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Pour une reconstruction du mouvement Vivre Libre ou Mourir

Aujourd’hui, nous assistons impuissants, à l’occupation militaire
étrangère du pays (la troisième de l’histoire, la deuxième en moins
d’une décade !), sans pouvoir même réveiller une conscience
nationaliste.


Or, la lutte de Charlemagne Péralte est un legs politique encore vivant chez une bonne partie de la paysannerie haïtienne. C’est qu’entre 1920 et 2005, nous avons perdu tout contact avec le Mouvement du Vivre libre ou Mourir : le nationalisme bourgeois des années 1930 n’était autre qu’une habile exploitation des mécontentements populaires déclenchés par la pénétration sauvage du capital états-unien dans la paysannerie, et des frustrations petites-bourgeoises engendrées par l’arrogance impérialiste ; le mouvement noiriste des années 1940 signifiait tout simplement une réaction politique de petits-bourgeois lettrés noirs frustrés dans leur projet de mobilité sociale ascendante, par la dictature mulâtriste. Dans les deux cas, la liberté pleine, l’égalité nécessaire et la solidarité permanente ne furent nullement mises aux agendas politiques. En dépit de leur apparente opposition, les deux mouvements se rencontrèrent dans leur programme : la jouissance des libertés individuelles et l’institutionnalisation de l’opportunité d’égalité constituaient la principale motivation de ces mouvements. Au pouvoir, le mulâtrisme ou le noirisme révèlent leur fonction d’idéologies-appendices du libéralisme, qui diffusent dans la société haïtienne, l’ « American Way of life ». On aurait pu, à la rigueur, les considérer comme deux variantes de la fausse opposition politique qu’exprimaient les slogans : le Pouvoir aux plus capables et le Pouvoir aux plus nombreux ! Aucune d’entre elles ne visait une institutionnalisation des principes de liberté pleine et d’égalité nécessaire qui eurent motivé la solidarité permanente des esclaves dans le marronnage ou sur les places-à-vivres, et la lutte des cultivateurs contre le régime agraire de Toussaint Louverture.

En réalité, la société haïtienne est devenue, depuis l’assassinat de Charlemagne Péralte et la mort de Benoît Batraville, un conglomérat des Etats-Unis dans la Caraïbe. Sans référence idéologico-politique propre et dans son rejet de la culture de solidarité, elle se meut au gré des intérêts des classes dominantes, valets de l’impérialisme. Selon la conjoncture, par exemple, la jeunesse universitaire, comme la composante la plus historiquement décisive depuis 1929, dans la chute de régime politique, est incapable d’articuler un projet de société autonome, en connexion avec les classes populaires qu’elle prétend défendre au cours de ses différents mouvements. Le mouvement de 1929 fut absorbé par le nationalisme bourgeois. Celui de 1946 aboutit à la dominance du noirisme petit-bourgeois qui a engendré la plus faschisante dictature de notre histoire. Le mouvement de 1986 n’a pas tiré les leçons psycho-sociologiques contenues dans l’expérience noiriste ; il s’est dilué dans le personnalisme séducteur de Jean Bertrand Aristide. Quant au mouvement du 5 décembre2003, il a été tout simplement une réaction spontanée à la déviation populiste primaire du mouvement de 1986. Ainsi la plupart des jeunes du 5 décembre s’en remettent-ils au discours trompeur de la société civile, revendiqué par la bourgeoisie compradore ; ce qui dénote une différence essentielle par rapport aux jeunes de 1986 qui articulaient leurs actions autour des revendications anti-capitalistes et anti-impérialistes (Par exemple, l’association de l’autonomie universitaire avec la défense des intérêts ouvriers et paysans).

