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La France et la dette de l’indépendance : alternative entre le droit et l’éthique ?

Source: Le Monde du Sud//elsie-news par Glodel Mezilas

Suite au terrible tremblement de terre qui a frappé Haïti le 12 janvier 2010 et qui a causé près de 300.000 morts, une pétition a été signée par des intellectuels haïtiens et étrangers (français, en grande partie) en vue d’exiger à la France de restituer à son ancienne colonie, la somme que cette dernière lui versa en 1825 pour sa reconnaissance officielle. Une telle sollicitude mérite réflexion en vue de voir dans quelle mesure il est possible qu’elle ait des effets concrets. Mais surtout, le plus important est d’analyser sa base juridique ou éthique, puisque toute réclamation suppose d’avoir un fondement que le droit ou la morale lui reconnaît. Autrement dit, il nous convient de nous demander si cette restitution doit se faire sur la base du droit ou de l’éthique.


S’il faut aborder la restitution de cette dette au regard du droit, on doit se demander si le comportement de l’Etat français envers l’Etat haïtien était légal ou illégal au XIXe siècle. Cette interrogation est tout à fait logique car il n’existe que deux manières d’exister devant le droit : être légal ou illégal. C’est le fameux to be or not de to be de Shakespeare. Or s’il s’agit d’une situation où le droit ne peut être évoqué, il est question d’un état de non-loi ou a-légal. Etant donné que le droit existe historiquement, il convient aussi de savoir quel droit serait applicable à cette idée de réparation : peut-on partir du droit international actuel ou du doit international tel qu’il existait au XIXe siècle ? Là se pose un autre problème. De la découverte de l’Amérique à la fin du XIXe siècle, le droit international concernait uniquement les puissances européennes. Il était fait pour gérer les affaires européennes et ne concernait pas l’Amérique. Ou tout simplement, le droit qui concernait l’Amérique était un droit spécifique : un droit colonial. D’ailleurs, John Locke le disait bien : «Au début, tout le monde était l’Amérique ». C’est-à-dire, l’état de nature se confondait avec l’Amérique. Qui dit état de nature dit état de non droit. Thomas Hobbes se référait a la « population sauvage de beaucoup d’endroits de l’Amérique » comme des exemples de l’état de nature. En Europe régnait la société civile, une organisation basée sur le droit et la liberté. Les théories de Locke, de Hobbes, de Rousseau, de Montesquieu, de Kant, malgré leurs divergences théoriques et philosophiques, aboutissaient au même constat : l’Europe passe de l’état de nature à l’état civil : de la violence brute à l’organisation pacifiée de la société. Pourtant, dans les Amériques, il n’était pas question de contrat social. En Europe, c’était la logique du droit et dans le Nouveau Monde, prévalaient la force et la violence. Donc il parait impossible d’appliquer le droit international tel qu’il existait au XIXe siècle. Au regard de l’Amérique, ce droit était avant tout un droit de vie et de mort que les européens se donnaient sur les populations américaines. Et Hegel avait raison de dire que la force en se manifestant crée le droit. D’autre part, il n’est pas possible non plus de se référer au droit international actuel car le doit n’a pas d’effet rétroactif, sauf dans le cas des prisonniers de guerre de la Seconde Guerre Mondiale.

Vu qu’il est impossible de fonder cette restitution sur le droit, peut-être peut-on trouver une base éthique. Ce passage de droit à la morale pourra se rapprocher de la philosophie de Kant qui, incapable de dépasser les antinomies dans l’ordre épistémologique, les résout sur le plan de la morale par son fameux impératif catégorique. La référence à l’éthique comme planche de salut mérite une clarification, étant donné qu’il existe différentes doctrines philosophiques sur l’éthique et la morale. Ici, le terme éthique se confond avec la morale. Elles sont prises en considération en fonction de leur sens ancien et se réfère à la logique du comportement.

