Au cours d’une discussion sur la conjoncture nationale, le professeur Camille Chalmers a diagnostiqué la situation actuelle du pays comme « Un État dans un état de pourrissement avancé ». Effectivement, même les observateurs les moins avertis avec des mots différents, sont parvenus au même constat. La nation haïtienne, en effet, offre le malheureux spectacle d’un pays qui s’en va à vau-l’eau. Le capitaine et les matelots sont bel et bien installés à leur poste, mais malheureusement, ils ont enfoui leur boussole quelque part sur la terre ferme. Le président Préval, au début de son premier mandat, avait préconisé le mode d’ordre : < Restaurer l'autorité de l'État>. Il en avait fait le principal leitmotiv de sa campagne électorale de 1995. Le résultat obtenu au cours de son premier quinquennat s’était révélé maigrelet. Aujourd’hui, au cours de son second mandat, il n’en parle guère alors que la perte de cette autorité s’amplifie. L’impression d’un pays abandonné à lui-même n’est pas due seulement à la situation économique nationale qui frise la banqueroute. Cette impression provient aussi d’un relâchement progressif de la morale collective, caractérisé par la multiplication des actions indescriptibles des gangs de divers acabits, les magouilles des classes dominantes et celles d’un nombre élevé de leurs suppôts de la classe politique traditionnelle. L’État haïtien a perdu dans sa capacité de jouer son rôle historique et traditionnel, celui de protéger ses classes dominantes tout en ayant soin d’amadouer les masses populaires par certaines mesures qui sont propres à ces dernières. Il lui est devenu difficile de maintenir l’illusion de conduire la barque nationale de façon désintéressée au profit de toutes les classes sociales. L’actuelle conjoncture, émaillée de scandales les uns plus burlesques que les autres, a simplement mis en exergue quelques symptômes de la décomposition de la formation sociale haïtienne.
S’achemine-t-on vraiment vers une désintégration irréversible du système oligarchique dont les germes remontent durant les années 1791-1804 à la récupération par les anciens Libres, de la direction de la lutte profondément anti-esclavagiste, anticolonialiste des nouveaux Libres? La présidence de M. Préval et tout son gouvernement assistent à cet effondrement ou y contribuent de façon non délibérée puisque l’optique de promouvoir le remplacement de cette charpente éculée par un nouvel appareil plus proche des desideratas de la grande majorité ne fait pas partie de leur agenda et de leur programme. L’orientation de leurs politiques depuis leur accession au timon des grandes décisions politiques et économiques l’année dernière n’a pas épousé le choix possible d’une Haïti souveraine et progressiste. La gauche révolutionnaire n’est pas encore parvenue à se structurer pour participer de concert avec les masses populaires à la construction d’une Haïti nouvelle. De ces éléments, est venue l’image d’un État dans état de pourrissement.
Pour comprendre cette conjoncture, une double approche mérite d’être tentée.
L’État haïtien tangue sous le poids de deux boulets distincts qui sont à la fois, imbriqués l’un dans l’autre et qui s’alimentent l’un de l’autre. Il s’agit des effets immédiats du néolibéralisme et de l’effritement moral d’une large portion de la population. Cependant, il existait déjà un terrain propice à cela, préparé par plus de deux cents ans d’histoire dominé par les féodaux et les bourgeois compradores pour qui les intérêts de classe ont toujours submergé ceux de la nation.
Premièrement: L’influence perverse du néolibéralisme.
