Mesdames Messieurs les invités à ce Forum National organisé par la PAPDA,
Mesdames Messieurs les délégués,
Chers camarades et amis.
Pourquoi sommes-nous ici hier et aujourd’hui ?
C’est évidemment dans le but de préparer un document de plaidoyer en faveur du respect des droits économiques et sociaux culturels du peuple haïtien. Dans ce contexte, je devrais parler de notre expérience de lutte syndicale contre la marchandisation du service de l’éducation. Mais cette question est trop sérieuse, trop importante pour que je me mette à en parler sans faire préalablement une mise en contexte.
Pour des convenances pédagogiques et didactiques, je vais me permettre de diviser mon intervention en trois parties.
– La première soulignera l’enjeu que représente l’Education dans ce monde aujourd’hui mercantilisé jusqu’au paroxysme ;
– La deuxième portera sur un très bref état des lieux de l’Éducation à l’heure actuelle en Haïti ;
– La troisième et dernière partie de mon intervention s’efforcera de recentrer la question du jour, puisqu’elle portera sur nos expériences de luttes syndicales ;
L’Éducation chers amis, est un mot magique ; un concept dont nous tous ici présents en sommes les produits. Il évoque un processus qui nous confère un pouvoir immense, celui de nous réaliser pleinement. D’Après Jean Jacques Rousseau, c’est l’Education qui façonne les hommes. Pour avoir une société d’hommes et de femmes dignes de leur humanité, il faut bien que l’éducation de tous soit assurée. D’ailleurs, qui d’entre vous ici ignore les bienfaits de l’Education ?
Et c’est justement pour cette raison qu’elle représente un des plus grands enjeux dans le contexte de la mondialisation, dans ce monde privé, privatisé et privatiste. J’ai bien souligné ce point dans l’introduction que j’ai préparé pour cette formidable étude du Professeur Jean Anil Louis-Juste sur « l’intégration régionale de l’Éducation ». La mauvaise gestion des pays appauvris comme le nôtre par les politiciens apatrides avec la complicité des représentants du capital, aggrave encore la marchandisation du service de l’Education. En plus du problème de l’accès, se pose également le problème de la qualité.
Ces problèmes n’arrivent pas par hasard. On sait tous que les êtres humains sont égaux à la naissance et qu’ils disposent tous de capacités psychiques supérieures que l’Ecole aide à développer. Mais le mécanisme de fonctionnement du Capital est justement la création de fossés entre les individus pour en faire deux grandes catégories (avec évidemment des sous catégories) : les Producteurs de Services dont le nombre des représentants doit être de plus en plus restreint (ce qui explique la logique des multinationales) ; et les consommateurs des services produits qui doivent nécessairement croître en nombre d’année en année. Le Capitalisme est donc par essence l’instrument privilégié et la source même des inégalités sociales. Les politiques néolibérales, les programmes d’ajustement structurels ne sont que des outils au service de ce système. C’est pourquoi à la fin du 20ème siècle, les seuls pays du sud qui ont enregistré des progrès socio-économiques sont ceux qui avaient boudé ces genres de politiques et programmes, tels l’Inde, Cuba et la Chine par exemple. Ces pays avaient opté pour d’autres alternatives. En Haïti, si la PAPDA a été écouté par nos politiciens, nous ne serions pas actuellement entrain de gémir dans le chao engendré par l’application des programmes d’ajustement structurel par les gouvernements Militaro-Aristido-Prévalo-Latortue-Bonifasso- Alexis.