Genèse et Développement de la « libéralitite » dans la gauche haïtienne

La gauche haïtienne est paralysée ; le libéralisme a infecté son cerveau. Tandis qu’elle devait lutter contre l’infection libéraliste véhiculée par l’Etat, elle réagissait seulement contre le type de vecteur, tout en conservant le noyau. Par exemple, le noyau libéral s’est maintenu dans l’Analyse Schématique 1932-1934 qu’est le « Manifeste du Parti Communiste Haïtien ». Dans la critique au « Manifeste de la Réaction Démocratique », Jacques Roumain s’est mis d’accord sur la collectivisation de vastes habitations sous forme de ferme d’Etat, proposée par la Réaction Démocratique, mais a contesté la conservation de l’initiative privée. Ce faisant, il a revendiqué la « socialisation de l’Economie » nationale. Cependant, il n’a pas su dépasser l’étatisation. Parlant de la suppression radicale de l’initiative privée, il a noté :

« Il y a une façon, et radicale, de résoudre le problème : la socialisation du sol et son exploitation, au profit de chacun, au moyen des fermes d’État admises par la R.D, mais ceci d’une façon systématique, en poursuivant fermement la réduction du secteur à initiative privée incontrôlée » ( : 41 )

Il est vrai que Jacques Roumain n’a pas totalement connu l’expérience soviétique dans sa phase de maturité, encore moins celle de son implosion. Mais, l’intervention de l’Etat dans la régulation sicio-économique ne date pas du « Welfare State », ni du « développement du socialisme dans un seul pays » ; l’Etat libéral a été inventé pour contrôler les classes sociales populaires, au moment où la sauvage exploitation des travailleurs avait besoin d’un appareil politique à la fois « consensuel » et coercitif. Le libéralisme de Locke, Rousseau et Hobbes n’avait pas d’autre objectif. L’invention de l’intérêt général ou de la volonté générale est une innovation philosophique destinée à la préservation politique de la propriété privée capitaliste. Aussi, quand Jacques Roumain s’est référé à « une classe [« le prolétariat »] dont les intérêts se confondent avec l’intérêt général » ( p.46 ), ce point de vue n’a pas dépassé le libéralisme originaire. D’ailleurs, l’Etat qui est censé représenter cet intérêt général, est conservé dans la logique roumainienne, en dépit de sa dénonciation de la conception de l’Etat comme « espèce d’entité éthérée », propre à la Réaction Démocratique. L’économisme du Parti Communiste Haïtien représente un autre symptôme de la libéralitite. En discutant la question de couleur dans la problématique sociale haïtienne, Jacques Roumain a conclu : « La classe d’un type social donné se détermine non point en fonction de sa couleur mais en fonction de sa position économique » ( : 48 )

Ainsi a-t-il rangé côte à côte, dans le prolétariat haïtien, la « petite dactylo de la banque du Canada » et « l’ouvrier de la Hasco » ( : 50) pour assigner au PCH, la tâche de « faire prendre conscience de leurs intérêts de classe à ces différentes couches du prolétariat National » ( : 50). Dans la foulée, Jacques Roumain a nié une quelconque réalité objective à la « réaction psychologique petite-bourgeoise » de la « petite dactylo sentimentale et raffinée » qui « versera des larmes à entendre dire qu’elle est prolétaire » ( : 50). Cet exemple montre clairement la dominance du point de vue économique dans l’Analyse Schématique 1932-1934 ; celui-ci a oublié l’importance de la subjectivité individuelle et de la subjectivité sociale dans le comportement social. La petite-bourgeoise est éduquée pour considérer comme des êtres inférieurs, les ouvriers et les paysans. Même si Jacques Roumain reconnaissait la nécessité de conscientisation de la petite dactylo frustrée dans son apprentissage de la valeur complémentaire de son travail pour le capital, l’affirmation ne l’immunisait pas tant contre le syndrome libéral. Comme dans le libéralisme, le parti-Etat est l’organisateur de la discipline des travailleurs. Aussi l’on comprendra pourquoi Jacques Roumain n’a pas complété le programme de socialisation économique par celui de socialisation politique L’Etat reste dans le « Manifeste Communiste Haïtien » l’organe central du développement des classes travailleuses !

L’obsession prolétarienne a hanté l’esprit de Jacques Roumain tout au long de son analyse. Les esclaves de Saint-Domingue y sont perçus comme « la grande masse prolétarienne, victime de l’esclavage » ( : 47 ). Du prolétariat sans salariat !

