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Déclaration des organisations de la société civile haïtienne

  • CCI

Les organisations signataires réunies le 11 Juin 2004 à Port-au-Prince ont commencé à analyser les documents et les propositions produits dans le cadre de la mise en place du Cadre de Coopération Intérimaire (CCI).


L’élaboration du CCI, décidée au cours d’une réunion tenue à Washington le 23 mars dernier et confirmée par la rencontre du Gouvernement Provisoire avec les bailleurs de fonds du 22 avril 2004, vise, selon les documents officiels, « à constituer la base d’un programme national de développement couvrant les besoins prioritaires de notre pays à court et moyen terme ». Plus de 180 experts-tes haïtiens-nes et étrangers-ères de haut niveau, réparti(e)s en 16 groupes thématiques ont été mobilisé(e)s pour la préparation de documents dressant un état des lieux et proposant des interventions urgentes. Le document final sera soumis aux fins de financement à une conférence qui se tiendra le 19 Juillet prochain à Washington et qui décidera des enveloppes accordées aux divers projets et programmes priorisés.

Nous constatons que

1. Malgré la bonne facture technique de certains documents réalisés notamment dans le domaine des infrastructures routières, de l’environnement, de la condition féminine ; trop peu de responsables gouvernementaux (Ministère à la Condition Féminine et aux Droits des Femmes et Secrétairerie à l’Environnement) ont entamé une diffusion des textes produits avec l’ambition de susciter des processus de consultation et de concertation.

2. Cet exercice se réalise dans le contexte d’une perte croissante de souveraineté. La mise sous tutelle de notre pays est envisagée dans le cadre d’une occupation militaire de long terme. Cette situation inacceptable est le résultat d’un long processus de détérioration de nos Institutions et d’effondrement des structures étatiques, accéléré par l’application de politiques d’inspiration néolibérales tout au cours des 25 dernières années et par l’instabilité liée à une interminable crise politique.

3. Le processus d’élaboration du CCI est contrôlé par des acteurs-actrices externes avec la complicité du gouvernement actuel dans le cadre d’une approche technocratique qui exclut toute participation réelle des secteurs majoritaires et vulnérables de notre pays traditionnellement ignorés dans les processus de décision qui engagent l’avenir du pays.

4. Le CCI est en train de devenir le programme du Gouvernement provisoire pour les 2 prochaines années. Jusqu’à présent le Gouvernement Alexandre-Latortue n’a pas communiqué à la nation (à l’exception des Ministères de l’Agriculture et de la Santé Publique) les grandes lignes de sa politique générale définissant ses principales options en matière de politiques publiques au cours de ce qui reste de son mandat de 18 mois. Ce déficit d’informations est d’autant plus préoccupant dans un contexte d’absence de Parlement. Nous signalons à l’attention de tous que ce qui sera fait au cours des 18 prochains mois aura un poids décisif sur l’avenir de notre pays et la viabilité d’un processus réel de reconstruction nationale.

5. Le contenu des documents partiels et des résumés que nous avons pu examiner au cours de la journée de travail du 11 Juin révèle :
– Une absence de vision nationale et une vision dominée par les recettes d’inspiration néolibérale
– Un silence complet sur des aspects stratégiques concernant notamment la politique économique et le modèle global d’aménagement du territoire
– Une approche techniciste qui s’inscrit dans le prolongement des options traditionnelles d’un État dépendant insensible face aux besoins sociaux prioritaires des couches majoritaires et vulnérables de notre pays
– Des solutions superficielles face aux problèmes de la grande pauvreté de masse affectant près de 2/3 des citoyens et citoyennes de notre pays. Nous avons noté, par exemple, une faible articulation entre le processus du CCI avec le travail du DSRP (Document Stratégique de Réduction de la pauvreté).
– Très peu d’attention aux problèmes affectant les producteurs-productrices du monde paysan traditionnellement marginalisé(e)s par les investissements publics et même dans le cadre des propositions élaborées autour des questions de sécurité alimentaire.
– Pas de vision cohérente liée à une option préférentielle en faveur d’un plan de renforcement de la production nationale réclamé par de nombreux secteurs depuis des années.
– Le choix adopté pour la privatisation de l’EDH, de la CAMEP, de la TÉLÉCO, de l’AAN et de l’APN avec les effets néfastes prévisibles dans un pays caractérisé par la faiblesse du pouvoir d’achat de plus de 80% des usagers et éventuels-lles consommateurs-trices.
– Pas suffisamment d’attention accordée, dans certains secteurs étudiés, aux questions cruciales de renforcement des structures et des capacités de l’État haïtien. De nombreuses mesures préconisées peuvent même renforcer le processus d’affaiblissement des structures de l’État, alors que nous ne pouvons esquiver notre double responsabilité de déconstruire l’État oligarchique traditionnel et mettre en chantier un État totalement différent capable d’orienter le développement national.
– Aucune stratégie spécifique convaincante prise en compte par les divers groupes thématiques concernant des couches appelées à jouer un rôle clé dans tout processus sérieux de relèvement national : les jeunes, les femmes, les habitants-tes des quartiers populaires, les acteurs-res du secteur informel, les personnes du troisième age, les petits-tes et moyens-nes entrepreneurs-res, entre autres