Le néolibéralisme ambitionne de dominer la planète- terre en soulageant les États et leur gouvernement de tous leurs devoirs cardinaux envers leur peuple. En Haïti, déjà sous la férule de la dictature jean- claudiste et surtout en 1986 avec un digne héritier des Chicago Boys, le ministre des Finances du Conseil National de Gouvernement (CNG) M. Lesly Delatour, le néolibéralisme, cette variante du capitalisme, commença à s’attaquer profondément à toute la charpente socio-économique nationale. Aujourd’hui, la pénétration impérialiste vagabonde comme un électron libre dans toutes les sphères et sous diverses formes de la société. La faiblesse et le choix délibéré idéologique des partis politiques bourgeois jusqu’à présent dominants et celle du mouvement populaire à cause surtout de son éparpillement malgré une présence physique considérable, ont favorisé l’application drastique et sans nuance des mesures d’ajustement structurel. Nos dirigeants ont poussé leur myopie politique doublée de leur égocentrisme à un point tel que le pays semble abandonné aux premiers offrants étrangers. Ils n’ont pas su même profiter de la marge de manœuvre gardée par chaque entité nationale, grâce à une certaine maîtrise de leur propre terrain socio- politique. Il en est résulté immédiatement la mainmise effective de l’impérialisme et de ses outils comme la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International, l’Organisation Mondiale du Commerce sur la vie économique et financière du pays. Cette influence perverse s’est étendue sur l’ensemble des appareils étatiques.
Le délabrement de ces derniers dans toutes leurs composantes comme dans le système judiciaire, le système scolaire, les trois grands pouvoirs d’une manière générale, porte à croire que cet Etat réactionnaire n’existerait plus ou glisserait sur la pente de son auto- effondrement. Il est rare de notre temps qu’un gouvernement comme le nôtre, ne soit doté d’aucun plan connu, ni à court terme, ni à moyen terme, voire à long terme. Il réagit de façon ponctuelle selon les offres de prêts et de dons de la communauté internationale qui reste attachée à son propre calendrier. Pourquoi la route Cap- Haïtien- Dajabon qui assure une plus grande pénétration des capitaux dominicains et des multinationales au lieu de celle de Port- de- Paix- Gonaïves ou des Cayes – Jérémie ? De ce projet financé par l’Union Européenne, un important montant est réservé à la construction d’un marché public à Dajabon. Ces villes où habitent des millions de personnes n’entrent pas dans la philosophie de rentabilité néolibérale qui met en index des couches ou même des classes sociales du fait de leur ‘ insolvabilité’. L’actuel ministre des Travaux publics avait clairement exprimé cette opinion pendant qu’il occupait ce même poste sous la présidence d’Aristide en 1991. Des conflits éclatent au sein des institutions publiques et entre les responsables de ces institutions sans qu’aucune voie autorisée n’intervienne pour empêcher les dérives qui en découlent. Cela est si vrai, d’après ce courant fataliste, que notre diplomatie n’arrive à protester qu’avec les yeux baissés contre toutes les violations subies par nos compatriotes en République Dominicaine. La solidarité entre les classes dirigeantes et dominantes des deux côtés de l’Île a toujours prévalu sur toute autre considération nationaliste. .
Ce laisser-aller engendre comme conséquence immédiate la perte de confiance surtout de la jeunesse dans l’avenir du pays pour qui toute perspective radieuse lui semble perdue. Le nombre de jeunes gens des deux sexes qui l’ont quitté ou y aspirent est très élevé. Parfois, ils abandonnent leurs études universitaires. La plupart d’entre eux ne les reprendront jamais dans leur terre d’accueil. Des familles entières, parmi lesquelles parfois se recrutent des cadres chevronnés, sont disloquées à cause de la disposition prise soit par le père, soit par la mère pour accompagner leurs enfants à l’étranger. Le Canada depuis quelque dix ans à peu près, pratique une politique d’immigration de cadres professionnels dont le nombre s’élève d’après certains calculs à plus de trente cinq milles. La plupart d’entre eux ne vivent même pas de leur profession ou sont tombés carrément en chômage. Cette forme d’exploitation que les autres pays riches comme la France développent aussi rentrent dans la même lignée du ‘ pillage du Tiers- Monde ‘ dénoncé par Pierre Jalée durant les années 1960. Cette perte sèche retardera sans aucun doute le vrai départ de la nation après ceux manqués en 1804 et 1991.