En fait, Jacques Roumain partageait une conception libérale du travail : quels que soient le temps et le lieu, le travail est une activité économique capitaliste. Il semble qu’ici, il a confondu tout mode de produire à un mode de production capitaliste, sans prêter assez d’attention au mécanisme du marché comme principal outil de soumission de tout travail non-capitaliste à la reproduction élargie du capital. Ce mécanisme économique l’a porté à déduire de l’hégémonie bourgeoise, le caractère « radicalement prolétarien » du pays : « Le véritable bourgeois est un propriétaire de moyens de production considérables et qui lui permettent d’acheter à fin productive la force de travail prolétarienne. En partant de ce point de vue – le seul scientifique – et en tenant compte du statut de la grande majorité des familles noires et mulâtres de ce pays, il n’est pas difficile de se rendre compte que nous sommes un pays radicalement prolétarien » ( : 48 )

Comme ethnologue, Jacques Roumain n’a transcrit même pas une ligne sur l’organisation de vie et du travail du paysan, dans le « Manifeste Communiste Haïtien ». On dirait que le réflexe anthropologique avait été inhibé par le préjugé du « sac de pomme de terre [1] ». Aussi est-elle absente, une description de la lutte des paysans haïtiens contre la pénétration sauvage du capital dans la paysannerie, durant la première occupation. Aussi troublante est l’absence de la solidarité des cultivateurs en face de la politique agraire de Toussaint Louverture qui a créé la bourgeoisie agraire !

Le Parti Unifié des Communistes Haïtien (PUCH), digne héritier du PCH, n’avait pas su soigner la libéralitite. L’Etat conservait, dans son programme, la fonction d’organe de développement. La modernisation technologique sans modernité libératrice avait été la tâche assignée à la collectivisation étatique. « L’ Economie Haïtienne et sa voie de développement » de Gérard Pierre-Charles et « Les Racines agraires dans l’Haïti contemporaine » de Gérald Brisson, sont des livres témoins de la conception développementiste de l’Etat. La discussion de Lamothe sur la nécessité de dépasser la nature compradore de la bourgeoisie haïtienne n’a pas rompu d’avec la thèse étatiste du développement économique. Puisque nous ne disposons pas de ces documents au moment où nous sommes en train de rédiger l’article, nous nous référons volontiers à la façon dont deux organisations, fondées dans la scission du PUCH, se sont adhérées à l’idéologie de l’Etat de droit. Il s’agit de l’Organisation du Peuple en Lutte (OPL) et du Mouvement pour la Reconstruction Nationale (MRN). Les soeurs ennemies sont également piquées du même virus « libéralitique » de la société civile. Dans leur combat quotidien, elles n’ont pas cessé de revendiquer l’application de remède de l’Etat modernisateur. Chaque jour, elles administrent une dose de société civile, au point qu’elles deviennent indifférentes à l’occupation étrangère. Le plus clair témoignage de cette insensibilité politique est leur active participation dans la constitution du gouvernement provisoire « made in Washington ». Elles auraient pu rétorquer que leur état anesthésique est d’une mesure préventive chirurgicale, mais leur objection tomberait par terre si l’on envisageait leur mépris des revendications démocratiques populaires qui se sont exprimées dans la lutte contre la vie chère et leur enthousiasme à briguer des postes électifs sans programme politique autonome. Même l’auto-détermination, si symptomatique de l’idéologie libérale du développementisme, n’est pas revendiquée en la circonstance !

L’Organisation politique « En Avant » avait suivi une trajectoire différente, mais la stratégie a débouché sur le même résultat d’incapacité politique autonome. Aidée par l’expérience chinoise, elle avait compris la nécessité de s’implanter également dans la jeunesse estudiantine et la paysannerie haïtiennes. L’Organisation Jeunes Etudiants Chrétiens et le Mouvement « Tèt Kole » des Petits Paysans représentent le point de rencontre de la culture et de l’économie dans le Projet d’ « En Avant ». Cependant, sa nouveauté n’a pas su soigner sa libéralitite.

Comme le PUCH, « En Avant » croyait à la place de l’Etat dans la modernisation économique. Cependant, elle pensait créer des forces sociales constitutives d’une hégémonie modernisatrice, à partir du Projet de Développement. Ainsi, dans chaque paroisse dirigée par un prêtre progressiste, s’articulèrent des jeunes élèves ou étudiants et des paysans autour d’au moins un projet de développement. Même si la promotion de la culture populaire et la revendication agraire faisaient partie du programme de ces groupes, le développementisme y était dominant. Chaque activité culturelle ou agraire devait être financée par un partenaire étranger, sous prétexte de manque de ressources locales disponibles. Le résultat est la diffusion simultanée du point de vue de la modernisation technologique sans modernité libératrice. Et ceci conduit à la formation d’une nouvelle couche sociale privilégiée dans la paysannerie : les animateurs (trices) de développement. Tandis qu’ils ou elles parviennent à réaliser leur projet d’ascension sociale, la masse des paysans reste à subsister dans la plus abjecte pauvreté.