Nous sommes particulièrement alarmé(e)s par le fait que :

– Le processus d’élaboration du CCI entre dans un cadre colonial maquillé.

– Le CCI se développe sans aucun souci de transparence. Des sommes importantes avoisinant 2 millions de dollars US ont été dépensées pour la mobilisation des experts du CCI sur une courte période de quelques semaines et presque pas de fonds prévus pour réaliser un processus crédible de consultation. Les trois réunions dites de consultation régionales prévues à date n’ont pas vraiment respecté les exigences minimum d’une consultation sérieuse (disponibilité des documents de base au préalable, convocation transparente et faite sur une base représentative, diffusion publique des comptes rendus et des modifications entre autres) et se sont réalisées dans le cadre d’une convocation restreinte et parcellaire. Ces rencontres (Gonaïves, Cayes, Cap-Haïtien), en aucun cas, ne peuvent être considérées comme des processus valides de consultation.

– Le CCI constitue un instrument qui renforce les structures et les formes de domination actuelle. Il risque d’aggraver les souffrances des couches sociales exploitées et exclues, d’accélérer le processus de destruction de notre nation et de freiner les nécessaires ruptures que nous devons impérativement amorcer face au système actuel dominé par un État oligarchique, des structures économiques extraverties, centrées sur la spéculation financière et souffrant d’une chronique désarticulation intersectorielle.

– Les propositions élaborées concernent le court, le moyen et parfois le long terme. La portée de ces propositions exige que ces choix soient discutés dans un cadre qui prenne en compte les sensibilités diverses et les besoins des divers secteurs et régions du pays.

– Le processus du CCI ignore les multiples efforts d’élaboration de plans communaux et locaux engagés depuis des années et qui ont abouti à des propositions réalistes et porteuses de changements (par exemple tout ce qui se développe dans le Nord-Est autour des expériences de décentralisation et la production de plans de développement locaux durables).

Nous proposons

– Que les documents de base produits par le CCI soient largement diffusés en créole pour que les réseaux et organisations de base puissent se positionner face aux choix effectués.

– La constitution d’un groupe intersectoriel chargé d’établir des mécanismes de vigilance et de plaidoyer autour du CCI et de tout processus d’élaboration de politiques publiques qui aura un impact sur l’avenir de notre pays. L’analyse et les propositions du CCI ne correspondent pas aux options de nos organisations et réseaux. Il faut en finir avec les pratiques d’exclusion séculaire qui sont à la base de la fragilité de nos Institutions et de l’impossibilité de mettre en œuvre sur une base durable des décisions responsables concernant l’avenir de notre pays.

– Que les divers secteurs se prononcent publiquement sur le CCI et encouragent un vrai débat national sur les options de développement. Nous demandons au Conseil des Sages de se prononcer publiquement sur le contenu et la méthodologie de préparation du CCI. Les Partis Politiques, les collectivités territoriales ont également une responsabilité en la matière.

– La mise en place d’un processus, basé sur une méthodologie participative, visant la production d’un plan de développement alternatif. Ce plan alternatif devra reposer en priorité sur la mobilisation de l’épargne et des ressources nationales – en incluant les biens mal acquis récupérés dans le cadre d’un combat sérieux contre la corruption – et sera centré sur les besoins prioritaires des couches majoritaires de la nation.

– De déclencher un processus de redynamisation du mouvement populaire critique, notamment par la mise en place d’un espace de débats et de concertation pour la re-définition des options économiques et la reconfiguration des institutions politiques et culturelles visant une authentique re-fondation nationale.

12 juin 2004, Haiti

Pour authentification :

SOFA (Solidarite Fanm Ayisyèn), Marie Eveline Larrieux

PAPDA(Plate-forme haïtienne de plaidoyer pour un Développement Alternatif), Camille Chalmers

SAKS (Sosyete Animasyon ak Kominikasyon Sosyal), Georges Joseph