L’envoyé spécial d’AlterPresse, Wooldy Edson Louidor, a réalisé une entrevue avec Camille Charlmers, peu après que le délégué haïtien de la Plateforme Haitienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif (PAPDA) ait donné sa conférence lors du panel de réflexion sur le thème « Défense et Militarisation ». Charlmers a été interrogé sur trois points : ses expectatives du Sommet Social pour l’intégration des peuples, l’importance de ce Sommet dans le cadre du processus actuel d’Haïti et un approfondissement de sa position critique et hostile à la présence des troupes militaires de la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation d’Haiti (MINUSTAH).
AlterPresse : Camille Charlmers, en tant que délégué haïtien à ce Sommet Social pour l’intégration des peuples, quelles sont vos expectatives par rapport à cet évènement ?
Camille Charlmers : En premier lieu, je pense que les pays latino-américains sont en train de vivre un moment très important où des changements substantiels sont en train de se réaliser dans l’orientation de la politique de leurs gouvernements. Par exemple, il y a une remise en question du Marché Commun Sud-américain (MERCOSUR), de la Communauté Andine des Nations (CAN).
La construction de mécanismes d’intégration de la Communauté Sud-américaine des Nations (CSN), dont nous parlons aujourd’hui, doit contempler toutes les richesses des débats, des mobilisations, des résistances qui se sont développées à travers tout notre continent depuis ces 4 à 5 dernières années. Il faut souligner que ces mobilisations et résistances ont conduit à l’échec de la Zone de Libre Échange des Amériques (ZLEA) que les États Unis ont voulu imposer. Elles ont conduit aussi à la naissance de nouvelles initiatives, comme Alternative Bolivarienne des Amériques (ALBA), qui a réussi à lancer des projets intéressants au niveau de la santé, de l’alphabétisation, etc.
Donc, il y a un bouillonnement d’idées et d’initiatives, un réveil de la conscience populaire, de la conscience civique, un réveil de la solidarité entre les peuples dans le continent qui se traduiront dans de nouveaux mécanismes d’intégration.
Notre expectative, c’est que, dans le prochain Sommet des présidents de la Communauté Sud-américaine des Nations (CSN), l’intégration soit posée en d’autres termes. Bien sûr, les 12 chefs d’état sud-américains ne sont pas tous d’accord pour changer d’orientation. Cependant, il y a suffisamment d’accumulations d’expériences, de nouvelles idées et initiatives qui pourront contribuer à la redéfinition de cette intégration.
Apr : Pouvez-vous nous parler plus en détail de l’importance que pourrait avoir ce Sommet Social pour le processus actuel en Haïti ?
CC : Je pense que ce qui se passe en Haïti est un exemple des conséquences du pillage colonial et des effets des politiques néolibérales qui ont détruit en grande partie l’économie paysanne haïtienne. Je crois qu’aujourd’hui la problématique de la reconstruction d’Haïti est un terrain qu’il faudrait prendre comme base, comme modèle de reconstruction de nouvelles solidarités avec Haïti.
C’est en sens que, quand nous présentons le cas d’Haïti, nous le présentons toujours comme une situation critique, mais aussi comme une situation qui donne de l’espoir dans la mesure où le peuple haïtien continue à résister et à travailler. Nous n’avons jamais cessé de rappeler ce qu’Haïti a apporté à l’humanité : nous sommes le premier peuple à mondialiser les droits humains. Avant, quand on parlait de droits humains, on se référait uniquement aux européens. La révolution haïtienne de 1804 a introduit la problématique de mondialisation des droits humains.
Je pense qu’il faut prolonger la vision internationaliste d’Haïti à travers les nouveaux mécanismes de solidarité, qui doivent être orientés à aider le pays à résoudre de graves problèmes, tels que l’analphabétisme, la difficulté de 500,000 enfants d’accéder à la scolarisation, la déforestation accélérée, etc. Ces problèmes peuvent être résolus à condition que nous réunissions toutes nos énergies et aussi avec l’appui d’une véritable solidarité latino-américaine. J’insiste que la MINUSTAH n’est pas une mission de solidarité et ne fait pas partie de cette véritable solidarité dont Haïti a besoin.