« En Avant » s’est auto dissout sans accomplir sa promesse d’émancipation paysanne, tandis que les projets de développement survivent à la dissolution. Par la « libéralyse » du projet de libération, les libéralités financières des institutions locales ou étrangères du capital ont contaminé cette promesse, scorie du développementisme que des professionnels militants sont obligés, sous peine de frustrer la satisfaction de leur propre projet de mobilité sociale, de présenter comme quintessence de libéralisme. Tout de suite, nous devons opposer le libéralisme développementiste au libertisme socialiste. Le premier assimile le développement à la modernisation technologique ; sans la promotion de la libération des travailleurs, il substitue la rationalité capitaliste à la rationalité solidaire que contiennent les pratiques coopératives des producteurs populaires. Le second est, au contraire, fondé sur la solidarité des travailleurs dans la perspective de réalisation de leur liberté. Son institution est la DEMOCRATIE, c’est-à-dire la satisfaction immédiate et la participation effective de tous. Son développement est la transformation radicale des structures et fonctions sociales qui atrophient la culture de tout mouvement de liberté.

Une fois cette différence essentielle établie, nous pouvons comprendre qu’aucun développement substantiel ne saurait être obtenu par l’application de la rationalité du capital. Or, les projets de développement ne sont que des stratégies et interventions qui diffusent la modernisation technologique comme mécanisme de rattrapage du monde dit développé. Qu’il s’agisse de diffusion de semences améliorées, de construction de silos d’emmagasinage, d’établissement de centre d’éducation communautaire, etc., le tout est orienté vers la satisfaction d’un besoin du marché. Si quelques bénéficiaires n’y ont pas été frustrés, leur satisfaction n’est nullement un développement. De plus, les bénéfices sont limités à une portion infime de la population.

L’économisme du PCH rencontre le développementisme d’ « En Avant » : les deux se confient au développementisme impulsé soit au sommet de l’Etat, soit à la base des organisations communautaires. Ni l’économisme ni le développementisme proprement dit n’incluent la modernité libératrice qui signifie la libération des classes populaires des structures et fonctions sociales qui empêchent le plein développement de leur membre. Le libéralisme développementiste domine tant leur discours et pratiques qui souffrent aussi d’une libéralitite, maladie psychotrophique de la gauche haïtienne. Elle empêche le développement politique autonome de la gauche en atrophiant la radicalité originaire. La genèse est liée à l’introduction volontaire de cellules théoriques générales au corps spécifique de la société haïtienne. Cette libéralité s’accompagne de l’incorporation inconsciente des fonctions et structures libérales de l’Etat dans le programme de transformation. Le développement de la maladie résulte de l’absorption de l’intentionnalité radicale déjà désarmée ; la phagocytose du noyau libérateur a lieu dans le contexte de contamination par la généralisation de la rationalité développementiste dans le monde. La modernisation technologique phagocyte donc les cellules théoriques libératrices et répand la libéralitite.

Le sens du mouvement Vivre Libre ou Mourir

Notre histoire est faite d’invasions et de résistances, d’oppression constante et d’indépendance. Nous ne connaissons pas encore un seul moment de libération ! Par l’invasion d’Ayiti Kiskeya et l’extermination des Taïnos (« Sibone » et « Karayib »), la monarchie espagnole a imposé la propriété privée en Haïti. La monarchie française l’a consolidée par l’esclavage d’Africains et le colbertisme. Toussaint Louverture l’a conservée dans sa politique agraire « grandoniste » ; ses héritiers politiques, devenus présidents, ont ainsi continué le pillage des richesses du pays. En 1915, par la violence, l’occupant yankee a tenté d’imposer la modernisation technologique de ces structures et fonctions agraires grandonistes.

