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Position de la Coordination Europe-Haïti en vue de la Conférence Ministérielle pour Haïti

  • CCI

A l’occasion de la prochaine réunion des bailleurs qui aura lieu le 20 et 21 octobre à Bruxelles, où seront discutées les principales avancées du Cadre de Coopération Intérimaire (CCI), la Coordination Europe-Haïti (CoE-H) [1], voudrait adresser aux gouvernements et à l’Union Européenne un nombre de priorités qui devraient figurer dans l’agenda du développement haïtien.


Les organisations de la CoE-H soutiennent les recommandations portées par leurs partenaires haïtiens et expriment toute leur préoccupation pour la prise en compte des aspects durables, structurants et participatifs des politiques de développement, notamment dans les domaines de la souveraineté alimentaire, les droits socio-économiques et culturels et les droits civils et politiques.

Le secteur rural

Les organisations de la CoE-H constatent que le secteur rural n’a pas reçu l’attention qu’il mérite dans les priorités déterminées dans le CCI. Celles-ci concernent plutôt le tourisme et les zones franches et s’inscrivent dans une orientation clairement néolibérale, ce qui ne peut que répéter les échecs du passé.

Dans un pays où plus de 60% de la population vit de l’agriculture, travaillant sur des terres exploitables déjà réduites et de faible productivité, il est extrêmement important de revitaliser ce secteur, prendre des mesures de protection par rapport à la production locale et à la reconstitution des écosystèmes locaux.

La relance du secteur agricole devrait se faire à partir des politiques et programmes de développement rural qui mettent l’accent sur les aspects suivants :

  • Placer l’agriculture, l’élevage et la pêche au centre d’un processus de développement local et national par la mise en place de systèmes agricoles durables, respectueux de l’environnement, générateurs de revenus et d’emplois et d’une production de qualité notamment pour le marché interne. Ceci exige une politique agricole claire visant la souveraineté alimentaire par :
    • un renforcement des institutions étatiques pour la mise en place de politiques et de programmes d’appui à la valorisation de l’agriculture paysanne et familiale ;
    • un renforcement de la formation technique en agriculture, en particulier pour les jeunes ;
    • un renforcement des filières porteuses (appui à la production nationale, à la transformation, à la commercialisation locale, nationale et internationale) et des organisations sociales (appui organisationnel).
  • Appuyer la valorisation du système productif, par la mise en place des infrastructures et des services (routes, irrigation, électricité, intrants, stockage, crédit) ;
  • Créer un cadre politique régional pour l’agriculture, à travers le soutien à une harmonisation des droits de douane (dans la logique des positions de la Caricom et du Mercosur), afin de diminuer la concurrence déloyale ;
  • Cesser les pratiques de subvention aux exportations vers les pays du Sud.

Droits économiques sociaux et culturels

Lors de la première réunion des bailleurs à Washington le 19 et 20 juillet 2004, le tour de table de la communauté internationale a permis de recueillir plus de 1 milliard de dollars de financement.

Pourtant, il a été décidé que la majorité des contributions des Institutions Financières Internationales (IFI) et des Etats européens se fasse sous forme de nouveaux prêts, ce qui n’est pas une modalité pertinente, compte tenu de la situation économique précaire du pays.

La dette externe haïtienne a augmenté de plus de 70% au cours des dernières décennies. Un pays qui se trouve dans une situation extrêmement fragile du point de vue tant environnemental, écologique que social et politique, est pourtant forcé d’effectuer des transferts nets de capitaux importants chaque année vers les bailleurs (seulement en 2005 Haïti a payé 66 millions de dollars américains à la Banque Mondiale au titre des arriérés, dont 7 millions ont été fournis par le Canada).

Par ailleurs, Haïti ne fait pas partie de la liste des pays les plus endettés bénéficiant de l’annulation de la dette, émise lors de la dernière déclaration des pays du G8, alors qu’il s’agit d’une dette odieuse et illégitime, détournée en grande partie par la corruption (45% de la dette actuelle a été contracté sous la dictature de la famille Duvalier, entraînant des emprunts successifs qui ont suivi pour assurer les remboursements) [2].