Vous comprenez donc que pour le Capital, l’Education se présente comme l’enjeu des enjeux, et ceci à double titre : premièrement, il s’agit de conditionner les citoyens, les façonner de telle sorte qu’ils pensent, agissent, réagissent et rêvent en fonction des besoins du Capital pour s’assurer de l’hégémonie, de la pérennité et de l’efficacité du système capitaliste. Deuxièmement, compte tenu du nombre d’individus qui sont concernés par l’éducation, le Capital tient à la transformer en service de consommation pour pouvoir, d’une part, en tirer profit et de l’autre, priver l’accès à un certain niveau d’éducation aux individus qui sont appelés à travailler dans la sous-traitance, et aussi à ceux qui doivent rester dans le chômage (ce qui augmente la pression sur ceux qui travaillent esclavagistement parlant, et diminue leur capacité d’organisation et de négociation pour de meilleures conditions de travail). Quant à ceux qui sont destinés à travailler comme cadres dans les entreprises du Capital, ce dernier cherche à miner leur capacité de réflexion par une éducation orientée, au rabais, donc de mauvaise qualité, par l’occupation programmée de leur temps pour éviter la remise en question du système.
Par exemple, dans les quartiers pauvres des Etats-Unis d’Amérique, les écoles publiques sont de très mauvaise qualité du point de vue organisationnel (sans même parler de la mauvaise qualité des programmes et des méthodes). C’est déjà là une invitation aux parents qui ont la possibilité de le faire, à mettre leurs enfants dans des écoles privées qui coûtent d’ailleurs très cher. Ces parents donnent donc leur sang au Capital pour une rémunération qui lui est tout de suite rendue à travers les services d’Education privatisés. Parmi les Pays Enrichis, les USA représente celui qui accuse le taux d’illettrisme le plus élevé, environ 30%. Cela est dû justement au fait de l’expérimentation de la privatisation de l’Education dont la qualité est rabaissée au simple niveau des besoins du Capital. Depuis environ un quart de siècle, les représentants du Capital cherchent à imposer à nos petits Pays Appauvris, des réformes dans leur Système Educatif, pour les adapter aux exigences de la privatisation et du conditionnement de l’individu. Ici en Haïti, ils n’ont pas eu de peine à s’imposer : aucune résistance de la part des dirigeants du pays actuels ou passés, malgré la lutte incessante menée par les syndicats d’avant-garde du secteur tel l’UNNOH entre autres. D’ailleurs, les représentants des représentants du capital siègent directement au Ministère de l’Education Nationale pour s’assurer que leurs dictées soient bien suivies. Ils dirigent entre autre le MENJS par l’intermédiaire de projets déconcentrés qui représentent pratiquement les principales activités du Ministère. Ils décident d’éliminer des matières au niveau des évaluations officielles, de mettre d’autres au tirage au sort. Ils décident de l’importance des matières, de la place à accorder à chacune d’elle, des manuels et du matériel pédagogique en général qui doit être utilisé. Bref, ils sont les seuls seigneurs du système et ils s’arrangent pour donner l’impression aux dirigeants nationaux-antinationaux que ce sont eux qui dirigent.
Chers amis, comme dirait, Condorcet, l’Education offre à tous les individus de l’espèce humaine, les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’exercer leurs droits, de comprendre et de remplir leurs devoirs. Elle permet à chacun de se perfectionner. Elle nous permet de développer toute l’étendue des talents que nous avons reçus de la nature et de nous rendre capables des fonctions auxquelles nous avons le droit d’être appelés. L’Education établit entre nous et entre tous les citoyens, une égalité de fait. C’est elle qui rend réelle l’égalité politique reconnue par la loi. Par exemple c’est grâce à l’Education que cette Haïtienne, Madame Michælle Jean a pu devenir Gouverneur Général du Canada; que ce petit restavèk du nom de Daniel Fignolé est transformé en éducateur respecté et en Président d’Haïti. L’Education permet à une personne née dans un pays pauvre de l’Afrique noir (le Ghana) comme Koffi Annan, de devenir Secrétaire Général des Nations Unies. C’est avec raison, chers amis, que Nelson Mandela eut à déclarer : « l’Education est l’arme la plus puissante pour changer le monde ».