Modernisé sous la forme de développementisme, le libéralisme conservateur de Toussaint qui consiste à utiliser la force de l’Etat pour imposer la production de denrées destinées à l’exportation, tout en libérant formellement les cultivateurs, a été le plus grand obstacle à l’institutionnalisation de la solidarité dans la société haïtienne. Dès le départ, le capital a imposé le conformisme libéral dans l’organisation de la vie et du travail en Haïti. Vu la genèse dépendante de l’Indépendance haïtienne, le libéralisme conservateur local est tout au long de l’histoire, l’allié naturel du libéralisme libéral de l’impérialisme. Ainsi peut-on expliquer l’échec du libéralisme libéral d’Anténor Firmin, étudié en Haïti sous le nom de firminisme.

Des partisans libéraux peuvent objecter que le libéralisme n’a pas encore prise sur la réalité haïtienne mais, ils oublieraient que le libéralisme politique est la doctrine qui prône l’institution d’un pacte pour l’institution d’un Gouvernement civil ou état civil (armée et police y incluses) chargé de protéger la vie et les biens. Parce que la liberté est naturelle ; la propriété privée, sacrée parce que dérivée du travail qui est naturel à l’homme ; l’égalité est contre-nature parce qu’elle contredit la liberté naturelle de possession. Dans le libéralisme, la seule solidarité rationnelle est la fraternité chrétienne conforme à l’état de nature créé par Dieu. Tous ces principes ont été inscrits dans la constitution de 1801 et reproduits souvent textuellement dans les autres pactes haïtiens.

Une autre précision : le principe de protection de la propriété privée, ne doit pas être confondu avec sa forme de réalisation historique. Selon la conjoncture et l’espace, la propriété privée peut être protégée soit par des régimes libéraux (ce qu’on appelle vulgairement démocratie libérale), soit par des libéraux conservateurs, à tendance « démocratique » (Gouvernements de Margareth Thacher et de Ronald Reagan), soit encore par des régimes libéraux fascistes (Hitler, Mussolini) ou libéraux fascisants (Duvalier, Pinochet, Batista, Trujillo, etc.), soit encore par des régimes libéraux réformistes (Gouvernements social-démocrates). Ce n’est donc pas la forme politique qui est fondamentale dans le libéralisme, mais bien le contenu social ou légitimation de la protection de la propriété privée capitaliste à un moment donné de l’existence du capital.

Tout le Droit positif national ou international s’est construit avec des dogmes libéraux qui travestissent le sens de l’hominisation. A la coopération solidaire qui a été inventée dans l’usage et la création des premiers outils pour la satisfaction des nécessités vitales, il a substitué la compétition qu’il fait dériver de la propriété privée prise pour naturelle. Si la nature portait en elle-même, la loi de la propriété privée, comment expliquerait-on que les « Sibone » et « Karayib » d’Ayiti Kiskeya exploitassent la terre en régime propriétaire communautaire, eux-mêmes qu’on est unanime à reconnaître comme des êtres ayant vécu à l’état de nature ? L’invasion du 6 octobre 1492 ne serait pas nécessaire pour imposer le régime de propriété privée en Haïti. D’ailleurs, partout, les animaux seraient libres comme les êtres propriétaires. C’est qu’en réalité, le travail qui a permis le passage de l’animalité à l’humanité n’est pas naturel à tous les êtres naturels. Sa marque distinctive est la coopération ontologiquement humaine : le projet de transformation de la nature pour la satisfaction des besoins primaires, a entraîné la communication de l’intention et l’invention de l’outil pour sa réalisation. La compétition est donc une perversion psycho-sociologique de la coopération ; elle est historiquement inventée pour justifier la force qui a résulté en l’appropriation privée des richesses socialement produites.