Les organisations de la CoE-H demandent à l’Union Européenne et aux gouvernements nationaux :

  • l’annulation de la dette bilatérale contractée auprès des créanciers bilatéraux, en premier lieu les pays de l’UE tels que la France, l’Espagne et l’Italie ;
  • d’appuyer un moratoire de la dette externe à effet immédiat permettant:
    • la mise en place d’un audit citoyen, en impliquant les acteurs de la société civile haïtienne et internationale, dont l’objectif est de démontrer le caractère odieux et donc illégitime de cette dette ;
    • l’investissement des ressources libérées dans des programmes sur l’éducation, la santé, les infrastructures rurales et dans des activités durables génératrices d’emplois et de revenus, tout en intégrant la problématique de la réinsertion socioéconomique des enfants et jeunes adultes recrutés par des bandes armées;

Les organisations de la CoE-H demandent également :

  • la modification de la politique d’appui au développement des zones franches frontalières au détriment de l’agriculture. Ces zones franches devraient s’insérer dans une logique d’aménagement du territoire et de préservation et/ou reconstruction des écosystèmes, et être soumises au respect des droits fondamentaux des ouvriers et de la population concernée ;
  • l’appui au processus de renforcement de l’Etat haïtien pour qu’il garantisse les droits économiques, sociaux et culturels notamment :
    • le droit à l’éducation formelle et continue de qualité et adaptée au contexte haïtien, la mise en œuvre d’une politique publique en matière d’éducation afin de garantir une égalité des chances pour toute la population haïtienne en soutenant les initiatives dans ce domaine ;
    • le soutien aux initiatives dans le domaine de l’éducation (selon la Constitution haïtienne l’Etat garantit l’éducation primaire gratuite à tous et à toutes) et de l’enseignement technique et professionnel ;
    • le droit à une rémunération adéquate du travail dans une économie diversifiée qui crée des emplois suffisants et stables, ainsi que des revenus dignes, en particulier dans l’agriculture et l’artisanat ;
    • le droit à la santé par le renforcement et la re-qualification des institutions du secteur et la mise en place de programmes publics, en mettant l’accent sur la santé préventive, la prise en charge de la santé des femmes et en garantissant des services de base comme l’eau potable et l’assainissement ;
    • le droit à un environnement sain en promouvant l’arboriculture, en protégeant les réserves naturelles, en aménageant des zones protégées autour de chaque point d’eau et en appuyant les organisations paysannes et la production agricole nationale, pour freiner, voire renverser, la catastrophe écologique ;
    • le droit au logement et à un habitat décent dans le cadre d’une politique d’urbanisation décentralisée ;
    • le droit au respect et à la préservation de la culture haïtienne par la promotion de la production artistique et artisanale haïtienne qui demeurent l’un des atouts majeurs du pays.

Rappelons dans cet occasion les rencontres historiques qui avaient lieu en 1985 à La Havane, qui ont contribué à la création d’un plus haut niveau de conscience globale sur la véritable nature du problème de la dette et ont renforcé en même temps la lutte de résistance contre le paiement d’une dette qui esclavage.

Le président Fidel Castro avait rappelé que plusieurs participants avaient déclaré que la dette des pays du Sud a déjà été payée autant de fois et qu’elle n’avait aucun fondement moral, politique ou légal, et que, en tout cas, elle ne devait pas être payée.

Les droits civils et politiques

Rétablir la situation pour la jouissance des droits civils et politiques, l’assurance de l’ordre public et le fonctionnement d’un système judiciaire indépendant est une priorité en Haïti, car sans ces conditions un Etat de droit de saurait être construit.

Malgré la baisse de l’insécurité dernièrement observée dans la zone de Port au Prince, le degré de violence reste encore assez élevé et présente, surtout dans certains quartiers. De même, les cas de violation des droits de l’homme par les gangs armés ou des actions de la police nationale haïtienne, restent encore des actes impunis.

Les organisations de la CoE-H adressent à l’Union Européenne et aux gouvernements nationaux les recommandations suivantes:

  • Soutenir le gouvernement haïtien à poursuivre des actions effectives pour le désarmement réel des gangs, le contrôle constante et rigoureux sur toutes les armes en circulation, le port d’armes illégales et le commerce lié aux armes;
  • Renforcer et qualifier l’institution policière via l’augmentation de l’effectif, la formation permanente et le contrôle institutionnel;
  • Soutenir la mise en place d’une politique de réinsertion socioéconomique des personnes désarmées, en particulier les enfants et les jeunes ;
  • Soutenir le renforcement du rôle et des capacités organisationnelles et mobilisatrices des acteurs de la société civile qui interviennent dans le champ des droits humains, en particulier les plates-formes et regroupements existants pour qu’ils assurent le suivi des violations et entreprennent une campagne nationale de formation aux droits humains, avec une attention particulière sur la situation des femmes ;
  • Renforcer l’Office pour la Protection des Citoyennes et des Citoyens comme institution constitutionnelle et indépendante, dans son rôle de garant des droits des citoyens face aux dérives étatiques ;
  • Garantir l’autonomie du système judiciaire haïtien par sa réhabilitation à travers un processus visant à:
    • crédibiliser les juges, les notaires, les huissiers et les officiers d’Etat civil,
    • rendre la justice accessible à tous les citoyens et à toutes les citoyennes, de même que l’accès à l’identité civique pour les individus (octroi gratuit et obligatoire d’acte de naissance).