Apr : Au cours de la conférence sur « Défense et Militarisation » que vous venez de prononcer, vous avez dit que « la présence des troupes armées de la MINUSTAH est totalement inacceptable ». Cependant, des secteurs d’Haïti et de la communauté internationale ont souligné à plusieurs reprises que, sans la présence militaire de la MINUSTAH, les bandits armés auraient pris le contrôle du pays et le pays aurait connu une guerre civile. Que pensez-vous à ce sujet ?
CC : Je pense que ces hypothèses sont très difficiles à soutenir parce que nous sommes en train d’analyser une situation concrète. Et que nous dit cette réalité concrète ? Que, avec la présence de la MINUSTAH, il y a un accroissement du phénomène de l’insécurité à Port-au-Prince, la Capitale haïtienne. La situation au niveau de l’insécurité en Haïti est beaucoup plus grave aujourd’hui qu’en 2003.
En outre, la protection et la défense des droits humains des Haïtiens et Haïtiennes n’ont pas progressé. Par exemple, l’État dominicain expulse, quotidiennement et en grande quantité, des citoyens haïtiens à la frontière haitiano-dominicaine, en violations fragrantes des Conventions Internationales sur la migration et des Accords bilatéraux signés par les deux pays, la République Dominicaine et Haïti. Pourtant, la MINUSTAH n’en a rien dit.
Nous soulignons aussi que la MINUSTAH est inadéquate parce que 90% de ses intégrants sont des soldats, c’est-à-dire des gens qui sont formés pour faire la guerre. Donc, ces militaires ne peuvent rien faire en Haïti, parce qu’il n’y a pas de guerre dans notre pays. Il existe une inadéquation totale entre la manière dont la MINUSTAH fut conçue et la réalité concrète d’Haïti.
En conséquence, les 520 millions de dollars qui sont investies pour maintenir la MINUSTAH en Haïti pourraient bien être utilisées à d’autres fins très utiles, comme par exemple, pour rendre la Police Nationale d’Haïti (PNH) beaucoup plus efficace. Si on avait investi cette somme depuis deux ans dans la PNH, on aurait eu actuellement une force de police beaucoup plus solide et à même de faire face au phénomène de l’insécurité.
Pour relancer Haïti vers le développement durable, il faut créer les conditions nécessaires et indispensables, ce qui exige l’investissement dans la santé, l’éducation, la reforestation, etc. Cette somme d’argent, qui est allouée à la MINUSTAH, est en train d’être gaspillée puisque cette force multinationale n’est pas parvenue à créer des conditions de sécurité. Peut-être la seule chose utile qu’elle aurait pu faire au profit du pays, c’est le désarmement réel de toutes les forces paramilitaires, de toutes les bandes et personnes portant des armes illégales. Au contraire, au cours de ces deux ans et demi, aucune volonté politique n’a été manifestée pour procéder au désarmement, c’est-à-dire pour contribuer à créer un climat sûr et stable dans le pays.
La présence de la MINUSTAH est nocive et constitue une gifle à la souveraineté du peuple haïtien. En outre, elle nous empêche d’avancer plus vite dans le processus de récupération de notre droit à l’autodétermination. Les élections de 2006 constituent un pas en avant dans ce processus de récupération, mais il faut faire d’autre pas, notamment le départ de la MINUSTAH et la conversion de la mission de la MINUSTAH en une véritable mission de solidarité.
Nous avons l’exemple de la mission cubaine en Haïti où 800 médecins et techniciens de la santé cubains se sont installés dans toutes les régions du pays en vue d’offrir des services de santé à la population haïtienne. En dépit de tout ce qu’on veut nous faire croire au sujet de la situation d’insécurité en Haïti, jusqu’ici aucune agression contre les cubains n’a été enregistrée.
Pourquoi les pays sud-américains, par exemple, n’adoptent-ils pas le modèle cubain de solidarité avec Haïti, en construisant des coopérations pratiques sur des problèmes concrets auxquels le pays le pauvre de l’hémisphère est confronté ? En plus, les pays sud-américains, qui ont plus de possibilités que Cuba, pourraient aider, avec leurs ressources humaines, la population haïtienne à avancer plus rapidement dans la solution de ses problèmes structurels.