Justement, en Haïti, l’auto-détermination qui a débuté avec Toussaint Louverture en 1793 et abouti en 1804 avec Jean Jacques Dessalines, est marquée de l’influence prépondérante du libéralisme. Tandis que l’esclave marronne pour éviter le travail opprimant et aliénant de l’économie de plantation, l’Autonomie de St-Domingue et l’Indépendance d’Haïti l’ont transformé en cultivateur et paysan libre, mais obligé de continuer à travailler pour le bien-être des propriétaires de plantation. Tout refus de la nouvelle condition de « serf » est animé, selon les idéologues grandons, d’esprit de vagabondage. C’est l’essence du libéralisme qui a été conservé : au lieu de dépasser la propriété communautaire héritée des indiens, nos gouvernants ont conservé la propriété privée, en inventant le système « demwatye » comme stratégie de dérivation du projet de liberté. La modernité juridique et le traditionalisme grandoniste sont combinés dans l’institution du libéralisme grandoniste haïtien ; la première sert à satisfaire à un certain degré, le désir de liberté de l’esclave devenu cultivateur ; le second va dans le sens du bien-être du propriétaire. C’est tout le sens du Mouvement Vivre Libre ou Mourir, qui a été perverti.

L’esclave préférait une vie libre au travail opprimant ; le marronnage était un refus de l’esclavage. La structuration de la vie en « lakou » a signifié une combinaison des structures et fonctions de la vie tribale africaine, de la vie communautaire des indiens avec les expériences de liberté connues sur les places-à-vivres et dans le marronnage. L’esclave soumis au régime horaire de 6 heures à 6 heures du soir sur les plantations, était obligé de se mettre ensemble pour pouvoir travailler les lopins de terre concédés pour la production de sa reproduction biologique ; dans le marronnage, la solidarité était nécessaire pour assurer la sécurité et l’alimentation. Le contexte de vie de l’époque a donc façonné la subjectivité de l’esclave devenu cultivateur. Le cri de guerre Liberté ou la Mort exprimait cette volonté de construire la liberté et d’institutionnaliser la solidarité dans l’organisation de la vie et du travail à Saint-Domingue. On peut dire que la liberté, c’est la vie solidaire, tandis que la mort représente la vie esclave. La guerre, c’était le moyen de passer de la mort à la vie. Mais, l’auto-détermination autonomiste ou indépendantiste reste la modernisation politique de la vie de l’esclave. Elever l’esclave au niveau de citoyen sans l’institution de la vie libre, c’est conserver le noyau juridique fondamental de l’inégalité sociale. L’invasion d’Ayiti par la monarchie espagnole a imposé la propriété privée ; la colonisation française l’a « modernisée » technologiquement, mais la « libération » l’a malheureusement conservée.

Par ailleurs, quand la Proclamation de la Liberté Générale décrétée en 1793 par les commissaires français Polvérel et Sonthonax, avait reconnu les esclaves comme soldats-cultivateurs et citoyens français, c’était déjà une scission de la vie des travailleurs. Comme quoi deux logiques auraient fonctionné dans le soulèvement Général du 22 août 1791 : la logique du travail et la logique de la liberté. Or, l’esclave en arme exprimait le désir de vivre librement. Quand, par ailleurs, il était élevé au statut de citoyen français, c’est la supériorité de la cité sur le champ, qui était juridiquement ordonnée. Autrement dit, La concession de la citoyenneté participait d’une stratégie de création d’une égalité illusoire, en même temps qu’elle érigeait le point de vue de la « ville » en vision du monde civilisé. C’est en ce sens que, malgré la construction de notre histoire dans le champ, l’organisation politico-militaire de Toussaint préférait la dénomination de citoyen à celle de campagnard. Dans ces conditions, devons-nous (re) penser la citoyenneté ? Dans quel sens ?

Certainement, la citoyenneté représente dans l’Histoire universelle, une conquête progressiste inestimable. L’émancipation politique de l’Etat des liens corporatifs du Moyen-Åge, a permis à l’homme européen de passer du statut de sujet mineur à celui de sujet majeur, c’est-à-dire du sujet-de-devoir envers le roi au sujet-de-droit devant l’État. Dans la réalité, l’émancipation politique ne signifie ni l’émancipation économique, ni l’émancipation culturelle de tous ; donc, l’émancipation humaine reste encore à se réaliser.