Haïti vit le phénomène néolibéral avec un gouvernement docile aux diktats et aux dictées des puissances étrangères. Alors que celui-ci tend à sous-utiliser l’aide inconditionnelle et insistante de ses paires du Venezuela et de Cuba dans des domaines stratégiques tels que par exemple, la santé, l’alphabétisation ou le pétro- caribe, il accepte de danser la valse de ladite communauté internationale tantôt à Washington, tantôt aux Guyanes, en Espagne ou en Haïti à la poursuite de promesses mirobolantes qui se concrétisent en comptes gouttes sans oublier toutes les conditions qui les étouffent. L’ajustement structurel avec toutes les contraintes néfastes pour la bonne santé socio-économique de la nation, continue à étaler ses serres et à menacer des entreprises rentables et viables comme la Banque Nationale de Crédit (BNC) qui vient de prouver son efficacité en versant au gouvernement Préval-Alexis une somme de 34 millions 526 mille Gourdes au cours de ce mois de janvier 2007. Pourtant, ce montant ne représente que 10% des bénéfices de la plus ancienne banque du pays qui est dans le collimateur des agents de la privatisation. Le commentaire de Fritz Deshommes sur le sort réservé à cette banque nous a apporté beaucoup de lumière.
« La privatisation des entreprises publiques a refroidi bien des ardeurs, même parmi ses partisans les plus zélés. Les récentes performances de la Banque Nationale de crédit (BNC) ont provoqué d’émouvants mea culpa. La BNC figurait en 1996 sur la liste des entreprises à vendre au secteur privé. Elle dépendait alors de la Banque Centrale qui vivait justement en ce moment sa période “ floraisons néo-libérales”. :Pour les besoins de la cause donc, on la laissait péricliter, au point que , en moins de trois ans,elle passait du 2e au 6e rang des banques commerciales du système après avoir pendant longtemps occupé le 1er rang »
Le ministre des Finances M. Daniel Dorsainvil dans sa déclaration de remerciement au directeur M. Guito Toussaint, a, au moins reconnu, en substance, que , malgré tout, cela constitue une preuve que l’État n’est pas toujours mauvais gestionnaire
Bientôt, peut-être dans six mois, comme la TELECO qui pourrit aussi dans les mailles de toutes les imperfections techniques et administratives pour les mêmes raisons tactiques, la BNC risque de passer sous les fourches caudines de la liquidation sous l’euphémisme de capitalisation.
L’État haïtien se complaît dans son nouveau rôle néolibéral.
L’État haïtien se complaît bien dans son nouveau rôle, mais toujours comme protecteur des classes dominantes locales qui ont reçu, elles aussi, d’autres missions dans le cadre de la division internationale capitaliste. Les différentes factions de la bourgeoisie demeurent inféodées à leurs tutrices internationales sous la houlette d’un gouvernement élu suivant les normes de la démocratie représentative. Cette mise au point indique que les tâches sont reconfigurées selon les impératifs de la mondialisation sans pour autant modifier la nature de la formation sociale. Le règne du marché libre a bouleversé les donnes. L’exportation des denrées traditionnelles comme le café ou des produits de l’agro -industrie comme le sucre est remplacée par celle des produits de la sous-traitance au nom de l’avantage comparatif. La classe travailleuse, comme marchandise, est mesurée à l’aune de la valeur/ prix d’après laquelle on décide d’acheter sa force. On l’a décrétée sans avoir daigné la consulter : main- d’œuvre à bon marché. À une certaine époque et jusqu’avant- hier encore au cours d’une bonne partie du siècle écoulé, les gouvernements dépendaient du prix du café, du cacao pour répondre à la plupart de leurs projections. Aujourd’hui, le budget national compte au-delà de 60% sur l’aide internationale. Pour montrer, par exemple, leur bonne foi à ces institutions internationales, les gouvernements lavalassiens ont fixé le plancher du tarif douanier au taux le plus bas de toute la Caraïbe…
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