Par: André CORTEN *,
La semaine dernière, de petites émeutes de la faim. Aujourd’hui, une manifestation. Les maisons dont on avait vanté la coquetterie sont en fait en plywood avec des toits de tôle. On est au camp Corail. Y sont entassées des personnes déplacées pour la seconde fois. Auparavant et dès le soir du séisme, ces personnes avaient laissé leurs maisons détruites – écrasées comme on dit en créole – pour s’installer sur le terrain de golf de Pétion-ville. Il ne fallait pas que cela dure: d’où traitement de faveur. On leur a remis, pour leur faire accepter ce déplacement à près de 20 km au nord de Port-au-Prince, 1500 gourdes (35 $ US) et une tente plus spacieuse que celle qu’on trouve dans les centaines de camps qui témoignent de la catastrophe. A Corail, les tentes sont rangées en files espacées. Elles résistent pour le moment aux grandes pluies, mais ne résisteront pas aux cyclones. Aucun arbre et la chaleur est implacable. La nuit des projecteurs nourris par de mini-génératrices permettent de contrôler la venue de délinquants du camp voisin. Dans les tentes, pas d’électricité.
Le camp Corail est en quelque sorte un camp modèle. Dans les innombrables camps installés le soir du 12 janvier sur des lieux où se retrouvaient souvent les sans abris, ce ne sont pas des tentes qui logent le million de déplacés, ce sont des bâches USAID ou de la Croix Rouge ficelées à un cadre de bois ou souvent emmaillotant des murs de tôles récupérés de l’ancien logis. Les camps, c’est souvent effroyable ! Craquelées par le soleil, les bâches coulent par le haut. A chaque orage, l’eau pénètre par le bas obligeant les habitants à poser les matelas sur des blocs en parpaing. Même cela ne suffit pas. Même un gros vent désarticule les constructions les plus fragiles. Et les ouragans, alors ?!
Les mois passent. Femmes et hommes sont là. Ils attendent sans attendre de quelqu’un. Depuis le 12 janvier, ils n’ont pas vu de représentant de l’État, sauf dans certains cas pour leur annoncer une expulsion prochaine – un « déguerpissement ». À l’État, les gens ne demandent rien. Les ONG sont surtout présentes au plan médical et sanitaire: des toilettes trop peu nombreuses, encombrées mais dans certains camps nettoyées et fonctionnelles. Parfois comme au camp de Tapis rouge, situé à Carrefour Feuilles, on distribue des cartes d’approvisionnement pour des vivres frais à acheter sur certains marchés, mais partout une même plainte adressée à personne: on n’a rien à manger.
Face à toute cette misère, filtre dans les journaux un discours saisissant d’inhumanité. Celui-ci présente les occupants des camps comme des profiteurs: dans les camps, les habitants n’ont pas à payer de loyer, ils bénéficient d’eau et de nourriture! En fait, ils n’ont aucune envie de revenir à leur ancien logis!
Si ces assertions, pour le moins médisantes, jettent un éclairage sur l‘immense misère des gens qui en effet sont parfois encore mieux dans ces camps précaires que dans leur logement d’avant-séisme, elles permettent aussi de saisir le grand malentendu des classes aisées et populaires face à l’ « opportunité » de refonder Haïti. Pour les classes aisées, l’évacuation des camps est l’occasion inespérée de nettoyer la ville. Pour les gens de milieux populaires, le camp est un endroit précaire comme toute leur vie l’est, mais la refondation d’Haiti est aussi le levier pour accéder à un véritable logement – et pourquoi pas coquet ?
Depuis longtemps, les populations ont pris l’habitude d’ignorer un État qui les ignore. Dans le grand effort de reconstruction, les instances internationales se sont convaincues qu’il fallait cacher la nudité du roi. Au soir et au lendemain du séisme, l’État est apparu inexistant, il faut aujourd’hui le doper d’hormones et le faire intervenir! Après la Conférence de Punta Cana du 2 juin, mais surtout après le déblocage des fonds prévu seulement avant la fin de l’été, deux forces autonomes vont se mouvoir. D’un côté, sous la pression des organisations internationales et bailleurs de fonds occupant la moitié des sièges de la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH), de multiples directives, contraintes et interdictions vont être imposées pour mettre en place les projets définis dans les conférences d’experts, de l’autre une immense force de résistance de la population qui ne lâchera ses camps que pour un véritable mieux-être.
L’interaction de ces forces sera conditionnée par trois facteurs. D’abord, les aléas des crises humanitaires (cyclones, épidémies, autre secousse sismique majeure annoncée, etc.), ensuite, l’instabilité engendrée par la proximité d’élections locales, législatives et présidentielles (fixées au 28 novembre), en troisième lieu la régulation des conflits au sein même de cette population déshéritée (notamment apparition de petits chefs dans les comités de camps).
Aucune force politique n’est susceptible de donner un espace politique à la résistance de la population rassemblée dans les camps. Celle-ci s’affirme dans une posture singulière: elle n’attend rien de l’État, mais elle attend. Pour le moment, cette attente articule plutôt son quotidien à l’univers religieux. Tous les soirs des prières s’élèvent des camps. S’agit-il d’exorciser le sentiment d’absence ? La population sait en tout cas que ce n’est pas la catastrophe naturelle qui la maintient dans les camps – les classes moyennes les ont rapidement désertés – , mais les processus d’exclusion et de mépris social.
Trois avenues possibles se dessinent pour l’avenir. Soit les dix années qui viennent seront à l’image de l’intervention américaine de 1915-1934 avec une modernisation réelle mais déconnectée de la société. Soit comme après 1986 (départ de Jean-Claude Duvalier), ou après 1994 (retour d’Aristide avec l’armée américaine), et après 2004 (expulsion du pouvoir de celui-ci par les « pays amis » ), les millions ou milliards de dollars promis n’arriveront jamais ou n’aboutiront pas à un effort de transformation du pays. Soit enfin on assistera à une véritable sécession mentale du monde parallèle des camps. Les camps sont, comme dit le philosophe politique italien Giorgio Agamben, le révélateur de notre monde contemporain. Mais, le camp n’est pas seulement l’expression de la violence du droit (se traduisant dans la distribution quasi-militarisée des services), il est aussi le lieu ou le peuple rassemblé exprime sa souffrance, et le fait politiquement. Il le fait en restant à l’écart des catégorisations technocratiques en pauvres, vulnérables et très vulnérables. Les situations d’urgence sont censées imposer ces catégorisations dans une sorte de simulacre d’Etat ; la population des camps ne s’y laisse pas ranger.
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* André Corten est Professeur de science politique, UQAM, Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine. Dernier ouvrage, co-écrit avec Vanessa MOLINA: Images incandescentes. Amérique latine : violence et expression politique de la souffrance, Québec, Nota Bene, 2010.