Port-au-Prince, 16 octobre – Le mardi 13 octobre 2009, à l’occasion de la Journée Mondiale de la Femme Rurale et la Journée Mondiale de l’Alimentation, rebaptisée Journée Mondiale de la Souveraineté Alimentaire par le mouvement social en Haïti, plusieurs organisations dont la Plate-Forme Haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif (PAPDA), la Plate-Forme des Organisations Haïtiennes des Droits de l’Homme (POHDH), l’Institut de Technologie et d’Animation (ITECA), la Solidarité Femmes Haïtiennes (SOFA) et le Mouvement Revendicatifs des Paysans de l’Artibonite (MOREPLA) ont convoqué la presse dans les locaux de la SOFA pour exiger que le gouvernement prenne des mesures concrètes pour accompagner les petits/es paysans/nes agriculteurs/trices, et en particulier, pour améliorer la situation des femmes rurales qui sont le pilier de l’économie du pays.
PAPDA : « Le gouvernement mène une politique économique manifestement anti-paysanne et cherche à détruire le secteur agricole »
Camille Chalmers, directeur exécutif de la PAPDA, dénonce la politique du gouvernement consistant à se plier aux injonctions des organisations internationales et à favoriser les entrepreneurs étrangers et les importateurs de produits alimentaires. « En 1980, 700 millions de personnes étaient en situation d’insécurité alimentaire, en 1996 ce chiffre avait augmenté jusqu’à 850 millions, en 2008 à 963 millions et pour 2009 la FAO prévoit que plus d’un milliard de personnes seront en situation d’insécurité alimentaire. Tout ceci malgré les engagements pris par l’ONU en 1996 et en 2000 pour améliorer la situation alimentaire mondiale et quoique la production agricole mondiale actuelle permet de nourrir 12 milliards de bouches. On voit à quel point le discours de l’ONU est hypocrite ».
Le directeur Exécutif de la PAPDA dénonce également le caractère insuffisant des réponses gouvernementales et de celles de la Communauté Internationale après les cyclones qui ont causé en 2008 des pertes en vies humaines et des dégâts matériels insupportables pour le pays : « On a perdu 15% du PIB suite aux cyclones, environ 3 millions de personnes était en situation d’insécurité alimentaire juste après les ouragans. Même si ce chiffre a aujourd’hui baissé jusqu’à 1,9 million, il reste inacceptable. »
Malheureusement, souligne le directeur exécutif de la PAPDA, « Depuis les années 80 les stratégies néolibérales adoptées par les gouvernements ont détruit l’agriculture du pays. On est aujourd’hui le troisième importateur du riz Américain avec plus de 400.000 tonnes métriques par an. Pourtant, chaque année 75.000 personnes laissent les zones rurales – absentes des débats de la classe politique – pour rejoindre la capitale. De la sorte, la dépendance alimentaire du pays ne fait que s’agrandir. Les politiques macro-économiques soutenues par Washington, l’ONU, le FMI et la Banque Mondiale ne se soucient nullement de la nécessité du développement et de la protection du marché national. Les seules préoccupations de ces politiques est de produire pour l’exportation vers le marché mondial ». D’où, l’absence d’une politique sectorielle expliquant qu’aujourd’hui le crédit agricole ne représente que 1% du crédit formel. Les paysannes et les paysans manquent de terres cultivables, d’outils, d’intrants, d’encadrement dans la commercialisation des produits. Ainsi, dans la riche et fertile plaine de Maribaroux (département du Nord-Est), le béton a remplacé les cultures : une bonne partie de cette plaine fertile a servi à la construction d’une zone franche pour la fabrication de produits textiles destinés au marché interne des États-Unis. Le paradoxe est que, non loin de cette plaine de Maribaroux, il existe des terres moins fertiles où ces industries auraient pu s’installer sans porter préjudice aux plaines agricoles fertiles.