Dans le cas d’Haïti, on propose de (re) penser la citoyenneté à partir de la construction d’un cadre juridico-éthique citoyen. Ainsi espère-t-on produire un vivre mieux et un vivre ensemble. Ce processus de réforme semble oublier les structures, déterminations et relations sociales qui ont conditionné la citoyenneté lacunaire haïtienne. L’égalité formelle ne forme pas des individus égaux, mais légitime les inégalités sociales. Quand Karl Marx définit la démocratie comme la vraie unité de l’universel et du particulier, il n’a pas pensé à la société civile comme porteuse de l’intérêt général et des droits et besoins de la personne, mais bien comme la société qui a fondé la citoyenneté moderne et la propriété privée capitaliste pour continuer le processus d’aliénation et d’exploitation. Dans la pensée marxienne, la démocratie a le sens de désaliénation, donc d’émancipation humaine. La démocratie suppose donc le dépassement des structures et fonctions qui maintiennent les travailleurs dans l’esclavage moderne. Marx s’est radicalement opposé au libéralisme créé par les contractualistes.

L’ État haïtien, fondé par l’organisation politoco-militaire dictatoriale de Toussaint et sa structure économique libérale grandoniste, ne saurait reconnaître la liberté de déplacement de travailleurs, non pas parce qu’il n’est pas essentiellement libéral, mais à cause de la conservation de l’insertion dépendante du pays dans le monde dit civilisé. Le noyau de production extrovertie étant maintenu, la marge de liberté des travailleurs ne pouvait être réduite au maximum qu’au bénéfice du bien-être des propriétaires. En ce sens, La reconnaissance de l’égalité des chances n’est pas une affirmation de la démocratie, mais la modernisation des inégalités sociales. La démocratisation, c’est la réalisation de la modernité émancipatrice, c’est-à-dire le dépassement de toute forme de libéralisme. C’est la voie que doit emprunter toute nouvelle pensée de la citoyenneté ; c’est le nouveau sens du Mouvement Vivre Libre ou Mourir de 1791.

A la rencontre du sens de Solidarité du Vivre Libre ou Mourir

La libéralitite attaque si profondément le cerveau de gauche que la citoyenneté de droite en sort presque naturellement comme syndrome de liberté. Aujourd’hui, il re-mémorise la société civile des contractualistes et la rend par la société civile solidaire, comme quoi la solidarité serait un remède assez efficace contre le mal qu’est le libéralisme.

Le secteur démocratique et populaire est un cas typique. Tel directeur d’une organisation non-gouvernementale gère sa boîte ; il réagit comme un propriétaire capitaliste à la demande de participation effective dans la gestion des projets : le travailleur qui revendique la cogestion, peut se voir démis sous la forme de « suspension ». Mais, en réalité, il est question d’une révocation pure et simple pour avoir essayé d’ « attenter » à la propriété privée capitaliste. Le manque de fonds est souvent évoqué comme motif de renvoi « temporaire », tout comme le maître de fabrique justifie la révocation d’ouvriers par le manque de débouchés.

L’acte de démission est en lui-même un comportement anti-démocratique, dès qu’il n’est pas personnellement posé ; c’est une imposition de décision. Il ne saurait exister de démocratie dans des rapports aliénants. Aussitôt que deux professionnels, militants de gauche ou pas travaillent dans une structure à rationalité capitaliste, la relation partagée est de type bureaucratique. Il ne suffit pas de manger ensemble ; il faut toujours penser à défaire la rationalité qui oriente la gestion. On ne se rend même pas compte d’indisponibilité des fonds pour des activités telles les occupations d’usine, de terre, de caserne, etc. Cependant, l’argent pleut aux vents d’accommodation de la force de travail, d’extension agricole, de perfectionnement de police, etc. Il ne suffit pas d’ajouter de la solidarité à la Liberté Égalité Fraternité pour créer un autre monde possible. Il est nécessaire de construire une autre subjectivité. L’alternative se situe dans la dénonciation de l’hypocrisie de tout libéral. Tandis qu’il sait sciemment que l’idée de liberté à laquelle il adhère, signifie la conservation de la propriété privée capitaliste, source première des inégalités sociales, il ne se gêne pas à demander le vote « libre » des travailleurs, à les traiter de frères, à leur dire des mensonges comme l’égalité des chances, l’égalité devant la loi, etc. La Liberté Égalité Fraternité est une trichotomie basée sur le capital ; seuls ceux qui vivent des activités de subsistance, ont intérêt à déconstruire la triade.

