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Position du Groupe Cotonou de Belgique sur les négociations des Accords de Partenariat Economiques (APE) entre l’UE et les pays ACP

Nous publions ici un document qui a été rédigé et publié par le groupe Cotonou Belgique, qui est composé entre autres par le Centre National de Coopération au Développement/11 11 11, Koepel van de Vlaamse Noord-Zuidbeweging-11.11.11, Gresea, Solidarité Socialiste, Oxfam-Solidarité, Sos Faim, Pollen, Ferad, sur les négociations en cours entre l’UE et les pays ACP autour d’Accord de Partenariat économique qui, tels qu’ils se présentent actuellement ne sont autres qu’une autre forme d’intégration capitaliste et la mise sous dépendance accrue des économies des pays ACP.


1. Les APE s’inscrivent dans le cadre de l’Accord de Cotonou et doivent avant tout être des instruments en faveur du développement et de l’éradication de la pauvreté dans les pays ACP, et non de simples accords commerciaux. La négociation de ces accords ainsi que leur future mise en œuvre s’ils sont conclus doit être constamment guidée par ces objectifs. Il est notamment impératif à cet égard que l’UE ne poursuive pas d’intérêts commerciaux offensifs dans le cadre de ces négociations.

2. Une série d’études récentes a démontré clairement que la libéralisation prématurée du commerce n’est pas favorable au développement des pays pauvres. Au contraire, une libéralisation trop vaste et trop rapide risque d’y renforcer le chômage et la pauvreté. Un facteur explicatif est que ces pays manquent de capacités de production et qu’ils ne sont, de ce fait, pas prêts à faire face à la concurrence internationale. Ceci explique par ailleurs pourquoi les pays ACP n’ont pu profiter que très marginalement de l’accès préférentiel au marché européen qui leur est offert depuis des décennies dans le cadre des conventions successives de Lomé.

3. Selon la Commission européenne, les négociations APE visent avant tout à renforcer l’intégration économique entre les pays ACP, en vue notamment de stimuler le commerce intra-régional et la création de marchés plus grands, plus stables et plus transparents favorables au développement de l’investissement local et étranger. Mais une telle intégration ne se limite pas à des questions d’élimination des entraves au commerce et d’harmonisation des réglementations commerciales nationales ; ces processus requièrent également la création d’institutions régionales solides, la mise en place de politiques de développement communes, l’amélioration des infrastructures ainsi que des mesures d’accompagnement et d’ajustement substantielles. C’est un travail de longue haleine qui se construit sur le long terme et qui nécessite une volonté politique ainsi que des moyens supplémentaires à ceux qui ont été mobilisés jusqu’à présent.

Des initiatives d’intégration régionales entre les pays ACP sont en cours depuis bien avant le lancement des négociations APE. Ces initiatives font toutefois état de nombreux chevauchements et contradictions et restent globalement peu avancées en terme de mise en œuvre. En imposant des délais serrés, les négociations APE fragilisent ces processus déjà hésitants. Elles limitent le « policy space » des pays/régions ACP prôné par le « consensus de Sao Paolo » résultant de la dernière Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement (CNUCED 2004). La reconfiguration des régions africaines sous la pression des négociations APE a en outre fortement perturbé les efforts d’intégration existants. Le changement récent de région opéré par la République Démocratique du Congo (RDC) pour rejoindre la configuration d’Afrique centrale, augmentant ainsi sa population de près de 200%, illustre bien cette problématique et devrait être cause de préoccupation particulière pour la Belgique.

