La PAPDA publie ici l’intervention de l’Honorable Sénateur Yvon Buissereth, Président de la Comission Education du Sénat de la République faite dans le cadre du Forum National sur la Marchandisation des services publics de base en Haïti. Les opinions et idées contenus dans les textes des intervenants au cours de ce forum n’engagent en rien la plateforme qui les publie à titre informatif et pour faciliter le débat entre différents secteurs de la vie nationale.
Vos réactions sont la bienvenue.
INTRODUCTION
Aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire de l’humanité, l’éducation a toujours été au cœur des préoccupations de l’homme. De Socrates aux Philosophes contemporains, elle a été au centre des débats, des réflexions et des recherches. En Haïti, le XXe siècle a présenté une période de questionnements, de remise à jour sur bien de problèmes-clé du système éducatif haïtien. Cependant, ces questionnements au XXIe siècle, n’ont pas conduit l’État à prendre ses responsabilités constitutionnelles en vue de promouvoir l’éducation pour tous. Aujourd’hui, encore, malgré des efforts reconnus de tous, durant les vingt (20) dernières années, l’éducation haïtienne reste l’affaire d’un secteur privé qui ne cesse de croître au détriment de l’Etat haïtien alors que la Constitution est très claire à ce sujet.
Mon intervention, ce matin, en tant que Président de la commission Éducation du Sénat de la République, comprend trois (3) parties. La première partie fera un rappel des articles de la Constitution qui précisent les responsabilités de l’Etat en matière d’éducation. La deuxième partie démontrera la criante réalité de la privatisation de fait du système éducatif haïtien. Et, la troisième partie identifiera une piste d’amélioration de la situation.
1. LES RESPONSABILITES DE L’ÉTAT EN MATIERE D’ÉDUCATION
Le capital humain du pays est soumis à une érosion continue qui compromet le développement tant économique que social et rend notre communauté désarmée vis-à-vis des défis auxquels il faut faire face. Sans minimiser l’importance des besoins, par ailleurs complémentaires, qui interpellent l’Etat dans d’autres domaines pour, par exemple, accroître la productivité agricole et industrielle, étendre les soins de santé de base et améliorer la nutrition, il y a lieu d’admettre que les défis qui se posent au gouvernants dans le domaine éducatif atteignent des proportions alarmantes pour l’avenir de notre nation.
Cet aspect de la question a été prévu par les constituants de 1987. Et, sachant très bien le caractère monopolistique et centralisateur du pouvoir exécutif, ils ont étendu la responsabilité d’amélioration du capital humain haïtien par l’éducation aux collectivités territoriales, en particulier, aux administrations communales. A ma connaissance, cette extension de responsabilité étatique n’est pas souvent soulignée par les experts en développement de l’éducation. En effet les articles 32, 32.1 et 32.2 non seulement fixent la responsabilité des collectivités territoriales en matière d’éducation du peuple, tout en insistant sur la gratuité de cette dernière, mais aussi définissent le rôle régulateur que doit jouer face à la croissance effrénée du secteur privé de l’éducation.
ARTICLE 32 :
L’État garantit le droit à l’éducation. Il veille à la formation physique, intellectuelle, morale, professionnelle, sociale et civique de la population.
ARTICLE 32.1 :
L’éducation est une charge de l’État et des collectivités territoriales. Ils doivent mettre l’école gratuitement à la portée de tous, veiller au niveau de formation des Enseignements des secteurs public et privé.
ARTICLE 32.2 :
La première charge de l’État et des collectivités territoriales est la scolarisation massive, seule capable de permettre le développement du pays. L’Etat encourage et facilite l’initiative privée en ce domaine.
A l’analyse, tout nouvel élu des collectivités territoriales aura pour mission de faire de l’éducation, dans sa circonscription, une affaire publique prioritaire.
2. L’EDUCATION EN HAITI : UNE PRIVATISATION DE FAIT
Le système éducatif haïtien est unique en ce sens qu’environ 80% des élèves fréquentent des établissements privés dont la plupart offrent un service de faible qualité. Le financement public au secteur de l’éducation représente seulement 2% du produit intérieur brut (PIB), le plus bas de l’Amérique latine et de Caraïbes.
On relève que le taux net de scolarisation à l’école fondamentale 1e, 2e cycle (l’école primaire) est de 68% et que 65% de la population vivent sous le seuil de la pauvreté. La crise politique et l’instabilité économique qui en résultent ont fragilisé une population de plus en plus exposée à la précarité et à l’inadéquation des besoins traditionnels de survie.
Les coûts d’éducation représentent plus de 15% des revenus des populations dont la majorité se situe en dessous du deuil de pauvreté. L’éducation est extrêmement chère en Haïti. En dépit des coûts élevés, on relève une forte demande d’éducation.
Cependant, environ 800.000 enfants n’ont pas accès à l’éducation de base et seulement 32% de ceux qui ont accès atteignent la 5ème année du niveau fondamental. Les subventions versées en support aux écoles publiques et privées l’étaient sur des ressources extrabudgétaires. L’offre publique d’éducation étant réduite, beaucoup se tournent vers le secteur privé.