La nécessité éthique de la restitution de la dette doit être aussi clarifiée. Il ne s’agit pas d’un cadeau que la France ferait à Haïti en lui restituant cette dette (car la dette était réelle. Elle est différente de la notion de réparation pour avoir colonisé le pays) mais plutôt un devoir (au sens kantien). Il s’agit d’un impératif catégorique qui devrait s’imposer à la France, d’autant qu’Haïti se trouve dans une situation des plus dramatiques, suite au séisme du 12 janvier 2010. Une telle restitution s’impose aussi parce que du temps de la colonie, Haïti seule rapportait à la France plus de richesses que toute l’Afrique au XXe siècle, selon Aimé Césaire. Les richesses que la France tirait d’Haiti contribuaient à l’épanouissement des arts et des lettres. Peut-être qu’il n’y aurait pas un Racine, un Corneille, un Rousseau, un Voltaire, un Montesquieu, un Victor Hugo sans l’énorme richesse que la métropole française avait à Saint Domingue. De même que l’esclavage rendait possible la démocratie et la philosophie grecques, l’esclavage à Saint Domingue contribuait à la richesse et le développement des lettres, des arts et de la philosophie en France. Les richesses de Saint Domingue étaient telles que Demesvar Delorme rappelle qu’à l’époque de la révolution française, la colonie de Saint Domingue expédiait en France 163,406,000 livres de sucre, 68,152,000 livres de café, 1,808,700 livres d’indigo, 1,978,800 livres de cacao, 52,000 livres de roucou, 6,900,000 livres de coton, 14,700 cuirs, 6,500 livres d’écaille, 22,000 livres de casse, 11,286,000 livres e bois de teinture et plusieurs autres produits et matières premières comme cire, tabac, sirop, tafia, bois d’ébénisterie. Chaque année la marine française, ajoute Delorme, chargeait 562 navires dans les ports d’Amérique et 353 étaient consacrés seulement aux ports de Saint Domingue. En il souligne que «les richesses étonnantes de cette terre de Saint Domingue étaient produites par 792 sucreries, 2,587 indigoteries, par des plantations comprenant ensemble 24.018.336 cotonniers, 197.303.365 cafiers, 2.757.691pieds de cacao ».

Ces données sommaires suffisent à donner une idée des richesses que la colonie de Saint Domingue fournissait à la métropole française et la nécessité éthique pour la France de rembourser à Haïti la dette de l’indépendance. Il s’agirait tout simplement d’un geste de grandeur d’âme. Mais là aussi se pose un autre problème d’ordre géopolitique : l’existence des Départements d’Outre-Mer français dans la Caraïbe représenterait un handicap pour la France. Ce serait un mauvais exemple pour la Martinique, la Guyane française et la Guadeloupe. Cela attiserait leur sentiment indépendantiste. Haïti devrait continuer à être un mauvais exemple pour ces départements comme elle l’était au XIXe siècle. Après son indépendance, un discours raciste était construit en vue de l’isoler de la scène internationale. Ce discours au XXe siècle a changé d’epistemè, car l’anthropologie a battu en brèche les thèses racistes. Il a revêtu une dimension économique et tend à diaboliser la situation du sous-développement d’Haiti au regard des autres pays de la Caraïbe, encore sous la coupe réglée des anciennes puissances coloniales. Ainsi, l’état lamentable d’Haiti renforce davantage la situation néo-coloniale de ces pays. Haïti ne peut pas servir de source d’inspiration. Au contraire, elle se présente comme un mauvais exemple. C’est pourquoi ces derniers jours on constate que ces pays n’exigent pas trop d’autonomie de la France. En ce qui concerne les Antilles hollandaises, il n’existe pas de conscience nationale ou nationaliste. Ces îles qui marchent (pour reprendre le titre du long poème de René Philoctète) n’ont aucune conscience de leur destinée collective, la situation haïtienne en étant pour beaucoup responsable.

Ainsi, la question de la restitution de la dette de l’indépendance du côté français pourrait paraître difficile, en raison des intérêts de la France et des autres puissances européennes dans la région. Leur présence dans les Antilles serait peut-être hypothéquée, en pensant que las Martiniquais, les Guadeloupéens et les autres réclameraient non seulement l’indépendance mais aussi la réparation de la présence pluriséculaire européenne dans la région. Alors, que faire ? C’est la fameuse question de Lénine. Nous pensons qu’en dépit des difficultés juridiques et éthiques, la demande de restitution est plus que juste et légitime. La somme que le pays a payée était réelle et était de trop. Il nous faut une forte mobilisation de la société civile comme l’ont initié certains intellectuels à travers le communiqué publié avant la visite du président français en Haïti. Cette société civile devrait être transnationale, en incluant non seulement des Haïtiens mais aussi des citoyens appartenant à d’autres sociétés.

Glodel Mezilas – Candidat à Docteur en Etudes latino-américaines (Philosophie, UNAM, Mexique)