4. Les négociations APE ne visent pas seulement l’intégration économique entre les pays ACP, mais envisagent également en parallèle l’ouverture progressive des marchés régionaux ACP aux importations européennes. Si l’intégration économique régionale entre les pays ACP est un projet de longe haleine, l’introduction de la réciprocité dans les échanges commerciaux entre les régions ACP et l’UE l’est d’autant plus. Une libéralisation précoce des échanges avec l’UE, à supposer qu’elle soit souhaitable à quelle échéance que ce soit, risque en outre de saper les efforts d’intégration régionale des pays ACP. Avant d’envisager une quelconque libéralisation des échanges UE-ACP, il est donc nécessaire que les effets attendus de l’intégration régionale, au-delà de l’adoption de politiques, se manifestent concrètement dans les régions ACP, c’est-à-dire que l’augmentation du commerce et des investissements intra régionaux ainsi que l’amélioration des infrastructures et des capacités de production soient devenus tangibles. Ces avancées prendront du temps à se réaliser et avant cela, il est difficilement concevable que les pays ACP puissent définir une stratégie de libéralisation de leurs échanges avec l’UE qui soit favorable à leur développement économique, ni moins encore qu’ils parviennent à la mettre en œuvre. Soulignons par ailleurs que c’est l’approche que la Commission européenne a toujours privilégiée dans ses relations avec l’Amérique centrale et la région andine : renforcer l’intégration régionale d’abord, et en mesurer les effets avant d’entamer des négociations de libre échange.

Les négociations APE doivent donc être menées dans cette optique : elles doivent servir à clarifier et à aider les pays ACP à atteindre leurs objectifs d’intégration et d’amélioration des capacités, avant de procéder à une éventuelle libéralisation du commerce avec l’UE, première puissance commerciale mondiale. La Commission européenne doit au minimum soutenir les pays ACP dans leurs processus d’intégration, mais dans une logique de réel partenariat et de respects de leurs choix politiques et non suivant une optique de pression et d’ingérence guidée par des objectifs purement commerciaux.

5. Entre-temps, un accès privilégié au marché européen similaire à celui dont jouissent les pays ACP depuis des décennies peut être maintenu, soit par une extension de la dérogation accordée par l’OMC, soit par une amélioration du système généralisé de préférences européen (SPG), soit encore par une amélioration du régime « Tout sauf les armes », possibilités pour lesquelles on peut notamment faire appel à l’article 37.6 de l’Accord de Cotonou. Cet accès au marché doit , en même temps, être élargi et amélioré par la simplification et la libéralisation du système de règle d’origine ainsi que la question des soutiens à fournir aux pays ACP pour qu’ils puissent se conformer notamment aux normes techniques (TBT) et aux mesures sanitaires et phytosanitaires (SPS) établies par l’Union européenne.

6. Il va sans dire que si l’ouverture des marchés ACP aux importations européennes est finalement entamée, celle-ci doit être contingente à la réalisation d’objectifs de développement et à la mise en œuvre de mesures de support adéquates. Elle devra se faire de manière progressive et asymétrique, avec suffisamment de flexibilité en termes de périodes de transition et de couvertures de produits pour être compatible avec les stratégies nationales et régionales de développement et de réduction de la pauvreté des pays ACP (« policy space »). Des mécanismes de sauvegarde et de révision efficaces devront en outre être négociés pour faire face à d’éventuelles menaces (industries ACP) ou déséquilibres (balance des paiements, équilibre macroéconomique) qui pourraient résulter d’une augmentation des importations européennes. En aucune façon la libéralisation des marchés ACP ne devra « forcée » de quelque manière que ce soit. C’est la première fois en outre que des négociations de libéralisation commerciale sont envisagées entre des partenaires marqués par un tel décalage en termes de développement économique. Il est donc crucial que les pays ACP et la CE coopèrent, notamment au niveau de l’OMC mais aussi au sein de la CNUCED et d’autres institutions disposant d’une légitimité démocratique, en vue de s’assurer que les règles multilatérales en matière d’accord de libre-échange prennent en compte cette réalité et soient revues dans une optique de plus grande flexibilité.