« … Le gouvernement doit changer de politique économique »
Le Directeur exécutif de la PAPDA poursuit : « Nous exigeons du gouvernement qu’il change ces orientations économiques néfastes pour le pays. Cela signifie qu’il doit rompre avec la politique néolibérale, donner la priorité aux investissements dans le secteur agricole et lancer un processus de reforme agraire qui favorise l’accès des petits/tes paysans/nes à la terre, à l’encadrement et au crédit agricole. Il faut également changer les orientations des accords commerciaux : le pays a perdu une grande opportunité de mettre ses tarifs douaniers au même niveau que d’autres pays de la région à travers le CARICOM. Les tarifs d’importations de riz qui sont aujourd’hui à 3% auraient pu augmenter à 25 ou 30 %, la moyenne dans le CARICOM. Haïti a demandé 10 ans de moratoire pour ajuster ses tarifs : ce qui montre clairement qu’il n’y a aucune volonté de protéger les secteurs productifs. Il faudra également chercher à se rapprocher de l’Alternative Bolivarienne pour les Amériques (ALBA) qui parle exactement de souveraineté alimentaire et non de sécurité alimentaire. »
ITECA : « Les jardins des femmes sauvent le pays, les prix qu’elles reçoivent aux marché sont dérisoires en raison des importations »
Gracita Osias, qui a pris la parole pour l’Institut de Technologie et d’Animation (ITECA), relève le rôle cruciale que les femmes jouent dans l’économie haïtienne malgré des conditions extrêmement défavorables : « Les femmes souffrent le plus de la pauvreté. Elles n’ont pas accès à la santé, à l’éducation, aux outils de production, à la terre qui reste aux mains des grands propriétaires. Leurs jardins sauvent le pays mais lorsqu’elles arrivent aux marchés avec leurs produits, les prix qu’elles reçoivent sont dérisoires en raison des importations qui envahissent le marché national sous le regard complice du gouvernement haïtien. »
POHDH : « … augmenter le budget de l’agriculture au niveau de 30% »
Antonal Mortimé, secrétaire exécutif de la POHDH, a mis l’accent sur le fait que le droit à l’alimentation est nié à une grande partie de la population. Pourtant, l’article 22 de la Constitution de 1987 exige de l’état qu’il garantisse ce droit qui est également inscrit dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et dans la Convention Américaine des Droits de l’Homme.
« Ce qu’on a appelé les émeutes de la faim en 2008 était également l’expression d’une exigence du peuple haïtien pour porter le gouvernement à changer sa politique alimentaire. Il manque une politique d’État qui donne accès à l’alimentation non seulement en quantité mais également en qualité. Malgré le fait que l’État n’a presque pas investi dans l’agriculture au cours des vingt dernières années, toujours 43% de notre alimentation est produit en Haïti. Le chiffre de 1,9 million de personnes en insécurité alimentaire et près de 4 millions en risque d’insécurité alimentaire est extrêmement inquiétant », explique Antonal Mortimé.
La POHDH appelle donc le gouvernement à ratifier le Pacte Internationale sur les Droits Économiques, Sociaux et Culturels de l’ONU, à appliquer l’article 22 de la Constitution haïtienne et à appuyer le secteur agricole par une reforme agraire et l’amélioration des infrastructures. Elle demande ainsi au gouvernement de faire passer le budget de l’agriculture qui est aujourd’hui de 6% à au moins 30% et de prévoir un système de sécurité sociale pour la paysannerie.
SOFA Cayes-Jacmel : « Un gouvernement qui s’en va, un autre qui s’en vient… Rien ne change pour les femmes »
Yolène Célestin, représentante de la SOFA Cayes-Jacmel, a mis l’accent sur la politique d’exclusion des femmes au niveau de l’éducation, de la santé et de l’identité : « Les femmes rurales, on les appelle femmes en dehors… Pourtant l’économie du pays repose sur leurs dos. Elles préparent la terre, elles plantent, elles récoltent, elles transforment et au bout de la chaîne elles vont au marché avec les produits agricoles. Un gouvernement qui s’en va, un autre qui vient…, rien ne change pour les femmes. »
En ce qui concerne l’éducation, les femmes rurales représentent 48% des analphabètes. Pour la santé, sur les 570 sections communales, on peut compter sur les doigts de la main celles qui ont un dispensaire. Et même si un dispensaire ou un hôpital existe, comme c’est le cas à Cayes-Jacmel, les femmes enceintes ne peuvent pas être accueillies les samedis et les dimanches. En effet, c’est triste qu’après 205 ans d’indépendance seulement une petite partie des services publics arrivent dans les sections communales.
