïti.
Le 7 juin 2010 la Banque mondiale a annoncé avoir entériné l’annulation de la dette d’Haïti à son égard soit 36 millions de dollars.

Quels sont d’après vous les impacts de la dette extérieure sur le développement d’un pays pauvre comme Haïti? Comment cet effacement de la dette extérieure d’Haïti peut-il aider dans la reconstruction du pays?

Eric Berr- La dette extérieure a été l’arme utilisée par les créanciers et les institutions financières internationales afin d’imposer les programmes d’ajustement structurels inspirés par le consensus de Washington. Les initiatives PPTE et IADM, sous couvert d’une réduction de la dette extérieure, ont permis de pérenniser les conditionnalités néo-libérales contraires aux intérêts des pays en développement en général et d’Haïti en particulier. Les réductions de dette envisagées ne seront bénéfiques à Haïti que si elles sont accompagnées de l’abandon de ces conditionnalités, ce qui ne semble pas être à l’ordre du jour. Afin d’envisager une autre voie de développement, il est impératif de briser les chaînes de la dette extérieure. Et en la matière, seul Haïti, en répudiant une dette qui a déjà été largement remboursée, pourra éventuellement reprendre la main sur son destin. Si une telle répudiation
est une condition nécessaire à un meilleur développement, elle n’en est bien évidemment aucunement une cause suffisante.

JSF- Plusieurs conférences internationales ont été organisées sur la reconstruction d’Haïti. Le 25 janvier 2010 à Montréal a eu lieu la première conférence sur le sujet. Le 31 mars 2010, à New York au siège des Nations Unis, a eu lieu une deuxième rencontre sur Haïti et une dernière conférence toujours sur la reconstruction d’Haïti s’est tenue à Punta Cana en République Dominicaine le 2 juin 2010.

Avez-vous des avis à donner à la communauté internationale dans le cadre du plan de la reconstruction d’Haïti ?

Eric Berr- La communauté internationale doit cesser d’agir à la place d’Haïti, mais avec Haïti et pour Haïti. Car, comme le rappelait Gandhi, « tout ce que vous faites pour moi sans moi, vous le faites contre moi ». C’est bien sûr beaucoup plus facile à énoncer qu’à mettre en pratique et les recettes miracles n’existent pas.

JSF- Professeur Berr, une dernière question. Si Haïti doit choisir un pays comme modèle pour sa reconstruction. D’après vous quel pays doit-elle choisir pour être son modèle?

Eric Berr- Je crois que l’erreur est de croire qu’il existe ailleurs un modèle clé en main. Haïti doit se construire à partir de sa propre histoire, de sa propre culture, en faisant ses propres erreurs. Le seul modèle de développement qui puisse réussir est celui qui implique la population dans la construction d’un avenir commun.

JSF- Professeur Berr, je vous remercie.

N.B. Docteur ès sciences économiques, Habilitation à diriger des recherches, Eric Berr est Maître de Conférence à l’Université de Bordeaux IV. Il est spécialiste des questions de développement, avec un accent particulier sur la dette des pays en développement notamment et sur le thème du développement soutenable. Il a co-dirigé avec Jean-Marie Harribey l’ouvrage: Le développement en question (Presses universitaires de Bordeaux, 2006). Il a , entre autres, publié : « Une autre lecture de la soutenabilité de la dette », Revue Tiers Monde, No 192 ; « The false promises of the (second) Washington consensus: evidence from Latin America and Caribbean (1990-2003) ; Brazilian Journal of Political Economy, Vol 27, « Le développement en question (s), Pessac, Presses universitaires de Bordeaux ; « Vingt ans d’application du consensus de Washington à l’épreuve des faits », Economie appliquée, no 2.