7. Il est clair que l’amélioration des capacités de production, les efforts d’intégration régionale ainsi que les conséquences de l’ouverture éventuelle des marchés ACP aux importations européennes nécessitent la mobilisation de ressources financières additionnelles importantes. Malheureusement, l’UE s’est montrée jusqu’à présent peu disposée à fournir ces ressources supplémentaires demandées par les pays ACP. Un dialogue de sourd entre la CE et les régions ACP sur la question des ressources additionnelles mine le processus de négociations et il n’y a aucune trace de moyens financiers additionnels pour les APE, ni dans les perspectives financières 2008-2013, ni dans le cadre du 10ème FED. Actuellement, la Commission cherche à la fois à affaiblir les estimations des moyens nécessaires à fournir pour les APE et à encourager les Etats membres européens à prendre plus d’engagements financiers vis-à-vis des ACP, notamment dans le cadre des réunions des Regional Preparatory Task Forces (RPTF). Pareils engagements, y compris de la part de la Belgique, seraient en effet plus que souhaitables. Il est en effet crucial que suffisamment de ressources financières soient fournies aux pays ACP en matière de commerce, surtout s’ils sont tenus d’ouvrir leurs marchés aux produits européens. Mais il faut en même temps veiller à ce que cela n’entraîne pas un glissement de l’aide au détriment d’autres secteurs vitaux tels que l’éducation, la santé, l’agriculture ou encore les infrastructures. Il est également fondamental que ces diverses mesures d’accompagnement et de support soient délivrées rapidement et de manière effective, ce qui nécessite en outre une amélioration substantielle des mécanismes et procédures de mise en œuvre de l’aide ainsi qu’une plus grande coordination entre les différents bailleurs.

8. En ce qui concerne les négociations en matière de services, si l’accord de Cotonou prévoit seulement leur éventualité, le mandat de négociation de la Commission prévoit lui leur lancement en 2006. La Commission ne peut toutefois pas pousser les pays ACP à entamer des négociations bilatérales et à prendre des engagements en matière de services qui iraient au-delà de qu’ils ont accepté dans le cadre de l’AGCS au niveau multilatéral. D’autre part, la Commission devra veiller à offrir de réelles opportunités en termes d’ouverture du marché européen pour les secteurs et modes de prestation de services clés pour les pays ACP.

9. Le mandat de négociations APE de la Commission s’étend en outre à toute une série de domaines liés au commerce, parmi lesquels figurent notamment les fameux thèmes dits de « Singapour » (investissements, concurrence, commerce, marchés publics) qui ont été rejetés par les pays ACP à l’OMC. Il est impératif à cet égard que les négociations en la matière ne soient entamées qu’avec les régions ACP qui en aient manifesté clairement le souhait et qui estiment en avoir la capacité. Les discussions en la matière devront en outre être limitées à ce que les pays ACP souhaitent aborder et devront être menées avant tout dans une optique de développement économique des pays ACP et de consolidation de leur processus d’intégration régionale, et non en vue de favoriser l’accès aux marchés ACP des entreprises européennes.

10. La révision des négociations APE prévue pour l’année 2006 offre une bonne opportunité d’évaluer leur direction et de réajuster le tir en vue d’adopter une optique plus favorable au développement des pays ACP. Ce processus de révision devra porter sur tous les aspects des négociations (contenu et processus), tant commerciaux qu’en matière de mesures d’accompagnement et de support, et examiner l’approche actuelle à la lumière d’objectifs de développement clairs, établis par les ACP. Cette révision devra également être menée de manière transparente et inclure la consultation de tous les acteurs concernés. Ce processus de révision constitue en outre une belle occasion de rompre avec l’opacité dans laquelle les négociations se sont déroulées jusqu’à présent et de favoriser, conformément aux termes de l’accord de Cotonou, une plus grande implication des Etats membres, des parlements européens et ACP ainsi que des acteurs non étatiques (mouvements sociaux, syndicats et secteur privé) dans ces négociations.

Bruxelles, le 29 mai 2006