Ce dernier occupe le pavé des écoles haïtiennes qui sont réparties ainsi, selon les dernières statistiques de 2003, de la Direction de la Planification et de la Coopération Externe, du Ministère de l’Éducation Nationale et la Formation Professionnelle,
– L’enseignement secondaire se donne dans 2148 écoles dont 191 lycées dans le secteur public et 1957 collèges dans le secteur privé. Les effectifs du secondaire (3ème cycle du fondamental compris) sont passés de 181 230 en 1991-92 à 573 436 en 2002-2003. Ce qui représente environ une augmentation de 32%, soit approximativement 3.2% par an.
– L’enseignement professionnel et technique est géré par l’Institut National de Formation Professionnelle et l’offre est privée à 90%, selon le rapport PADECO de décembre 2000. En 1999, les effectifs dépassent les 30 000, répartissant entre 440 établissements sont des centres ménagers pour femmes (75%).
Bien que l’éducation publique soit gratuite, en principe et selon la loi, (avec seulement de faibles frais d’inscription et de gestion), la manque de financement public destiné à entretenir les écoles et à les équiper a obligé les directeurs d’établissements à demander une participation financière aux parents. Un sondage de la FONHEP révèle que pour les 20% de la population les plus défavorisés, les frais de scolarité représentent, pour chaque enfant, environ 15 à 25% du revenu annuel total, ou 45 à 65% du revenu annuel d’un ménage moyen composé de trois enfants en âge d’être scolarisés. Et, il ressort que l’effort consenti effectivement par la population haïtienne en faveur de l’éducation pour les niveaux préscolaire, fondamental et secondaire est chiffré à 3.900 millions de gourdes dont 3.400.000.000 gourdes (15%) provenaient des ressources publiques. Ce montant global représentait alors 14% du PIB.
Or, le secteur privé n’offre pas toujours une éducation de qualité en termes de résultats escomptés. La privatisation de l’éducation haïtienne, même de fait, ne rime pas avec la qualité. De fait, une qualité médiocre de l’enseignement à tous les niveaux de l’appareil éducatif se fait sentir, et, ceci, quel que soit le déterminant de la qualité considéré.
3. EN GUISE DE CONCLUSION
Face à cette situation, d’aucuns seraient tentés à appeler à un investissement massif de l’Etat dans la construction d’établissements scolaires en vue de la prise en charge du système éducatif. Cette approche, à mon sens, est mauvaise à triple point de vue. D’abord, en investissant de l’argent en vue d’augmenter l’accès dans le secteur public, l’Etat se retrouverait en face d’un problème de qualité à très court terme, quand on sait que seulement moins de 15% des 60 000 enseignants sont réputés qualifiés. Ensuite, il y aurait une augmentation du budget au titre des frais récurrents tant au niveau des soldes et salaires. Enfin, « le Ministère de l’Éducation manque de moyens pour exercer son rôle normatif et régulateur dans le système éducatif (capacité stratégique faible, vision non actualisée, capacité de pilotage limitée, absence de mémoire institutionnelle, inspection insuffisante et manque de transparence dans l’allocution des financements hors salaires pour la rentrée scolaire) »
En analysant la situation, j’en viens à une position médiane en faisant le raisonnement suivant : le système éducatif haïtien n’est mis en œuvre que pour les enfants haïtiens. Les enfants ne sont ni privés ni publics. Ce sont des enfants haïtiens. L’Etat, dans ses fonctions de justice et d’équité sociales, ne peut agir pour les enfants du secteur public au détriment du secteur privé et vice et versa. Donc, autant avoir un système éducatif équilibré, au-delà des clivages idéologiques, sociaux et économiques, en éliminant des réflexes manichéens qui ne pourront que diviser la nation déjà en proie à des déchirures que nos fils passeront beaucoup trop de temps à cicatriser. Ainsi, aujourd’hui, par devant vous, j’en appelle au partenariat entre le secteur public de l’éducation et le secteur privé de l’éducation et je vous laisse partager, en guise de conclusion, ce que j’ai retenu d’un rapport-pays, du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD).
« En l’absence d’un mandat précis de l’État, les normes de base fluctuent selon les aléas du secteur privé. Il est impératif que l’État puisse définir un espace public qui permettrait de garantir et de faire valoir à tout citoyen ce à quoi il a droit. Dans cette optique, le rôle fondamental de l’État est de définir des normes minimales garantissant une qualité des services aux citoyens sur la base de principes d’équité et d’égalité. Ainsi, l’État doit assumer un rôle de locomotive et d’impulsion auprès de l’ensemble des acteurs de la vie publique. Il doit être à la fois le phare et la bouée de sauvetage. Cette position lui impose de définir les modalités de régulations des systèmes dont il a la charge. Pour remplir ses fonctions de normalisation et de régulation, l’État doit faire la démonstration de services de qualité accessibles à l’ensemble des citoyens ; les services du secteur public (écoles, hôpitaux) devenant un référent de qualité pour les autres prestataires de ces services. De fait, l’État doit exercer une constante vigilance à l’égard des services privés et communautaires de manière à ce qu’ils appliquent les normes en vigueur ».
Port-au-Prince, le 17 janvier 2007