Pour la SOFA, l’État doit mettre un terme à cette attitude de ne rien faire. Il doit rompre avec le système d’exclusion des femmes, il doit installer des usines de transformation dans les zones fruitières, il doit capter les sources et installer des puits et réservoirs pour l’irrigation, il doit installer des pharmacies agrovétérinaires dans les sections pour supporter l’élevage, il doit organiser la formation agrovétérinaire et il doit construire des routes secondaires. Le Ministère le l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP) et le Ministère de la Santé Publique et de la Population (MSPP) doivent prendre des mesures en vue respectivement de fournir les matériels et équipements dans toutes les communes et d’installer des dispensaires ou hôpitaux également bien pourvus dans les sections communales. L’État doit finalement prendre en compte les droits des femmes à participer aux décisions qui engagent la vie du pays.
MOREPLA : « Un sac d’engrais donné gratis par le Venezuela est vendu à 1200-1300 gourdes [+/-30 USD] dans l’Artibonite. »
Eustache Duvalier, le représentant du MOREPLA explique que le mouvement réunit 148 organisations de femmes, de paysans et de coopératives qui mènent une bataille contre le plan néolibéral et pour forcer l’État à investir dans agriculture : « Ce sont les petits paysans qui constituent la force réelle pour produire les denrées alimentaires. Mais le système des grands propriétaires est néfaste pour les petits paysans, l’État marche main dans main avec les grands propriétaires et la bourgeoisie. »
Selon le représentant du MOREPLA, la vie chère est un des plus grands problèmes dans la Vallée de l’Artibonite en ce moment : « On paye une marmite et demie de riz ou de maïs pour un gobelet de sucre. Une grosse marmite nous permet d’acheter un gallon d’huile. Sous Préval 1, on parlait de réforme agraire, mais après le coup d’État de 2004 les grands propriétaires sont revenus sur les terres. »
Dans l’Artibonite la bataille se concentre aujourd’hui surtout autour de l’accès à la terre. Une loi sur la réforme agraire est déposée au parlement depuis plus de 6 mois, mais elle n’est pas encore mise sur la table pour être discutée. De plus, l’État refuse d’aider les paysans à faire l’acquisition des outils et équipements agricoles : « Les semences améliorées ne sont pas disponibles, il y a un manque d’encadrement technique et le sac d’engrais, donné gratuitement par le Venezuela, est vendu sur place entre 1200 et 1300 gourdes [41 gourdes = 1 USD] bien que l’État ait fixé son prix à 500 gourdes. » Dans l’Artibonite 32.000 hectares produisent du riz aujourd’hui dont 6.000 inondés depuis des années ; et, si les canaux d’irrigation étaient réaménagés, 47.000 hectares supplémentaires pourraient être utilisées pour l’agriculture dans la vallée.
MOREPLA fait partie des organisations qui ont organisé le vendredi 16 octobre une marche pacifique à Carrefour Pèy (commune de Pont Sondé dans le département de l’Artibonite) pour exiger de l’Organisme pour le Développement de la Vallée de l’Artibonite (ODVA) la prise en compte des besoins des paysans en outils de travail nécessaires à la petite production notamment. Cette marche a rencontré sur son chemin une contre-manifestation d’une cinquantaine d’individus : certains d’entre eux étaient armés de grandes bouteilles de rhum ainsi que de pierres et de bâtons. (Voir l’article d’alterpresse). Les paysans/nes qui participaient à la marche de MOREPLA ont dû se disperser puisque qu’ils ont essuyé des jets de pierre en provenance de la contre-manifestation. Aucun agent des services de l’ordre n’a été remarqué sur tout le parcours de la manifestation.
Écoutez les intervenants (En Kreyol)