Mais Hélas ! A seulement 9 ans de l’échéance pour l’atteinte de l’objectif fixé par les chefs d’Etat du monde entier à Jomtien : Education pour tous en l’an 2015, notre pays affiche un tableau des plus sombres en la matière. Plus de 95% des écoles sont privées. Seulement 65% des enfants scolarisables sont scolarisés avec un taux de déperdition scolaire de 87%. 42% de la population est analphabète et seulement 1,2% des citoyens arrivent à fréquenter l’Université. Pourtant, la constitution du pays en son article 32.1 fait injonction à l’Etat de mettre l’Ecole à la portée de tous gratuitement. Avec seulement 8% du budget national de cette année consacrés à l’Education, nous pouvons bien nous dire que l’Etat refuse d’assumer ses responsabilités. Le Principe VII de la déclaration des droits de l’Enfant du 20 novembre 1959, qui fait injonction à l’État de fournir une Education de qualité gratuitement aux enfants est ignoré ; une déclaration qui est pourtant ratifiée par notre pays.
Alors, où sont passés les citoyens de ce pays ? Ne sommes nous pas tous victimes de : la délinquance juvénile, la violence, du kidnapping, de l’insalubrité, la misère, le déboisement ? Ce sont là des problèmes causés par ce déficit en Education. Nous restons presque tous les bras croisés. Pourquoi n’avons-nous pas pris les moyens nécessaires pour exiger un minimum de 20% du budget national de cette année pour l’Education, comme cela se passe dans presque tous les autres pays ? C’est que le déficit en Education nous rend trop passifs, trop « pourianistes », trop zombi. C’est l’une des raisons pour lesquelles notre pays est dans le K.O. Chers amis notre appartenance à cette terre nous responsabilise vis-à-vis des affaires de la cité comme dirait Socrate. Notre constitution, Montesquieu, Aristote, Condorcet, Voltaire, reconnaissent tous que l’Education est d’abord la responsabilité de l’Etat. C’est fort de tout ceci que certains syndicats du secteur de l’Education, comme l’UNNOH (Union Nationale des Normaliens d’Haïti), la CNEH (Confédération Nationale des Educateurs Haïtiens), le CONEH (Corps National des Enseignants haïtiens), la FENATEC (fédération Nationale des Travailleurs en Education et en Culture) et le GIEL (Groupe d’Initiative des Enseignants de lycée) ont mené par le passé des actions de lutte visant à contrer la marchandisation des services publiques d’Education ici en Haïti. Ces événements que je vais relater brièvement, devraient nous servir à tous, avec leurs forces et leurs faiblesses, de source d’inspiration pour sortir de l’état léthargique actuel et faire avancer les choses par une lutte moderne et intelligente.
La lutte :
La bataille de l’époque contemporaine en Education a commencé avec les actions posées par la CNEH pour la valorisation du métier d’Enseignant. En effet, la CNEH constituée à partir de la création des associations régionales comme AEP (Association des Enseignants de Port-au-Prince, a commencé le processus de conscientisation et de formation des enseignants sur le syndicalisme. Des émissions radiophoniques hebdomadaires étaient réalisées ; des sessions de formation sous forme d’université d’été étaient organisées. Ce travail a conduit à des mouvements de revendication qui ont aboutit à un accord avec l’État pour l’amélioration des conditions de travail des enseignants et la définition d’un plan de carrière. À la faveur de cette mouvance, les enseignants ont commencé par défendre leurs droits dans le secteur privé de l’Education, et ceux qui en étaient victimes bénéficiaient en général d’une assistance juridique de la part de la CNEH. Cependant, plusieurs des dirigeants de ce syndicat sont devenus proches du gouvernement d’Aristide-Préval fraîchement élu par la population en février 1991, et ne parvenaient plus à porter convenablement les revendications de la base. Une certaine frustration commençait à se dégager.