La participation de la société civile

Pendant la première réunion des bailleurs à Washington, les organisations de la société civile avaient exprimé leurs soucis sur la nécessité d’un processus plus inclusif et élargi à un plus grand nombre d’acteurs sociaux, comme d’une  » fenêtre d’opportunités  » pour la relance de la transition économique et politique en Haïti. A cet égard, des propositions avaient été avancées lors de la mise en place des groupes de travail. Les responsables, coordinateurs du processus, avaient répondu à plusieurs reprises que dans la mise en œuvre des actions proposées, ils tiendraient compte des remarques de la société civile car le CCI avait été conçu comme un  » document en processus  » ( » a living document « ) qui serait inclusif et ouvert.

Malgré telles déclarations, les organisations de la CoE-H ont constaté, au cours de l’année 2004-2005, que la participation de la société civile dans la mise en place du CCI a été trop limitée et que les secteurs les plus marginalisés ont été visiblement absents. De même, un grand nombre de tables sectorielles du CCI, qui auraient pu constituer des espaces potentiels pour harmoniser les interventions sectorielles et les priorités locales, ont opéré jusqu’ici avec peu ou pas d’apport de la société civile.

Le CCI doit constituer la base pour l’élaboration du Document de Stratégie pour la Réduction de la Pauvreté (DSRP) qui s’inspirera à la méthodologie du CCI et inclura des processus participatifs pour les acteurs de la société civile dans sa planification, mise en œuvre et suivi. Le DSRP sera aussi le cadre dans lequel s’inscriront les programmes communautaires.

Dans cette perspective, les organisations de la Coordination Europe-Haïti demandent à l’Union Européenne et à ses Etats membres de tenir compte des recommandations suivantes:

  • Analyser la participation de la société civile dans le processus CCI, en tirer des leçons et publier des recommandations en vue de son amélioration et de l’amélioration de tous les programmes futurs ;
  • Dynamiser le processus du Comité conjoint de mise en œuvre et de suivi du Cadre de Coopération Intérimaire (COCCI) en mettant en place des mécanismes participatifs dans la désignation des représentants et dans la quantité et la qualité des informations destinées à la population ;
  • Développer une stratégie pour intégrer activement des acteurs de la société civile dans les tables sectorielles du CCI et faciliter leur participation dans les réunions sur le CCI ;
  • Créer des mécanismes et les doter de moyens efficaces et plus durables pour la participation de la société civile à l’élaboration, le suivi et l’évaluation des tous programmes bilatéraux et multilatéraux de développement dans le cadre des politiques publiques.

L’appui que les organisations haïtiennes partenaires de la CoE-H recherchent est étroitement lié à la reconstruction d’un Etat de droit en Haïti, où le gouvernement, le parlement et les collectivités territoriales et les secteurs organisés de la société civile élaborent et mettent en œuvre un cadre global et opérationnel de développement.

L’expérience montre qu’en Haïti les initiatives de développement et leurs résultats ne sont pas durables s’ils ne sont pas portés par la population locale.

Nous insistons qu’une attention particulière soit accordée aux leçons apprises dans le processus du CCI, y compris celles élaborées par la société civile, pour rompre avec le cercle vicieux qui ne fait que répéter les erreurs du passé. Nous comptons vivement sur vous pour exprimer nos préoccupations et recommandations pour déclencher enfin un développement socialement durable et juste en faveur de la population haïtienne.

Nous vous remercions de l’attention portée à nos propositions et vous prions d’agréer, Messieurs, Mesdames l’expression de notre plus haute considération.

Coordination Europe-Haïti

Rue des Tanneurs 165

1000 Bruxelles

Tel 02-213 04 18 / fax 02-502 81 01

a.spalletta@broederlijkdelen.be

CC :

M. Stefano Manservisi, Directeur Générale à la Commission Européenne, DG Développement.

M. Marcel Van Opstal, Chef à la Délégation de l’UE en Haïti.

M.John Caloghirou, Chef d’unité à la Commission Européenne, DG Développement.

Mme Lut Fabert-Goossens, Desk Officer pour Haïti à la Commission Européenne, DG Développement.

M. Bruno Montariol, en charge des relations avec la société civile à la Délégation de l’UE en Haiti.

[1] La Coordination Europe-Haïti est un réseau d’associations de solidarité et d’organisations non-gouvernementales (ONG) européennes qui travaillent avec Haïti, en contact direct avec leurs partenaires haïtiens, elles-mêmes organisations non-gouvernamentales et mouvements de base. Elle regroupe 60 organisations de 8 pays européens, Belgique, Hollande, France, Angleterre, Allemagne, Irlande, Espagne et Suisse et 98 organisations partenaires haitiennes sur le terrain.

[2] Interview avec Camille Chalmers dans le Nouvelliste, le 26 septembre 2005