Au moment où le capital met de plus en plus en danger la reproduction de l’Humanité, la crise suggère une rencontre avec la Solidarité. Il nous faut absolument renouer avec la pratique humaine solidaire. Les premières formes de vie communautaire peuvent nous inspirer dans cette naissance. La reconstruction du Mouvement Vivre Libre ou Mourir passe nécessairement par une modernisation libératrice de la vie et du travail communautaires.

Des tâches urgentes nous attendent à ce carrefour. Par exemple, l’articulation des mouvements de revendications démocratiques est une question de vie ou de mort. Cependant, elle ne sera pas assez solide si elle n’est pas fondée sur le roc de la solidarité ; si elle ne milite pas pour la démocratie et contre la dictature du marché que sous-tend l’idée de société civile.

La déconstruction de l’idéologie de la société civile solidaire exige une intense communication avec les subsistés. Comprendre leur mode de subsistance est déjà un premier pas vers l’organisation de cette communication, mais l’histoire de la production de cette subsistance est aussi la trame de cette communication. Les médias commerciaux ne vont pas nous aider dans la reconstruction ; le Mouvement Vivre Libre ou Mourir reconstitué, développera sa propre stratégie de communication, formera ses propres communicateurs et éduquera selon le projet de l’homme solidaire. Le libéralisme, qu’il soit solidariste ou développementiste, est le virus idéologique qui ronge tout organisme démocratique. Le socialisme est un remède à la libéralitite ; il revitalise l’esprit démocratique qui veut aller à la rencontre du sens de solidarité qu’a construit dans le temps, le Mouvement Liberté ou la Mort.

Le Mouvement Vivre Libre ou Mourir doit s’actualiser, au moment de l’occupation militaire étrangère du pays, autour de l’idée de participation de tous les Haïtiens à la direction du pays. Revendiquer l’autonomie de la société, c’est, dans cette conjoncture particulière, une autre manière de répudier l’impérialisme et de rencontrer le sens de la liberté de nos ancêtres, les esclaves. Cette autonomie est nécessaire pour décider librement de la stratégie de reconstruire l’environnement physique du pays. Depuis son imposition en Ayiti, le capital n’a fait que détruire et les hommes et le milieu. La récupération de deux composantes fondamentales de la production nous exige la lutte contre toute forme de libéralisme qui a négocié leur destruction. La rupture s’initiera d’abord dans les esprits, avec la subversion du libéralisme développementiste ; la libération de la solidarité doit passer par la démocratisation économique, c’est-à-dire qu’elle se socialisera à l’échelle du pays en repoussant les limites du caciquat et du lakou. La socialisation de la solidarité ancestrale requiert donc l’autonomie politique du pays. Sans la liberté politique, la solidarité sera incapable de transformer les structures et fonctions sociales qui empêchent le développement de tous les Haïtiens, c’est-à-dire leur participation effective dans la modernisation progressiste du pays (Émancipation des hommes et des femmes, et Restauration de l’écologie).

L’éducation est l’un des leviers axiaux de ce changement qualitatif de la solidarité ancestrale. Le travail coopératif doit entrer à l’école par la porte de la docimologie solidaire : élèves et étudiants doivent être motivés à résoudre en groupes, des problèmes confrontés dans les travaux scolaires et leur vie quotidienne ; le développement de la solidarité est le critère fondamental de l’évaluation qui observera le niveau de compétence et engagement de chaque groupe dans la résolution de problèmes pratico-académiques. Par cette éducation, l’élève ou l’étudiant se sentira plus proche de la réforme agraire et de la réforme urbaine si nécessaires dans la récupération de la dignité de l’Haïti. Nous sommes ridiculisés dans le monde ; ce dernier souffre d’amnésie. La récupération intelligente de notre liberté sera une action éclatante pour lui faire recouvrer la fonction de la mémoire.

La renaissance du Mouvement Vivre Libre ou Mourir connaît une valeur suprême : la démocratie, c’est-à-dire l’institutionnalisation de la satisfaction immédiate de nécessités vitales et de la participation effective de tous les Haïtiens à la gestion politique, économique et culturelle du pays, comme normes sociales fondamentales. Cette reconstruction doit être active dans le monde, et particulièrement sur notre continent américain. La citoyenneté pleine est sa finalité première.

Jn Anil Louis-Juste

Igarassu, 17 décembre 2005

[1] Référence explicite à la description de Karl Marx dans le 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte !

Alterpresse