Un autre syndicat d’Enseignant répondant au nom de l’UNNOH a ainsi vu le jour le 16 mars 1991. Pendant la période du coup d’Etat, la lutte s’est poursuivie tant pour la valorisation du métier d’Enseignant que pour le retour à l’ordre constitutionnel. L’UNNOH s’est distingué par sa capacité à travailler avec les syndicats des autres secteurs sociaux professionnels pour la défense d’intérêts communs. L’UNNOH a publié un livret en français et en créole, en 1993 « SOS POUR L’EDUCATION EN PERIL ET POUR LA VALORISATION DU METIER D’ENSEIGNANT » Cette publication a connue un grand succès et a grandement contribué à sensibiliser plus d’un sur la situation des enseignants en particulier et de l’Éducation en Haïti en général. Le secteur était à nouveau prêt pour porter et faire triompher ses revendications. Ainsi donc, quand d’Aristide est revenu au pouvoir en 1994, ce dernier a voulu proposer 20% d’ajustement salarial aux enseignants qui en réclamaient 300% à travers le SOS, l’UNNOH a mobilisé massivement les enseignants, les parents et les élèves pour réaliser des grèves, des manifestations, des sit-in, etc., pour faire passer les revendications du secteur. Le gouvernement n’a pas voulu céder. Il prétextait que les enseignants représentaient en nombre, le groupe d’employés de la fonction publique le plus important, et qu’il ne pouvait pas se permettre d’augmenter considérablement les salaires, ni faire trop de dépenses en Education par la nomination de nouveaux enseignants, et la structuration des écoles. Il voulait éviter d’être en contravention avec les banques et d’autres grandes institutions internationales qui lui donnaient la pression pour réduire les dépenses publiques dans le social. On a vite compris que le gouvernement était en train d’appliquer la politique néolibérale.
Les syndicats qui ont accepté de mener la lutte avec l’UNNOH ont décidé d’augmenter la pression. Face à la grande mobilisation généralisée à travers le pays, mobilisation qui a même ébranlé le pouvoir, le gouvernement a du céder pour accorder une première tranche d’ajustement salarial de 82% avec la promesse d’un autre 120% dans le cadre du prochain budget. Les promesses n’ont pas été respectées et les syndicats ont du revenir à la charge. Toutes les méthodes ont été utilisées pour intimider les syndicalistes : intimidation, menace de révocation, pot de vin, révocation, campagne de publicité mensongère dans les journaux, à la radio et à la télévision, publics comme privés. Le gouvernement argumentait que le budget était déjà voté et qu’il était trop tard pour y intégrer les revendications des enseignants. Encore une fois, les syndicalistes ont augmenté la pression. Ils en ont même fait sur le parlement qui a du se saisir du dossier et forcer le gouvernement à négocier le vote d’une loi rectificative du budget pour satisfaire certaines des revendications des enseignants. Un protocole d’accord et un addendum à ce protocole ont été signés avec le gouvernement et les deux chambres du parlement le 23 mai 1997, et un ajustement salarial de 50% a été accordé. Cette lutte a empêché le gouvernement d’Alexis-Préval de surseoir sur la construction de 21 lycée et écoles publiques qui ont été mis en chantier par leur prédécesseur. Elle a prouvé que la force de la mobilisation peut faire reculer les projets du capital contre les pays appauvris, contre notre chère Haïti.
Les différents gouvernements de 1991 à aujourd’hui n’ont pas voulu augmenter de manière significative le nombre des écoles publiques, nommer des enseignants pour les nombreux postes vacants, réhabiliter les écoles et les équiper en mobiliers et en matériel didactique. Ils ont choisi, pour être en conformité avec les grandes institutions internationale, de réprimer les manifestations visant à réclamer une plus grande extension du service public d’Education. Les syndicats ont du également lutter, bien que sans succès contre le projet de baccalauréat allégé qui affecte encore plus la qualité défaillante de l’Education, sous prétexte de sauvegarder des sous. Ils ont du avoir recours à la justice pour exiger la réintégration d’enseignants révoqués illégalement pour motif de grève. Entre temps, la privatisation de l’Education continue à grand pas son petit bonhomme de chemin, dans une médiocrité qui se traduit par la situation socio-économique et politique que nous connaissons actuellement. Si des actions intelligentes et d’envergure ne sont pas entreprises dans les jours à venir pour faire reculer ce processus de privatisation de l’Education, le pays sombrera dans le Chaos. En ce sens, l’étude réalisée par le Professeur Jean Anil LOUIS-JUSTE sur « la privatisation du sujet collectif » est une bonne référence pour ce plaidoyer que la PAPDA est entrain de préparer.